Cette tribune co-signée avec Jean-Marie Le Gall a été publiée initialement sur le site de Libération. En voici une version longue.
« Relâchement » ? « Déconfinement sauvage » ? « Auto-déconfinement » ? Ces dernières semaines, les questions autour de notre capacité collective (la nôtre et celle des autres) à rester confinés circulent largement, alimentées par des observateurs-depuis-leur-fenêtre, des photos et autres reportages. Avec ce soupçon d’irresponsabilité qui fait les bonnes accroches médiatiques en temps d’épidémies…
Le « relapse », encore ?
Au fond, ces préoccupations autour du non-respect du confinement n’ont jamais cessé au cours des deux derniers mois, concernant les urbains fuyant la ville, les joggeurs, les résidents des quartiers populaires, etc. Elles témoignent de nos peurs ancrées et de la culture sanitaire que la plupart d’entre nous ont intériorisée : une approche paternaliste et coercitive, dans laquelle les individus en viendraient toujours — par faiblesse, irresponsabilité ou hédonisme — à s’affranchir des normes de prévention. Le recours au terme de « relâchement » n’est d’ailleurs pas neutre. Référence religieuse par excellence (le « relaps » désigne la rechute dans l’hérésie ou le péché), il est associé de longue date à la santé publique, du moins à ses approches moralistes. Consommation d’alcool et de drogues, comportements sexuels, etc. : la lutte contre le relâchement s’accompagne toujours d’une exigence de rigueur absolue, qu’on parle d’abstinence ou de risque zéro.
Ces stratégies d’éviction du risque appartiennent à l’arsenal pluriel des mesures de santé publique et elles sont pour certains, dans certaines circonstances, des points d’appui utiles pour prendre soin de soi. Elles ont aussi un rôle social dans nos sociétés inquiètes, en promettant — en apparence du moins — une forme de certitude sur le risque. En créant des attentes inatteignables et forcément déçues — un ressort majeur de la culpabilité judéo-chrétienne — la quête du risque zéro ou la promotion de l’abstinence causent souvent plus de dommages que de bénéfices individuels et collectifs. Aveugles à la diversité des situations sociales et des risques d’exposition au virus, ces approches ne sauraient donc constituer l’alpha et l’oméga de nos approches face au Covid-19.
A l’inverse, les stratégies de réduction des risques — formulées dans les combats féministes, l’antipsychiatrie ou la lutte contre le sida — nous offrent d’autres perspectives, émancipatrices. Ces approches ont notamment démontré les vertus d’une promotion de la santé partant des besoins vécus, et confiante dans la capacité des humains à faire des choix éclairés pour leur santé.
Les leçons politiques de la réduction des risques
Réduire les risques, c’est accepter le fait que les individus s’exposent à des dangers divers, par nécessité ou par choix, et les outiller pour composer avec, notamment en leur donnant les moyens de se protéger. Depuis plusieurs semaines, les réponses au Covid-19 mettent en œuvre, sans nécessairement les nommer comme telles, des approches de réduction des risques. Les masques et les tests (tant attendus), les gestes barrières, la distanciation sociale… sont autant de mesures pour limiter les contacts avec le virus, dans un contexte d’incertitudes sur le nombre de personnes touchées et leur contagiosité. En notant que dans les premières semaines le discours des autorités de santé a joué sur cette ambiguïté : « ne vous exposez pas au virus », mais avec en sous texte « ce n’est pas pour votre santé mais pour ne pas faire exploser le système de santé ». Ce qui a conduit une grande partie du public à croire qu’en adoptant des mesures de « protection » il évitait d’être infecté alors qu’il allait seulement être infecté plus lentement. Or l’approche de réduction des risques suppose que la personne, ou la population, qui la met en œuvre ait une conscience éclairée de ses comportements. Dans le cas présent c’était tout l’inverse.
Mais réduire les risques, c’est aussi accepter que les personnes visées par des mesures de santé publique sont souvent les meilleures expertes de leur santé. C’est même l’un des enseignements fondamentaux des mobilisations de patient-e-s et d’usagèr-e-s du système de santé depuis plusieurs décennies. Or, dans l’épidémie actuelle, la prise en compte de ces points de vue situés fait trop souvent défaut.
Les débats publics sur la sortie du confinement en offrent un bon instantané. On fait « comme si » le 11 mai allait représenter une rupture franche pour des millions de citoyen-ne-s. On se demande si nous allons « comprendre », « être capables » de nous adapter et de nous protéger, « être responsables », ne pas « transgresser » les recommandations officielles, etc. Ces perspectives, souvent infantilisantes, semblent oublier que nous vivons avec le Covid-19 depuis près de deux mois ! Les gestes barrières sont connus, et généralement appliqués lorsque c’est possible. Des centaines de milliers de personnes ont par ailleurs continué à aller travailler, et ont expérimenté in situ les mesures de précaution, le plus souvent en bricolant avec les moyens du bord.
Parmi les « confiné-e-s », beaucoup se sont astreints à rester chez eux le mieux (ou le moins mal) possible. D’autres ont cherché à aménager le confinement, en s’octroyant des moments choisis avec des ami-e-s ou des voisin-e-s, en sortant plus qu’une fois par jour de leur logement exigu ou en dépassant leur périmètre kilométré. Dans la plupart des cas, loin d’être le fait d’irresponsables, ces comportements répondent à des besoins fondamentaux, en termes de subsistance, d’équilibre psychique et de bien-être. Et si on envisageait ces « écarts » à la norme comme des mécanismes d’adaptation créatifs, plutôt que comme des formes coupables de relâchement ?
D’autres perspectives de la « vie avec » le virus
Accompagner les processus d’adaptation à une situation de santé, plutôt que les criminaliser ou les dénoncer, c’est l’essence même de la réduction des risques. Les entendre, c’est aussi accepter de déployer d’autres récits de nos réponses individuelles et collectives au Covid-19, à distance du paternalisme, de la culpabilité et de la punition collective. Des récits qui prennent en considération les inégalités sociales que ce virus met en lumière, afin d’imaginer des approches proportionnées et ancrées dans le réel.
Dans les mouvements sociaux que nous évoquions (féminisme, santé mentale, VIH), ce sont les expérimentations profanes qui, en essaimant, ont permis d’élaborer des approches de santé plus authentiques, plus justes, respectueuses de la diversité et des libertés. Ces constats ne sont pas une simple prise de position idéologique. Ils sont au cœur d’une conviction : pour imaginer nos vies « d’après », et la cohabitation durable avec le virus, nous avons besoin d’exemples, d’expériences partagées et de liens sociaux, pas simplement de recommandations sanitaires et de mesures contraignantes.
A l’approche du déconfinement progressif, on parle beaucoup du retour à l’école et au travail… Mais comment allons-nous, par exemple, redéfinir nos élans amicaux, amoureux, affectifs et sexuels dans les prochaines semaines ou mois ? Ici, la définition des gestes barrières va se faire plus incertaine : se toucher, se prendre dans les bras, s’embrasser ou avoir du sexe rendent possible la transmission du virus. Cette reprise des relations sociales, incluant les dimensions affectives et sexuelles, va voir émerger des stratégies multiples de rapprochements mesurés, de mises à distance plus ou moins choisies ou d’évitements — avec son corollaire inévitable de rejets et de renoncements. Tout le monde n’est pas égal dans ces tâtonnements relationnels. Le risque est grand que les circonstances redonnent vigueur aux conceptions hétéronormatives du couple « refuge », et aux discours moralisants sur le multipartenariat. Ces conceptions sont d’ailleurs déjà à l’œuvre, preuve en est qu’aucune case sur l’attestation dérogatoire aux déplacements n’est prévue pour aller rejoindre son-sa conjoint.e ou son-sa partenaire hors les liens implicites du couple cohabitant.
Dans ce cadre, l’un des défis sera collectivement de nous doter d’espaces de partage d’expériences, afin d’apprendre les un-e-s des autres, mais aussi de pouvoir trouver du soutien si nécessaire. Nul doute que nos créativités profanes vont là aussi avoir à se mettre en mouvement, car les recommandations officielles n’auront sans doute rien de très excitant. Les associations et les structures en santé sexuelle et en prévention du VIH et des IST vont avoir un rôle clé à jouer dans ces processus de socialisation des problèmes… et des solutions ! Elles peuvent ou pourraient déjà prendre un rôle à la fois de témoin des réalités vécues et de diffuseur d’une information utile compréhensible et appropriable par les différents groupes de populations. Si l’on se réfère à l’épidémie de VIH/sida ’oublions pas que plusieurs décennies après le début de l’épidémie en France un étudiant sur cinq croit encore que le virus peut se transmettre par les piqures de moustiques. Que sait-on aujourd’hui, avant d’aborder le déconfinement, de la compréhension et des savoirs acquis par la population française sur les ressorts de l’épidémie à titre individuel et collectif ?
« Savoir =pouvoir » disaient les slogans d’Act Up : ce savoir partagé est indispensable pour une réduction des risques partagée par tous-tes.
Gabriel Girard et Jean-Marie Le Gall