Passée la stupeur du début de confinement vient le foisonnement des réflexions critiques sur la gestion politique de la crise sanitaire ou les perspectives sur le(s) jour(s) d’après. S’il faut se garder de pronostics hâtifs, force est de constater que l’expérience du Covid-19 travaille, dans le présent, notre relation aux autres, proches ou lointains. Il vaudrait d’ailleurs mieux parler des expériences du Covid-19 tant, derrière l’illusion d’une épreuve universelle, le virus révèle crûment les inégalités systémiques qui fracturent nos sociétés.

Les cartographies sociales d’un virus

Les réactions individuelles et collectives au Covid-19 redessinent les cartographies sociales de nos vies et de nos sociabilités. Objectivement, d’abord : c’est notamment le travail de l’épidémiologie, qui permet d’évaluer l’ampleur de l’épidémie et l’efficacité des mesures de prévention, de définir des scénarios de sortie de confinement, mais qui permet aussi d’établir des comportements, des groupes ou des zones géographiques plus ou moins à risque, cibles d’interventions différenciées (et de stigmatisation potentielle). Subjectivement, ensuite, à travers le degré de confrontation à la maladie et au risque : se sentir vulnérable (ou non), avoir été infecté-e (ou pas), être inquièt-e ou endeuillé-e, être mobilisé-e en première ligne, sont autant d’expériences qui façonnent le rapport à soi et aux autres en temps d’épidémie. Et qui (re)définissent du même coup des degrés de proximité sociale, réelle ou symbolique, effective ou potentielle : se percevoir comme l’une des victimes des défaillances de la réponse publique, être solidaire de personnes ou de groupes plus affectés, ou à l’inverse s’en tenir loin et ne se sentir que peu touché-e. Ici, l’enjeu est moins le virus dans sa réalité biologique, que la maladie comme phénomène social et politique.

Ces dynamiques d’objectivation et de subjectivation façonnent des espaces sociaux concernés par le Covid-19, d’un point de vue sanitaire et politique. Dans l’histoire de la lutte contre le sida, le terme polysémique de « communauté » a historiquement été mobilisé pour définir les groupes sociaux affectés, objectivement et subjectivement, par le virus. Dans les milieux activistes, on parle souvent de la « communauté sida », notion floue, mais puissante qui synthétise l’expérience collective qu’a représentée la mobilisation des patient-e-s et de leurs proches, mais aussi des soignant-e-s ou des chercheur-e-s contre cette épidémie. En santé publique, les « communautés » désignent des groupes sociaux qui partagent des caractéristiques (comportements, identités, discriminations, violences, etc.) qui les rendent potentiellement vulnérables face au VIH. La lutte contre le sida a aussi vu le développement de communautés épistémiques inédites, associant chercheur-e-s et patient-e-s. Et on pourrait parler, en symétrie, de communautés « d’indifférence » pour qualifier le désintérêt ou l’hostilité d’une partie des décideurs.

Evidemment, la comparaison des deux pathologies a ses limites, déjà évoquées précédemment, et la temporalité est un marqueur clé de différenciation. D’un côté, une épidémie en cours depuis près de 40 ans, hautement meurtrière, de l’autre un virus qui circule depuis à peine quelques mois. Pour le VIH, on parle d’une maladie avec laquelle on peut vivre sur le long terme et que les traitements permettent de contrôler, quand le Covid-19 est guérissable, mais malheureusement rapidement mortel dans les cas les plus graves. Reste que porter attention à la manière dont certains groupes sont concernés par le Covid-19 est un prisme qui permet d’envisager ses répercussions sociales et politiques.

Les communautés incertaines du Covid-19

Comment s’élaborent les communautés — d’expérience, de destin, de solidarité, de lutte, d’indifférence — de cette épidémie ? Loin des certitudes, il s’agit surtout par là d’apporter un point de vue sur les mobilisations existantes et envisageables dans ce contexte.

Communautés du confinement ?

Arrêtons-nous d’abord sur l’expérience collective du confinement. Si la mesure s’applique sur tout le territoire de façon homogène, on voit bien que dans les faits, elle ne concerne pas toutes les personnes de manière égale. Cela a déjà été amplement discuté et décrit depuis plusieurs semaines, mais le confinement actualise des inégalités préexistantes, en fonction de l’emploi (et de la possibilité du télétravail), de l’état de santé, du niveau de revenu, du logement (et de la possibilité de s’en échapper) et du cadre de vie, du contexte familial, etc. Déjà difficile aujourd’hui, la mise en commun de cette expérience inédite le sera aussi à l’issue de cette (première ?) vague de confinement, tant les conséquences sociales et psychologiques ne se répercuteront pas de la même manière sur les corps et sur les esprits.

Le confinement de certain-e-s met par ailleurs en lumière l’obligation ou la nécessité pour d’autres d’aller au travail, dans un contexte de rareté des moyens de protection (tests, masques, gel hydroalcoolique). Dans ce cadre, un improbable « confiné-e-s de tous les pays, unissez-vous ! » risquerait fort de ne rassembler que des milieux homogènes, dont le point de vue est déjà bien représenté sur les réseaux sociaux.

S’il y a une mobilisation à envisager à partir de cette expérience collective de confinement (qu’on soit ou non confiné-e-s), elle pourrait s’arrimer autour de l’examen critique des stratégies de prévention face à l’épidémie. La Société française de santé publique a par exemple produit un communiqué des plus utiles, articulant la critique politique et les nécessités pratiques. Car on manque à cette étape de propositions non paternalistes, fondées sur une échelle de risque scientifiquement éprouvée, appropriables par la population, et ancrées dans la diversité des besoins et des expériences du confinement. Bref, un plan de mesures d’urgence guidées par un principe d’universalisme proportionné. L’objectif serait ainsi d’éviter les injonctions moralisatrices à « ne pas lâcher », pour mieux outiller ceux et celles qui vivent avec le risque, à un degré ou un autre. Les approches de réduction des risques dans le domaine du VIH pourraient à ce titre servir d’exemple d’une perspective de santé associant le meilleur des connaissances scientifiques et l’empowerment des personnes.

Pour ce faire, les associations de patients et d’usagers du système de santé manquent autour des tables de discussion et de décision. Outre la faible culture de santé publique, le Covid-19 révèle ainsi le déficit de culture démocratique dans l’organisation de l’offre de santé en France. Il y aura aussi des bilans à tirer de la multitude d’initiatives de terrain, dans l’espace sociosanitaire au sens large, par et pour les personnes les plus vulnérables — ainé-e-s, précaires, mal-logés, usagers de drogues, malades chroniques, etc. — et leurs entourages.

Communautés des malades ?

Il est une autre communauté a priori logique dans le contexte d’une épidémie : les malades. Or, ils et elles restent à ce jour (du moins dans l’espace public) les témoins en pointillés d’une histoire en train de s’écrire. Rien de surprenant à cela : nous sommes actuellement dans une phase aigüe de la diffusion du virus et nous manquons de recul sur l’expérience singulière des patient-e-s. D’autre part, le Covid-19 n’est pas une affection chronique, et le vécu de la maladie est, pour la majorité des gens, heureusement brève. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas marquante !

Constatons cependant que la parole médicale prend jusqu’à présent une place prépondérante dans les discours sur la maladie, mais aussi sur la mort— avec d’autant plus de légitimité par ailleurs que les professionnel-le-s de santé ne sont pas épargnés par le Covid-19. Le temps de la parole des (autres) malades et de leurs proches viendra, mais il leur faudra sans doute élaborer des perspectives et une expression autonomes du discours médical dominant. Même les controverses autour de l’hydroxychloroquine, qui voient se multiplier les avis profanes sur le médicament, demeurent largement polarisées par des prises de position de médecins.

On peut faire l’hypothèse que ces prises de parole des malades passeront par l’invention et la stabilisation d’un vocabulaire pour désigner son statut, son ressenti ou son parcours : « Covid+ », le terme utilisé par les soignant-e-s, sera-t-il approprié par les patient-e-s ? Il sera important d’être attentifs collectivement à cette diversité de manières de mettre en mots sa maladie, qui est révélatrice de « cultures somatiques » différentes et d’inégalités sociales incorporées.

J’ai vu récemment passer le tweet une personne qui parlait de son « Covid-out », ouvrant ainsi la porte à une réflexion sur le dévoilement, ses enjeux (en termes de confidentialité, notamment) et ses espaces (publics/privés). Là encore, le vécu de la maladie ne crée pas mécaniquement un vécu commun. Les symptômes et leur gravité diffèrent largement d’une personne à l’autre, et l’expérience du soin également, par exemple selon le territoire où l’on est pris en charge. Les « jours d’après » le confinement seront aussi instructifs sur l’émergence (ou non) de nouvelles « citoyennetés biologiques » en lien avec le Covid-19, notamment autour de l’utilisation des masques ou de l’immunité présumée des personnes guéries — porteuses ou non d’un certificat.

Communautés d’injustice

Les mobilisations collectives les plus structurées émergent actuellement autour de l’expérience des injustices face au virus. A la suite de John Dewey et des travaux qui s’en inspirent en sciences sociales, on pourrait dire que l’épidémie façonne ici des « publics », c’est-à-dire les personnes qui, faisant l’expérience d’une situation problématique, « s’inquiètent, s’interrogent, enquêtent, expérimentent, discutent. Elles tentent de définir le problème, d’en déterminer les causes, d’en repérer les facteurs et d’en établir les responsabilités (…) Cette dynamique collective fait à la fois émerger un problème et son public » (cf. Daniel Cefaï).

La dénonciation de l’impréparation du gouvernement et des autorités de santé en est l’une des facettes les plus visibles. Ce travail d’enquête collective (portée par des réseaux militants, des journalistes, des soignant-e-s, des citoyen-ne-s, des politiques, etc.) s’appuie notamment sur les constats des pénuries multiples : manque de masques et de solutions hydroalcooliques, de lits de réanimation, de personnels dans les EHPAD, de médicaments, etc. Les causes en sont logiquement mises à jour, à travers les coupes budgétaires dans le domaine de la santé, dans la recherche publique et dans les services publics plus généralement, au nom des impératifs néolibéraux de rentabilité à court terme. Cette définition du « problème » se heurte (et se heurtera à l’avenir) aux explications politiques et médiatiques, qui mettent en avant une impréparation générale, ancienne et mondiale, ou la nature imprévisible du virus. Deux approches irréconciliables des chaines de causalité… et de responsabilité.

La mise en cause des pouvoirs publics est inscrite dans d’autres lectures du problème (non exclusive entre elles d’ailleurs), en particulier celles qui soulignent la surmortalité dans les quartiers populaires, dont la situation en Seine-Saint-Denis est devenue paradigmatique. La responsabilité vise à la fois les politiques publiques défaillantes dans certains territoires, le mal-logement, le racisme, les violences policières liées au confinement, mais aussi la surreprésentation de travailleurs non confinés résidant dans ces espaces urbains.

Les mobilisations se déploient également auprès et avec les personnes les plus vulnérables au Covid-19 et à la précarité liée à cette crise : personnes sans domicile, personnes avec des enjeux de santé mentale, travailleurs et travailleuses du sexe, migrants sans statut, usagèr-e-s de drogue, etc.

La dénonciation des inégalités sociales, des inégalités territoriales et des logiques néolibérales tisse la trame de contre-discours pluriels, que les chiffres de la surmortalité et les constats de terrain légitiment amplement. Une telle grille de lecture est cohérente avec les analyses de la gauche sociale et politique, autour de la revendication du financement et du redéploiement des services publics… mais ce front social reste à construire. De manière connexe, une forte judiciarisation du problème se profile, avec la multiplication des plaintes, et la création d’une association de victimes : Corona Victimes.

Les « publics » du Covid-19 sont sans doute plus hétérogènes qu’il n’y parait à ce stade. La convergence stratégique des revendications professionnelles, des colères, des indignations liées à l’expérience de la maladie et au deuil et des critiques politiques du néolibéralisme est une possibilité, mais pas une certitude.

. . .

Au terme de ce rapide survol, il reste deux « communautés », logiques ou incontournables, à situer sur la carte sociale du Covid-19.

La première est au cœur de l’imaginaire politique français, puisqu’il s’agit de la communauté « nationale ». Il s’agit d’une « fiction politique » républicaine dont le pouvoir performatif est puissant, puisque son invocation justifie directement les décisions et les politiques publiques liées à l’état d’urgence sanitaire. Elle est omniprésente dans les discours politiques aux accents militaires de la « guerre à l’épidémie ». Elle s’incarne à travers les services publics, qui assurent un rôle clé, malgré leur fragilisation structurelle par les politiques néolibérales. Mais c’est aussi à travers le constat de sa fragmentation et de son hétérogénéité que la communauté nationale est envisagée depuis plusieurs semaines. La crise de défiance vis-à-vis des élites politiques ne date pas d’hier en France, mais la gestion du Covid-19, et les atermoiements et les décisions du gouvernement cristallisent brutalement ce ressentiment.

L’autre communauté logique, c’est celle des professionnel-le-s de santé. En première ligne (pour suivre la métaphore guerrière), ils et elles apparaissent soudés par l’expérience d’une médecine de catastrophe, à l’hôpital bien sûr, mais aussi dans les EPHAD, dans les cabinets de ville ou dans les structures associatives. A l’inverse du discrédit des politiques, les soignant-e-s sont perçus comme les héros et les héroïnes de la lutte contre le Covid-19, en témoignent les applaudissements du soir, mais aussi le décompte spécifique des mort-e-s dans leurs rangs. La revendication de plus de moyens pour la santé et l’hôpital public fédère largement la population dans le contexte actuel. Derrière cette unanimité de circonstance, des tensions apparaissent cependant, recoupant les hiérarchies du champ médical. Elles sont par exemple perceptibles autour des enjeux de représentation médiatique, qui place les médecins hospitaliers au premier plan, laissant dans l’ombre la médecine générale, mais aussi les autres professions de la santé (infirmièr-e-s, psychologues, aide-soignant-e-s, technicien-ne-s, ouvrièr-e-s, etc.).

Finalement, comment faire communautés en temps de Covid-19 ? « Faire communautés », c’est-à-dire favoriser les processus de prise de conscience des injustices, l’entraide, la solidarité, l’auto-organisation et l’appropriation politique de ce qui nous arrive autour, et à la faveur, de cette épidémie. Il me semble que c’est l’un des défis majeurs de cette période, que développe bien le récent texte de l’historienne Ludivine Bantigny sur l’enjeu des « communs ». Débat à poursuivre !