Suite et fin des réflexions entamées ces dernières semaines sur la santé gaie ! Et s’il s’agit d’examiner le déploiement de cette approche dans le monde francophone, on doit se poser la question de sa politisation.
Une mobilisation communautaire large ne ferait pas tomber par magie les obstacles idéologiques et budgétaires à la mise en place de centres de santé gaie. Mais cela changerait (qualitativement) le rapport de force.
Politisation
La santé gaie est-elle un enjeu politique ? La question est rhétorique : comme je l’ai discuté dans les deux premiers volets, c’est justement parce que la santé des gais est politique que le(s) mouvement(s) de santé gaie se sont développés. Dans ce cadre, réfléchir à sa « politisation », c’est s’intéresser 1) à la manière dont la santé gaie a été formulée en terme de revendications ; et 2) aux processus de conscientisation des principaux concernés.
Les approches de santé gaie émergent au début des années 2000, dans un contexte où la lutte contre le VIH est aux prises avec des remises en question structurelles. L’activisme des débuts s’est transformé, du fait de la professionnalisation et de la bureaucratisation des organismes communautaires. Mais dans le même temps, le VIH s’est chronicisé, les traitements anti-rétroviraux marquant (fort heureusement) une nouvelle ère de la maladie. Parallèlement, dans le domaine de la prévention gaie, les acteurs sont confrontés aux limites de la promotion du préservatif, et à l’émergence de nouvelles cultures sexuelles « post-sida ». À l’intersection de ces différents processus historiques, la santé gaie émerge comme une alternative possible : en sortant des approches VIH-centrées, elle cherche à susciter un nouvel intérêt communautaire pour la santé (et la santé sexuelle).
De ce fait, la santé gaie parait alors pouvoir représenter un nouveau paradigme de mobilisation face aux transformations de la lutte contre le VIH/sida. La montée en puissance de la médicalisation va cependant déjouer ces prévisions, comme on l’a vu précédemment. Mais ce n’est pas la seule explication. La santé gaie s’est aussi trouvée formulée dans des cadres idéologiques fortement marqués par les succès et les reflux de l’activisme sida.
Stratégies
Forgée dans l’urgence et dans un combat vital, la lutte contre le VIH est tiraillée entre deux stratégies militantes (non exclusives entre elles) : l’activisme minoritaire, notamment incarné par les groupes Act Up et la mobilisation communautaire, notamment incarnée par AIDES, en France. Ces deux stratégies impliquent des rapports différents au temps et à la construction des rapports de force. La première privilégie le temps « court » de l’action revendicative, une pression forte et médiatique à un moment précis, pour faire avancer une cause. La seconde s’appuie sur une temporalité plus étendue : le temps « long » de la construction d’une mobilisation collective, qui part des besoins « expérientiels », passe par leur formulation en revendications et abouti à leur traduction en actions politiques. [La description est évidemment un peu schématisée pour les besoins de l’argumentation, car l’activisme s’appuie aussi sur le temps long de la construction d’une contre-expertise / et l’action communautaire passe aussi par des coups d’éclats]
L’alliage de ces deux approches stratégiques pourrait fournir des armes efficaces pour construire la santé gaie comme un mouvement social. Mais au début de la décennie 2000, ces deux modèles sont en crise. L’urgence ne fait plus vraiment recette (en tout cas dans le domaine de la prévention gaie), et la mobilisation (patiente) des communautés se heurte aux logiques de professionnalisation et de division des tâches militantes. La santé gaie, tiraillée entre ces deux approches, peine donc à trouver des formes de mobilisation porteuses.
Expériences
Du côté de Warning, l’ambition est claire : l’association se définit comme un think tank qui vise à influencer les politiques publiques et associatives. Les activistes nourrissent le débat à travers des articles et des publications sur leur site. Mais ils innovent également, reprenant une forme (pacifique) de « propagande par le fait », en lançant par exemple Belle Tapiole, un site de santé gaie. L’action se situe aussi dans le domaine des idées, avec la publication de Santé Gaie en 2010. Mais cette stratégie se heurte à la faible audience de Warning au-delà des cercles militants.
Du côté des organismes VIH « historiques », tels AIDES, RÉZO ou Dialogai, l’approche de santé gaie connait un succès notables, avec des variations nationales. Pour beaucoup d’intervenant-e-s (bénévoles et salarié-e-s), la santé gaie fait écho à un vécu intimes (les limites des approches VIH-centrées) et à l’envie de remettre le plaisir et le bien-être au cœur de l’action de terrain. Des évaluations des besoins ont alors lieu, notamment en Suisse et au Québec. Elles continuent de constituer des documents de référence ! Et elles ont des implications concrètes : à Montréal, RÉZO change de nom en 2009 et se redéfinit comme un organisme œuvrant pour la « santé et le mieux-être des hommes gais ». En France, AIDES édite en 2007 une brochure de santé gaie élaborée avec la Fédération des Centres LGBT.
Mais la diffusion communautaire de la nouvelle approche se fait d’abord « par le haut », par les organismes.
La faute, en partie, aux usages de la recherche. Car les chercheurs ont joué un rôle important dans les démarches d’évaluation des besoins de santé des hommes gais. S’il est indispensable de mieux objectiver et quantifier ces constats, le passage par le filtre « scientifique » peut se révéler trompeur. Valider positivement, à travers un questionnaire, l’existence d’attentes spécifiques en matière de santé peut en effet donner l’illusion que ces besoins sont envisagés comme tels par les principaux concernés. Autrement dit, les résultats d’évaluation présentent une cohérence objective… en oubliant le facteur subjectif : la conscientisation (ou non) d’inégalités de santé structurelles.
Cette distorsion a servi de raccourci au discours militant : les besoins existent, il faut donc y répondre et adapter les actions/services/revendications. Une politique de « l’offre » se développe alors (ateliers, rencontres, documents, centre de santé gaie, etc.), qui omet l’étape indispensable — mais laborieuse — de la mobilisation communautaire. Je caricature et je généralise certes un peu, là aussi pour les besoins de l’argumentation. Mais le constat général est là. Et il explique en partie les difficultés persistantes à promouvoir les « centres de santé gaie », malgré le succès du 190. L’idée est formidable… mais pas vraiment en adéquation avec le niveau de conscience de la grande majorité des gais sur ces questions. Il ne s’agit pas de dire qu’une mobilisation communautaire large ferait tomber par magie les obstacles idéologiques et budgétaires à la mise en place de telles structures. Mais cela changerait (qualitativement) le rapport de force.
Que faire ?
Il n’est évidemment pas question de proposer des recettes « miracles » pour conclure cette série d’articles. Les solutions s’élaboreront collectivement, par le débat et dans l’action ! Disons qu’il s’agit ici de soumettre à la discussion trois pistes plus concrètes pour remettre les enjeux de santé gaie en discussion.
1. Mobiliser
Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire précédemment, l’approche de santé gaie est (notamment) en tension entre la médicalisation de la prévention du VIH et la professionnalisation des associations. Mais elle est aussi parfois en décalage avec l’expérience vécue par beaucoup de gais. Dans ce contexte, que pourrait signifier le fait de « mobiliser » des personnes autour des enjeux de santé gaie ?
Il serait peut-être nécessaire de repartir du début, c’est-à-dire des situations vécues et des besoins perçus. Reprendre le fil d’un travail de conscientisation, finalement. Sur ce terrain, on a (malheureusement) l’embarras du choix ! Parlons par exemple des difficultés d’accéder au Traitement Post-Exposition dans certaines urgences hospitalières (jugement moral, homophobie plus ou moins explicite, etc). Ou du fait que de nombreux de gais n’ont jamais eu recours à un proctologue au cours de leur vie. Ou, enfin, de l’impossibilité pour beaucoup d’aborder les questions de sexualité/d’identité avec un soignant, même lorsqu’il serait pertinent de le faire.
Toutes ces situations s’inscrivent dans des relations inter-individuelles, façonnées par un hétérosexisme structurel. Les moyens d’action sont pluriels : faire pression auprès des hôpitaux, former les soignants, renforcer les capacités des patients, publiciser des listes de soignants LGBT-friendly, etc. Concrètement, des ateliers comme « Le trou du cul expliqué aux enculés », présentés à Lyon et à Paris ces dernières années, sont des exemples très intéressants de formes d’action qui allient mobilisation et partage d’expérience.
La difficulté c’est, comme souvent, de passer de la somme des expériences individuelles à un cadre d’action plus collectif.
Politiquement, cela peut prendre la forme d’un collectif local ou régional de citoyens/de patients/d’associations, sous une forme ponctuelle ou durable. Et des alliances sont envisageables (et souhaitables !) avec d’autres minorités, par exemple les lesbiennes ou les trans. À moyen terme, on peut imaginer la formulation d’une série de revendications locales/nationales incontournables pour changer la santé des gais/LGBT. À ce titre, dans un autre genre, la synthèse produite par AIDES en 2002 pour les élections présidentielles me parait inspirante.
2. Accompagner
La médicalisation de la prévention a, bien involontairement, jeté les bases d’une des plus importantes mobilisations récentes autour de la santé gaie. Dans le monde anglo-saxon — dans une moindre mesure dans le monde francophone — la Prophylaxie Pré-Exposition (PPrE) se trouve au coeur de controverses importantes. En France, la consultation communautaire qui a précédé le lancement de l’étude Ipergay illustre bien la manière dont on peut animer un débat collectif sur les questions de prévention du VIH. Plus récemment, aux États-Unis, ces débats ont suscité un regain d’intérêt autour des question de prévention, et plus largement de plaisir sexuel.
Depuis deux ans, internet et les réseaux sociaux constituent un support de premier choix pour ces débats. Et un creuset inédit pour la mobilisation communautaire. Sur les pages Facebook ou les sites consacrés à la PPrE, des centaines de personnes échangent des informations et des conseils sur le sujet.
Mais les organismes communautaires francophones restent très timides sur ces questions. Parce qu’internet n’est que rarement utilisé comme un outil à part entière de mobilisation. Parce que certains craignent de s’engager publiquement dans sur un sujet complexe. Mais aussi parce que la PPrE suscite encore beaucoup de débats houleux au sein même des associations. Cela étant, les désaccords n’empêchent pas d’intervenir, de soutenir ou de créer des espaces pour des discussions démocratiques (et respectueuses) autour des enjeux de prévention combinée.
Il y aurait également la place pour apporter des expériences — et une expertise — en terme de culture du témoignage à la première personne. Les débats sur la PPrE sont l’occasion d’un large mouvement de dévoilement de soi (pratiques sexuelles, rapport au risque, rapport à la PPrE, etc.). Et je pense que nous n’en mesurons pas toujours (individuellement et collectivement) les risques potentiels, en termes de récupération, d’instrumentalisation, de dénigrement ou de discrimination. Dans ce contexte, informer sur les risques sociaux/juridiques ou aider les personnes à peser le « pour » et le « contre » dans le fait de parler publiquement de soi sont pleinement dans les missions des associations.
Sur la PPrE comme sur d’autres questions, il s’agirait d’accompagner l’expression de besoins émergents, finalement.
3. Mettre en lien
Il est à mettre à l’actif de la santé gaie d’avoir élargi les mandats des intervenant-e-s (volontaires/bénévoles/salariés/infirmiers) dans le domaine de la prévention du VIH/sida, en remettant au goût du jour l’idée de santé globale. Mais ces acteurs de première ligne, impliqués dans le dépistage rapide, le soutien psychosocial, l’organisation de groupes de parole ou l’accompagnement de la PPrE, restent trop souvent isolés. À l’échelle des associations petites et moyennes, les espaces d’échange de pratique sont rares. Et même dans les plus importantes, comme à AIDES, la charge de travail et les contraintes budgétaires ne permettent pas toujours les moments de rencontre et de ressourcement pourtant indispensables.
Au croisement de la santé gaie et de la médicalisation, un nouvel espace de militantisme s’affirme, qui mêle des savoirs-faire d’accompagnement communautaire « classique » (relation d’aide, non jugement) et des compétences techniques sophistiquées (TasP, PPrE, etc.). L’évaluation du risque est au coeur de ces nouvelles pratiques, prétexte à des discussions plus larges. « Dois-je prendre une Prophylaxie post-Exposition ? » ; « Suis-je éligible pour la PPrE ? » ; « Est-ce que sucer sans capote est risqué ? »… Autant de questionnements qui font le quotidien de l’intervention en prévention/santé sexuelle.
Beaucoup des intervenant-e-s sont en grande proximité avec le monde LGBT, et généralement très impliqués dans leur action. Ils et elles sont souvent aux prises avec une réflexivité de tous les instants autour des choix et des pratiques des personnes accompagnées/rencontrées, qu’une question pourrait résumer : « que ferais-tu à ma place ? ». Leurs expériences, et les questions qu’elles soulèvent, ont tout à gagner à être mutualisées, par delà les frontières associatifs et/ou cliniques.
Ces intervenant-e-s expérimentent — et bricolent — en pratique les nouveaux développements d’une approche de la santé gaie qui mêle le souci de soi/des autres, l’évaluation du risque et l’empowerment.
Une approche dont l’originalité tient au fait de n’être pas (encore) figée dans un partage des rôles comme les relations patients/médecins.
Maintenir la place de la critique et de l’inventivité politique en santé gaie passe donc nécessairement par la mise en réseau de ses acteurs de première ligne. Des réseaux locaux, l’échelle des villes, mais aussi nationaux, et pourquoi pas francophones ! Les sommets de santé gaie en Amérique du Nord, sont de bons exemples de ce qui est possible et faisable. Reste à susciter la volonté politique… et à trouver des financements !
Ainsi s’achève cette série de billets. J’y ai développé un argument central, et une conviction : la santé gaie est riche de potentialités politiques. Elle demeure un mouvement social à développer. C’est une des conditions indispensables pour transformer substantiellement les situations de santé des gais et des minorités sexuelles/de genre.
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En ce moment dans la communauté trans deux chiffres m’interpellent. Sur cent femmes trans amenées à l’hopital Bichat trente pour cent en plus de leur sida sont co-infectées avec la syphilis. Sur cent autres soignées à Ambroise Paré c’est cinquante et unes qui sont contaminées par la Syphilis. Evidement le chiffre est trés haut puisque nous avons à faire avec des travailleuses du sexe migrante, mais il est un indicatif : une alerte doit être décleclenchée chez les trans.
L’ennui c’est qu’il n’y a pas de pilule magique pour les empêcher d’attrapper la syph. Il n’y a que la capote (qui en même temps protége les trans séroneg -et les autres- du Sida). Mais il se trouve que le mot même de preservatif est devenu tabou dans la partie la plus institutionelle de la sidacratie: elle emploie « réduction de risque » à la place. Qui fera l’histoire de la présophobie? Qui nous expliquera que Olivier Jablonsky ait attrappé le sida en ne mettant pas le préservatif et s’époumone aujourd’hui pour que les jeunes ne le mette pas? Si la syphilis remonte chez les trans et les gays c’est la faute à pas de chance nous disent les NL (nouveaux lologues) et en parler trop ça pourrait faire du tort aux LGBT (les arguments des dénialistes au début de l’épidémie). On est dans la ferme des animaux.