Féminisme au pluriel

 

Introduction de Féminisme au pluriel, publié en septembre 2010 aux Éditions Syllepse.

Pauline Debenest, Vincent Gay, Gabriel Girard

Faire le choix de publier un ouvrage abordant certains des débats actuels qui traversent les mouvements féministes suppose de se confronter à différents niveaux de contraintes. Il est d’abord nécessaire de se situer au regard de combats féministes constitués historiquement et socialement dans la longue durée. Sans revenir en détail sur les différentes périodes, ou vagues, du féminisme et sur les multiples débats qui les caractérisent, l’homogénéité du féminisme, tant dans ses revendications politiques que dans ses stratégies d’action, apparaît improbable, et c’est sans doute le point de départ de cet ouvrage : mettre en lumière une diversité de positionnements.

Mais nous avons également souhaité ancrer ce projet politiquement. D’une part, en donnant la parole à des militantes et des universitaires qui, chacune à leur manière, remettent en cause l’ordre de genre inégalitaire. Leurs propos soulignent à quel point les projets de transformation sociale doivent se penser dans l’articulation avec les autres combats contre les oppressions, de classe, de race et de sexualité.

D’autre part, il nous a semblé indispensable d’imaginer le croisement des regards et des savoirs entre sphères militantes et sphères universitaires, trop souvent cloisonnées. L’entrée du féminisme dans le champ universitaire est historiquement liée aux mouvements sociaux porteurs d’une critique du partage entre activités intellectuelles et pratiques. Mais les liens se sont parfois distendus, reproduisant progressivement, à la faveur de certains débats, cette césure. On constate, de ce fait, un appauvrissement de la circulation des savoirs et des savoir-faire, préjudiciable aux deux sphères.

Présenter cet ouvrage nécessite aussi de s’arrêter sur le contexte politique dans lequel il s’est élaboré. Il est généralement admis que la manifestation pour les droits des femmes de novembre 1995, à l’orée d’un mouvement social de grande ampleur contre les «réformes Juppé», marque le début d’une nouvelle phase de développement des féminismes en France. Si la périodisation reste évidemment discutable, on perçoit bien un renouvellement des structures militantes, notamment à travers la constitution de collectifs unitaires (1), mais également l’irruption de regroupements de jeunes féministes (2). Pour ces dernières, dans le contexte des mobilisations altermondialistes, des expériences se forgent, qui contribuent à questionner les frontières stratégiques du féminisme : les débats sur le genre et la sexualité émergent à nouveau et se transforment, et des alliances se tissent avec les sphères radicales des mouvements lesbien, gais, bis et trans’ (LGBT). Plus largement, ces reconfigurations théoriques et pratiques, replacent au cœur des discussions politiques l’articulation entre féminisme, antiracisme et anticapitalisme.

Mais ce processus s’accompagne de ruptures profondes : ces quinze dernières années constituent une période durant laquelle les différenciations s’affirment avec violence dans les mouvements féministes. Avec quelques années de recul, il apparaît que c’est le «sujet» même du féminisme qui se trouve mis en jeu au travers de controverses, qui secouent l’ensemble de la gauche. Les moments emblématiques de ces conflits, les débats sur la prostitution (2003), puis, avec plus d’intensité dans l’espace public, les débats sur le «voile» (2003-2004), ne sauraient cependant masquer l’antériorité, la profondeur et la pluralité des divergences à l’œuvre.

Antériorité, car les féminismes ont toujours constitué des espaces controversés concernant la définition d’un projet collectif : les critiques lesbiennes des années 1970-1980 et la constitution d’un mouvement autonome en sont la preuve. Au cours des années 1990, les controverses sur la parité ont soulevé des divergences politiques majeures qui renvoient à des débats antérieurs à propos du différentialisme.
Profondeur, tant les ruptures qui se dessinent et s’affirment aujourd’hui semblent hypothéquer l’idée même d’une perspective unitaire mais cette unité a-t-elle déjà vraiment existé en pratique ? Si les désaccords ne sont pas réductibles à des conflits de «génération», loin de là, les différences de contexte d’entrée dans le militantisme paraissent cependant constituer un marqueur non négligeable des divergences politiques.
Pluralité, enfin, car ces deux «questions» (prostitution et voile) ne résument pas les lignes de tensions multiples qui se croisent, s’articulent et se renforcent, à la faveur des prises de position des un·es et des autres. L’enjeu du «libre choix» soulève des débats bien au-delà de la prostitution, et questionne la revendication du droit à disposer de son corps et de sa sexualité. Le débat sur le voile a plus largement révélé la complexité des articulations entre antiracisme et féminisme. La question même du genre, qui s’était progressivement faite implicite et évidente au sein même des mouvements féministes, est reposée par les mouvements des personnes trans’ et intersexuées. Les désaccords se font simultanément expérientiels, stratégiques et politiques.

De cette période, qui constitue de fait la toile de fond de cet ouvrage, ressortent plusieurs éléments importants. Tout d’abord, à la faveur des multiples controverses, mais aussi des mobilisations internationales (Forums sociaux européens et mondiaux), des circulations intellectuelles et militantes ont lieu à l’échelle globale. La diffusion des théories queer au cours des années 1990-2000 en est une illustration ; la pensée de l’articulation entre sexe, race et classe se nourrit également largement de cadres théoriques non-européens.
Cependant, ces échanges conceptuels doivent nécessairement être analysés comme des appropriations, conditionnés par le contexte politique dans lequel ils sont lus, discutés… et confrontés à la pratique. L’analyse critique de ces effets de contexte met en lumière – si l’on excepte les approches essentialistes – le poids de la gauche révolutionnaire et des marxismes dans les sphères féministes. Cela transparaît, notamment, à deux niveaux : sur le plan théorique, où le matérialisme demeure une grille de lecture structurante des approches en présence. Mais aussi sur le plan stratégique, le débat se concentrant encore souvent, dans la gauche radicale, sur la prééminence de la lutte des classes vis-à-vis des autres mobilisations politiques ; quand dans le même temps, dans de nombreux groupes féministes, la lutte contre le patriarcat est définie comme le combat principal. Ces débats récurrents et souvent peu constructifs sur la hiérarchie des luttes n’aident pas à mieux penser leur articulation.

S’il doit être question de contextualisation, il est évidemment indispensable de resituer les lignes de force qui travaillent ces quinze années de débats féministes. La donnée première est la dégradation des conditions de vie pour la grande majorité de la population sous le coup des attaques néolibérales menées successivement par une gauche de gouvernement libéralisée et une droite des plus brutales. La multiplication des résistances sociales, entamées en décembre 1995, poursuivies par des mouvements massifs de salarié·es, d’étudiant-e-s, de sans-papiers, de lycéen·nes, de chômeur·euses, d’intermittent·es ou encore les luttes alter-mondialistes et antiguerre, rythment cette période. Ces résistances, parfois victorieuses (le «non» au traité constitutionnel européen, le mouvement anti-CPE), constituent un laboratoire crucial de nouvelles approches militantes et théoriques, mais ne parviennent pas à enrayer durablement les attaques en règle contre les acquis sociaux.

Les droits des femmes sont, invariablement, en première ligne de ces régressions : la précarisation de l’emploi, la montée du chômage ou les différentes réformes des retraites menacent frontalement leur autonomie financière. Les attaques contre le système de santé mettent aussi en danger les acquis des luttes antérieures, en particulier le droit à l’avortement. L’article de Pauline Debenest l’illustre en mettant en parallèle les attaques contre le droit à l’avortement en France et aux États-Unis sous l’effet des logiques du profit qui régissent désormais les politiques de santé.

Dans la sphère du travail, les nouveaux modes de management pèsent particulièrement sur la santé des femmes, comme le démontre Lisbeth Sal. Pour les femmes migrantes et/ou racisé·es, l’exploitation est plus que redoublée, ainsi que l’expliquent Marguerite Rollinde et Ana Azaria, de l’association Femmes Égalité. Leurs luttes n’en sont que plus cruciales et révélatrices de la pluralité des cadres d’oppression.

Cet environnement politique global a des effets directs sur la réémergence, dans un contexte dégradé, de questions anciennes. Ainsi, la question du voile, déjà à l’agenda politique à la fin des années 1980, est l’objet au cours des années 2000 d’une instrumentalisation réactionnaire et raciste sans précédent, divisant durablement les mouvements féministes et progressistes. Dans son article, Zahra Ali revient sur ces débats, en questionnant la place d’un féminisme musulman et des femmes musulmanes dans les mouvements féministes.

Dans un autre domaine, l’air du temps sécuritaire et policier, et plus encore les divisions internes sur le sujet laisseront les mouvements féministes tétanisés et peu audibles face à la criminalisation des prostitué·es orchestrée par la loi pour la sécurité intérieure. Pour éclairer la complexité de ces enjeux, trois militantes de l’association toulousaine de travailleuses du sexe Grisélidis soulignent à quel point leur militantisme participe d’un processus d’émancipation individuelle et collective, ainsi que d’une remise en cause de la conception de la sexualité portée par certaines féministes.

La droite au pouvoir est, évidemment, habile à la manœuvre sur ces sujets hautement sensibles. Mais la gauche dans son ensemble – organisations politiques, syndicats et associations – porte une lourde responsabilité, qu’illustre la trop faible opposition, voire la participation, à des opérations politiques qui divisent les opprimé·es. En découle une succession de postures défensives, défavorables au développement de mouvements féministes inclusifs. L’affaiblissement global des forces féministes est redoublé d’un morcellement qui contraint la possibilité même de débats contradictoires.

Ce contexte pèse très négativement sur les nouvelles alliances nécessaires pour penser un projet de société féministe, radicalement alternatif au capitalisme et au patriarcat. D’où des oppositions souvent figées entre un «universalisme» féministe qui exclurait la diversité de l’expérience des femmes et des approches alternatives accusées d’incarner des replis identitaires. Le parti pris de cet ouvrage n’est certainement pas de renvoyer les un·es et les autres dos à dos. Au fil des articles, un certain féminisme est sous le feu de la critique, comme étant l’outil des femmes blanches, hétérosexuelles, de classes moyennes et intellectuelles. C’est également une certaine grille de lecture féministe limitée aux rapports de genre qui est mise en cause. Viviane Namaste opère ainsi un retour critique sur la manière dont les théoriciennes et les militantes féministes ont envisagé les existences des trans’, souvent uniquement par le prisme du genre. Ces critiques justifiées ne délégitiment cependant pas la nécessité du féminisme pour penser et agir dans ce monde. Elles nous apparaissent au contraire comme une invitation à imaginer un féminisme au pluriel, inclusif et enrichi des expériences des personnes qui s’y reconnaissent et en font une pratique de lutte quotidienne. Comme le souligne Raewyn Connell, les idées féministes portent un potentiel radical de transformation de l’ordre du genre et rendent possibles de nouvelles alliances, notamment à travers les critiques de la masculinité hégémonique qui imprègne le militantisme de gauche lui-même.

Cet ouvrage ne prétend pas offrir de pistes «clé en main» pour dépasser – ou survoler – l’état des controverses. Plus modestement, il nous a semblé utile et pertinent de rassembler ici une série de contributions, militantes et théoriques, qui traitent de thèmes féministes actuels. À l’origine de ce projet, il nous est apparu que certains discours dominants sur les femmes et le féminisme se font une spécialité de parler à la place des opprimées, dans un double processus d’altérisation – leur oppression serait radicalement «autre» – et de dépossession de la parole. Reprenant le principe féministe «Ne me libérez pas, je m’en charge !», nous avons donc choisi d’aborder certaines des questions conflictuelles de ces dernières années en donnant la parole aux actrices des luttes elles-mêmes. Sans prétendre à l’exhaustivité, ni dans les thèmes abordés, ni dans le choix des participantes à l’ouvrage, nous avons souhaité offrir une tribune à une diversité de points de vue.

Coordonné par trois militant·es aux parcours et aux ancrages différents, ce livre est le reflet de préoccupations et de perspectives politiques mouvantes et fragiles, mais se plaçant résolument dans une optique de transformation radicale de l’ordre de genre. Espérons que ce recueil pourra servir utilement de support de discussions pour d’autres acteurs et actrices des luttes féministes, LGBT, antiracistes et anticapitalistes.

Pour en savoir plus
> Dorlin Elsa (dir.) (2009), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF
> Fougeyrollas-Schwebel Dominique, Lépinard Éléonore, Varikas Eleni (coord.) (2005), «Féminisme(s) : penser la pluralité», Cahiers du genre, n°39, Paris, L’Harmattan
> Taraud Christelle (dir.) (2005), Les féminismes en questions. Éléments pour une cartographie, Paris, Amsterdam

Notes

(1) Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception (Cadac), Collectif national pour les droits des femmes (CNDF).
(2) Pour ne citer que quelques exemples, à Paris : les Furieuses Fallopes, le Collectif contre le publisexisme ; à Lyon : les D-réglées ; à Rennes : L’Entre-genre ; ou le réseau des associations Mix-Cité (Paris, Rennes, Nantes,Toulouse, Orléans).