Au cours des 15 années écoulées depuis la popularisation du concept de santé gaie, la prévention du VIH/sida s’est profondément diversifiée. Du préservatif comme recours unique et indiscutable, on est passé à la prévention « combinée » — un agencement de différentes techniques — dans laquelle les outils biomédicaux occupent une large place. Comment penser la santé des gais dans ce nouveau contexte ? Quelques éléments de réflexions dans la deuxième partie de cette série de textes.

ironiquement, alors que les militants de la santé gaie ont mis l’accent sur le plaisir et le bien-être, prenant le contre-pied d’une approche VIH-centrée, la médicalisation de la prévention a remis la notion de risque au cœur des débats

Médicalisation

La médicalisation de la prévention du VIH n’est pas un processus linéaire. Ainsi, dès la fin des années 1990, certains médecins et des militant-e-s ont commencé à faire le lien entre traitement anti-rétroviraux, réduction de la charge virale et réduction de l’infectiosité. Mais il aura fallu attendre 2008 et « l’avis suisse » pour que cet enjeu devienne une préoccupation internationale. De même, la Prophylaxie Pré-Exposition (ou PPrE) a connu un parcours chaotique avant de faire ses preuves comme concept en 2010.

Mais la médicalisation n’est pas non plus seulement une affaire de données probantes. Évidemment, chaque nouveau résultat de recherche fait l’objet de débat, et apporte un élément de plus à la compréhension des mécanismes de la réduction des risques. Mais la prévention est aussi — et surtout — une question d’acceptabilité par les personnes et les communautés visées. Si la PPrE ou le concept de « Traitement comme prévention » (TasP) font leur chemin dans les communautés homosexuelles, ces stratégies restent incompréhensibles pour beaucoup de gais.

Dans le monde francophone, l’émergence de l’idée de santé gaie est concomitante avec le regain d’intérêt des médecins et des chercheurs pour la prévention du VIH, au milieu des années 2000. Mais ironiquement, alors que les militants de la santé gaie ont mis l’accent sur le plaisir et le bien-être, prenant le contre-pied d’une approche exclusivement centrée sur le VIH, la médicalisation de la prévention a remis la notion de risque au cœur des débats.

Rationalisation

La médicalisation s’appuie sur un double mouvement de rationalisation (des comportements) et de neutralisation (des débats politiques). En 2004/2005, le monde français de la prévention gaie est en effet paralysée par des controverses communautaires autour du bareback et de la réduction des risques sexuels. Le débat voit s’opposer des conceptions divergentes des raisons pour lesquelles les gais se protègent moins ou différemment et de ce que devraient être les messages de prévention. C’est un débat moral, au sens où les protagonistes s’opposent sur la définition des « bons » et des « mauvais » sujets de la gestion du risque. Schématiquement, Act Up met en avant l’exemplarité préventive et l’usage du préservatif, quand AIDES suggère une approche fondée sur l’évaluation et la négociation du risque.

Le caractère moral et polémique des débats incitent les pouvoirs publics et les professionnels de la santé à rester en retrait. Ils ont peur d’être accusés d’ingérence ou d’homophobie s’ils prennent position. Mais plus fondamentalement, ce silence traduit une incompréhension profondes des cultures sexuelles gaies. La médicalisation de la prévention intervient alors comme un excellent prétexte pour reprendre pied dans les discussions.

Car les approches bio-médicales (traitement, PPE, PPrE, dépistages, etc.) permettent — a priori — de se détacher des débats politiques autour de la prévention : il est question de recherches, de données probantes et « d’objectivité » scientifique. Mais aussi parce que la médicalisation présente l’avantage d’offrir une lecture dépassionnée des comportements sexuels des gais. On voit, avec les débats actuels autour de la PPrE, que c’est loin d’être aussi simple…

Mais pour la santé publique, dans un premier temps, la recherche sur (et la promotion) des stratégies de réduction des risques biomédicales permet de se sortir de l’épineuse question du bareback. Il n’est alors plus besoin de comprendre les motivations de ces hommes. On leur propose des stratégies rationnelles (prendre un traitement, être observant, se faire dépister régulièrement) et quantifiables. Ce faisant, le risque (re)devient le critère central de la prévention, évacuant les dimensions sociales et culturelles de la sexualité gaie : le plaisir, la séduction, la transgression, le conformisme, les relations, les trips sexuels, l’épanouissement ou la frustration, etc.

Des enjeux de pouvoir

Ce long détour pour établir un constat : dans une certaine mesure, la santé gaie a été phagocytée par la médicalisation de la prévention. Il n’est évidemment pas question de pointer des responsabilités individuelles ou collectives : on parle ici de processus structurels.

La santé gaie a eu le grand mérite, autour de la conférence de 2005, d’ouvrir une brèche dans un paysage associatif paralysé par les controverses. En France, elle a représenté une sorte de « troisième voie » entre AIDES et Act Up. Et la notion de santé globale permettait aussi de penser autrement les raisons individuelles et collectives des limites de la prévention classique.

Puis, la santé gaie, devenue une notion plus institutionnelle, s’est trouvée « embarquée » dans les argumentaires soutenant l’accès au dépistage rapide, la promotion du TasP ou de la PrEP. Qu’on s’entende, il s’agit là d’outils indispensables à la prévention ! Mais on parle aussi d’initiatives/de projets qui restent très VIH-centrés.

Les définitions ne sont pas consensuelles, mais l’idée de santé gaie véhicule une certaine idée de la transformation sociale. Il s’agit de changer la manière de penser (et d’approcher) la santé des gais : sans réduire les individus à leurs symptômes, en englobant les dimensions sociales et psychologiques de la santé, etc. Mais il s’agit aussi de changer les rapports des gais à leur santé : en proposant des alternatives communautaires (groupes de parole, dépistage par les pairs, etc.) ou en rééquilibrant les relations de pouvoir entre médecins et patients.

Avec la médicalisation de la prévention, et malgré toutes les bonnes intentions, le caractère politique et transformateur de la santé gaie s’est trouvé amoindri

Pour certains gais, informés et conscients des enjeux, le pouvoir de négociation avec leurs soignants a été amélioré. Mais pour la plupart, ni la santé gaie ni la médicalisation n’ont apporté de réels changements en termes de bien-être.

Mais plus fondamentalement, la médicalisation a été l’occasion d’une prolifération des discours du/sur/par le risque dans la sexualité des gais. Qu’il s’agisse de le réduire, de l’évaluer, de le gérer, de l’objectiver, etc., le risque est omniprésent. C’est dans l’air du temps : le risque est partout. Mais à quel prix en terme de bien-être, d’épanouissement et d’appréhension des subjectivités gaies ? Car le retour en force du risque comme grille de lecture s’accompagne d’une re-focalisation sur le VIH et d’une réduction, impensée et implicite, à la sexualité génitale — laissant de côté l’idée même de santé globale.

Les conditions de santé des gais

Il est courant, aujourd’hui, de parler de santé gaie. Le terme s’y prête bien d’ailleurs, tant il est porteur d’interprétations multiples. La dépolitisation et l’institutionnalisation font partie des processus de « digestion » des idées transformatrices par le système libéral, en cela, la santé gaie n’échappe pas à la règle. On pourrait même dire que c’est le signe de son acceptabilité. Mais ce faisant, la santé gaie est devenue un enjeu de professionnels (et de subventions), laissant moins de place à l’expression des besoins de santé des premiers concernés.

Ce n’est pas pour rien qu’autour de la PPrE, l’auto-support et les informations s’échangent en ligne, à travers des sites ou des pages  souvent auto-gérées

La re-focalisation sur le VIH peut aussi être entendue comme un raisonnement logique : malgré tout, le VIH reste l’un des problèmes de santé les plus importants pour les gais. Mais se contenter de cette explication consisterait à évacuer l’apport central de la santé gaie : la compréhension des déterminants sociaux de la santé.

De ce fait, le déploiement d’une vision critique et politique du concept de santé gaie est toujours d’actualité. Car la médicalisation de la prévention du VIH n’a, jusqu’à présent, pas rempli ses promesses sur (au moins) deux questions décisives : la sérophobie, qui reste une expérience massive et quotidienne, malgré les avancées médicales ; et la stigmatisation de la sexualité sans préservatif, qui demeure un schéma invariant des mondes gais.

On peut n’y voir que les queues de comètes d’une conception passéiste du VIH, qui va disparaitre avec le temps. J’y vois aussi (et surtout) les symptômes que la transformation sociale des conditions de santé des gais reste une nécessité politique.

À suivre : dans le prochain billet, je m’intéresserai à quelques unes des revendications qui pourraient constituer une feuille de route pour la santé gaie.