Il y a trente ans, le 4 juin 1989, la Cinquième Conférence internationale sur le sida s’ouvrait au Palais des congrès de Montréal. Durant une petite semaine, cet événement d’ampleur rassembla près de 10 000 participants, dont 900 journalistes de 87 pays. L’épidémie connaissait alors une croissance exponentielle, entraînant une augmentation massive et dramatique des décès. Partout à travers le monde, le sida mettait la médecine contemporaine devant les limites de son pouvoir thérapeutique. Or, si le souvenir de la conférence de Montréal demeure encore aujourd’hui dans les esprits, c’est moins pour les découvertes scientifiques ou les progrès thérapeutiques qui y furent annoncés que pour la mobilisation sociale sans précédent qui s’y déroula.

Tribune co-signée avec Alexandre Klein et publiée dans les pages du Devoir.

L’irruption des malades

Dès le premier jour de la conférence, les malades et les personnes concernées par le VIH/sida volèrent en effet la vedette aux centaines de scientifiques présents. Entre 200 (La Presse) et 350 (Le Devoir) manifestants firent irruption dans le Palais des congrès pour perturber bruyamment la cérémonie d’ouverture, retardant ainsi le discours du premier ministre Brian Mulroney. Les militants ouvrirent ainsi symboliquement la conférence « au nom des personnes vivant avec le sida ». Au-delà de sa dimension spectaculaire, cette action signait l’émergence publique de nouveaux acteurs : les malades eux-mêmes, concernés au premier chef par les discussions médicales et scientifiques sur le sida.

Le lendemain, ce coup d’éclat faisait la une des principaux quotidiens québécois, et connaissait un retentissement international. Toute la semaine fut en outre ponctuée par différentes manifestations dénonçant l’inertie des gouvernements, et même leur « négligence criminelle » à l’égard des personnes atteintes par cette maladie. Les militants de la lutte contre le sida revendiquaient également une position d’égal à égal dans les discussions avec les décideurs, les médecins et les chercheurs. Une page s’était tournée, ainsi que le confirma la clôture du congrès, au cours de laquelle le discours de la ministre provinciale de la Santé, Thérèse Lavoie-Roux, fut chahuté par des manifestants brandissant des pancartes contre l’inaction des gouvernants. « Le cri de détresse des malades aura dominé toute la conférence », titrait La Presse le 10 juin 1989.

Cette bruyante entrée en scène des malades dans le débat public sur le sida ne devait pas en rester là. La conférence de Montréal marqua en effet le point de départ d’un mouvement qui devait transformer l’histoire de l’épidémie, et plus largement l’histoire de la médecine et de ses relations avec la société.

Agissant comme des groupes de pression, les associations de malades continuèrent à mettre les gouvernants, les responsables médicaux et l’industrie pharmaceutique face à leurs responsabilités. Mais cette mobilisation a aussi contribué à la transformation profonde des systèmes de santé. Les lois votées partout à travers le monde depuis deux décennies pour reconnaître le droit des malades à donner leur avis sur les questions touchant à leur santé constituent aussi un héritage de cette lutte contre le sida. Il en est de même pour ces nouveaux statuts de patients « partenaires » ou « experts » qui fleurissent d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique et militent pour l’intégration des malades en tant qu’acteurs à part entière dans le système de santé. Ici comme ailleurs, les relations de pouvoir entre les médecins, les malades et la société ont été profondément bouleversées, et la conférence de Montréal n’y est pas pour rien.

Trente ans plus tard

Pourtant, trente ans après, la situation reste contrastée. Dans le domaine du VIH, si la mise sur le marché des trithérapies en 1996 a concrétisé l’immense espoir d’une solution thérapeutique efficace, les succès des traitements antirétroviraux ont paradoxalement remis au goût du jour la toute-puissance de la réponse médicale et induisent une forme de « retour au silence » des malades.

Plus largement, dans le système de santé, si les patients ont gagné le droit de cité, force est de constater que leur parole n’a toujours pas le même poids que celle des autres acteurs du soin. La reconnaissance de leur expertise, de leurs expériences se limite bien souvent au cadre prédéterminé par le monde médical. La révolution esquissée semble bien être manquée. En effet, derrière les discours de « coopération » et de « partenariat », les rapports de pouvoir se perpétuent souvent, sous des formes plus subtiles mais tout aussi efficientes. Le paternalisme systémique du milieu médical transparaît encore régulièrement, sous la forme — extrême mais révélatrice — des violences obstétricales et des hospitalisations psychiatriques sous contrainte, ou plus quotidiennement à travers la déconsidération, voire l’affichage d’un certain mépris vécus encore régulièrement par des patients quand ils rencontrent des soignants.

C’est sans doute que l’une des leçons de la conférence de 1989 a été progressivement gommée des mémoires : la puissance politique de l’auto-organisation des malades et de leurs proches. Sans ce rapport de force collectif, mené sur la place publique, la contestation qui s’est exprimée à Montréal cette année-là aurait facilement pu être canalisée et dévoyée. Loin de se contenter de strapontins, les militants réclamaient alors une profonde remise en question du pouvoir médical et scientifique. Or, ce souffle de radicalité n’appartient pas à une époque révolue. Il doit au contraire alimenter les débats actuels sur la place et le rôle des premiers concernés dans le système de santé, permettant ainsi de réaffirmer le potentiel subversif des concepts éminemment politiques d’autonomie et d’expertise des patients.

Gabriel Girard & Alexandre Klein