Début avril, j’étais invité à Lausanne par la Fondation PROFA pour participer à une journée d’étude intitulée : « Sexualité, subjectivité et santé. Réflexions critiques sur l’intervention auprès des personnes LGBTIQ ». Une belle occasion pour échanger avec des chercheur-e-s et des intervenant-e-s issus de différents horizons. Un moment de partage très intéressant, qui m’a aussi permis de rencontrer les acteurs suisses francophones de la lutte contre le VIH/sida. De quoi avons-nous parlé ? Vous trouverez ici des éléments de réponse, à travers un compte-rendu de mon intervention… et quelques impressions sur la journée !

Provenant de contextes disciplinaires ou théoriques différents, les orateurs-trices avaient eu pour commande de présenter leur point de vue sur les subjectivités minoritaires dans le domaine de la santé sexuelle. Vaste programme ! Pour ma part, j’ai mis l’accent sur les formes de réflexivité dans le rapport à la prévention du VIH/sida. Par réflexivité, j’entends le dialogue de soi à soi lorsqu’on est confronté à une situation « à risque ». Sachant que la définition du risque est, comme on va le voir, très subjective…

Contextes de la prévention

Penser les subjectivités gaies face au VIH/sida implique de prendre en compte un contexte paradoxal. Dans les années 2010, les discours autour de la prévention mettent en effet en jeu des points de vue clivés chez les experts. D’un côté, le maintien à un niveau élevé des infections chez les gais s’accompagne de l’analyse d’une épidémie « incontrôlable ». La question du « contrôle » des conduites recouvre d’ailleurs différentes dimensions : la consommation de drogues, la sexualité multi-partenaire, etc. auxquelles se rattache une littérature (très discutable) qui analyse l’homosexualité au prisme de « l’addiction » et de « la compulsion ». Dans ces discours de santé publique, la sexualité (d’une partie) des gais est souvent perçue comme ingouvernable, caractérisée par des excès en tous genres.

Au même moment, dans différentes sphères de la lutte contre le sida, le discours dominant est celui de l’éradication du VIH/sida : avec les outils disponibles (préservatifs, dépistages, traitements) on pourrait dans quelques décennies réduire à zéro le nombre de nouvelles infections. Alors, alerte sanitaire ou fin de l’épidémie ?

Les nouveaux confesseurs

Derrière ce paradoxe apparent, il faut constater que l’enjeu du contrôle de soi et/ou des autres est devenu le paradigme dominant de la prévention du VIH. La santé publique et/ou les messages associatifs renvoient globalement (avec des nuances) l’idée que la maitrise — de la charge virale, des comportements, du sexe sans préservatif, etc. — est la condition de possibilité d’une meilleure gestion de l’épidémie. Avec comme sous-entendu normatif, l’idéal d’un sujet réflexif, capable d’évaluer et d’arbitrer rationnellement les situations à risque. « Épidémie hors de contrôle » et « Fin du sida » ne seraient finalement que les deux faces d’une même pièce.

Une lecture somme toute relativement cohérente avec le rôle des acteurs de première ligne de la prévention. À travers le counselling, l’accompagnement préventif ou le dépistage, faire de la prévention revient en effet souvent à permettre aux gais de réfléchir à leur rapport au risque. Allons plus loin en constatant que les chercheur-e-s, et notamment les sociologues, participent également à ce travail de mise en récit de soi. L’objet de mon intervention était donc de proposer une lecture sociologique des mécanismes réflexifs mis en œuvre par les gais… sans perdre de vue que l’entretien sociologique façonne aussi une manière de se raconter.

Risque et confiance

Je me suis pour ce faire appuyé sur des entretiens recueillis dans le cadre de ma thèse, dont est issu un livre publié l’an dernier aux Presses Universitaires de Rennes. Le premier extrait présenté est tiré d’un entretien avec Éric, un jeune gai de 20 ans, chômeur, qui vit dans une ville de Bretagne :

Pour tout ce qui est fellation, je n’ai jamais mis un préservatif. De toutes façons, c’est désagréable au possible, ce n’est pas bien de dire ça, je le sais, (rires), surtout que je promeus la prévention, surtout moi, je ne peux pas… Bon, c’est à ses risques et périls.

Il ajoute : « Et non, je n’ai jamais eu de problèmes, de MST…ensuite quand il y a eu pénétration, là j’ai toujours mis des préservatifs. J’ai toujours fait très attention à ça, il n’y a qu’avec mon copain, que je ne mets plus de préservatifs, depuis 2 ans et 6 mois, à peu près. Au bout de 6 mois qu’on était ensemble, on a fait un test, ça faisait plus de 4 mois, donc on était tranquille, on savait qu’on ne couchait pas à côté, donc on s’est fait confiance, on a eu raison… »

Le point de vue d’Éric est relativement représentatif de celui d’autres jeunes hommes séronégatifs que j’ai pu rencontrer. Il exprime une bonne connaissance de la prévention, et a intériorisé un certain nombre de « règles », comme le dépistage avant d’arrêter le préservatif dans une relation de couple. Ce qui ressort de son propos, c’est la notion de confiance. Confiance en soi et dans la capacité de son corps à se protéger. Sa connaissance théorique des risques d’IST est renforcée par une appréhension empirique : malgré des fellations sans préservatif, il n’a jamais eu « de problèmes ». Mais la confiance est également en jeu dans sa relation avec son partenaire. Ils ont pris la décision conjointement d’arrêter le préservatif pour les pénétrations, établissant implicitement un contrat préventif. Dans son cas, l’expérience acquise fonde une éthique de la responsabilité partagée. Dans l’entretien, comme on le voit, le rire est un moyen spontané pour créer une complicité (le sociologue sourit, il comprend de quoi on parle), autant que pour déjouer la crainte du jugement moral.

Une cartographie morale du risque

Le point de vue suivant est celui de François, un homme séropositif de 59 ans, en pré-retraite, qui a travaillé comme ouvrier spécialisé. Je précise que j’ai demandé à tous les hommes rencontrés de définir ce que représente pour eux le terme de « bareback » : « Le relapse et le bareback c’est pas la même chose. Le relapse, c’est : on a envie de baiser, on baise. On baise un inconnu ? On sait qui c’est ? On s’en fout. Ce n’est pas une attitude responsable (…). Le relapse, c’est la contamination inconsciente ou volontaire, pour la jouissance. Moi ce n’était pas mon genre ! ». Il continue :

Le bareback, c’est le choix de ne pas se protéger entre partenaires séropos, conscients de l’être et qui savent que l’autre l’est aussi. Je suis séropo, tu l’es aussi : capote ou pas capote ? Pas capote ? D’accord. Dans ce cas là, c’est un choix, critiquable, discutable, mais après tout… C’est un choix entre deux adultes (…)

Dans cet extrait, François établi et explicite sa propre cartographie morale du risque (assez différente de celle qui a court dans le monde associatif). Il définit le relapse et le bareback comme deux façons de qualifier des situations à risque. La question de la volonté du risque est ici centrale. Dans sa lecture, le bareback est un comportement plus responsable, car il relève d’un choix conscient. Le discours de François participe aussi d’une forme de justification concernant ses propres pratiques sans préservatif. Si l’on retrouve aussi une forme de responsabilité partagée fondée sur un statut sérologique partagé, l’enjeu est ici inversé, du fait même de la séropositivité.

Au risque de l’incertitude

Pour Étienne, un étudiant rennais de 21 ans, séronégatif, les risques sont clairs en ce qui concerne la pénétration anale. Ce sont les risques liés à la fellation qui lui posent problème : « Il m’est arrivé de prendre des risques, c’est-à-dire des fellations sans capotes. (…) La fellation, je sais que la fellation ce n’est pas un risque fort…je sais qu’il y a un risque, qui peut être faible, mais le risque est là, parce que quand tu suces un mec, tu peux l’exciter plus ou moins, et il y a du liquide séminal qui peut rentrer dans ta bouche. Donc le risque il est là. (…) Donc dans ces cas là, je me dis, « OK, je lui fais une fellation, mais de manière très brève, quoi ». Mais le risque est là, quoi. Y a toujours un risque, et je pense que le risque zéro, il n’existe pas. (…) »

Je l’interroge alors :

Q : Et comment tu le gères après?

E : Je me dis que les risques sont très minimes (silence). (…) En même temps, je ne dis pas que je me mets à sucer n’importe qui, il faut savoir faire attention aussi à ne pas se jeter sur le premier venu…Mais en même temps c’est difficile, parce que des fois quand tu fais une soirée, tu rencontres un mec, tu lui plais, et sans que tu saches comment ça vient, tu couches avec lui, tu as un rapport non protégé, et… voilà, ça se fait hyper rapidement, ça se fait hyper facilement…

Pour Étienne, la prévention met en jeu des marges d’incertitude, dont les risques associés à la fellation sont emblématiques. Considérée comme un risque « faible », cette pratique sexuelle fait l’objet d’arbitrages complexes… car le risque zéro « n’existe pas ». Et on voit bien que pour lui, c’est finalement le contexte de la rencontre qui va déterminer l’évaluation du risque. Dès lors, lorsque Étienne dit : « il faut savoir faire attention à ne pas se jeter sur le premier venu », il explicite une forme de sélection des pratiques en fonction des partenaires, qui implique là aussi la question de la confiance. Cette approche lui permet de trouver un équilibre acceptable entre connaissances sur le risque et sexualité.

Pour qui se protège-t-on ?

Autre point de vue, celui de Pierre, 45 ans, qui vit dans une petite ville de l’Ouest. Il a eu deux vies gaies : l’une au début des années 1980. Puis il a eu une relation longue avec une femme, avec laquelle il a eu un enfant. Au milieu des années 1990, ils se sont séparés et il a repris une sexualité exclusivement avec des hommes. À ce moment de l’entretien, je le questionne sur sa perception d’un relâchement préventif dans le milieu gai :

Q : Et tu penses que le fait que tu n’as pas eu de « relâchement » préventif est lié au fait d’avoir connu des personnes décédées ?

P : Je ne sais pas… oui c’est vrai que certainement que d’avoir eu des gens de mon entourage morts par le sida, certainement…Ben, c’est vrai que j’ai aussi une fille, et que par rapport à elle, je n’ai pas du tout envie de prendre de risque, si tu veux… Moi, je dois être présent pour elle, donc ça aussi, je pense que ça joue, et puis je ne crois pas être une personne inconsciente…

Il poursuit : « je pense qu’il y a des gens, au niveau sexualité, quand ils sont pris dans une frénésie sexuelle, qui oublient énormément de choses (…). Enfin, je ne sais pas, il y a des fois certainement, tu t’oublies, moi je ne peux pas dire que je n’ai pas quelquefois eu envie de faire « sans », ou de faire des actes qui me mettent en danger, mais c’est vrai qu’à un moment, tu as un déclic et tu te dis : « ben non, stop ». Tu ne peux pas, quoi ».

Le discours de Pierre me parait intéressant, au sens où il exprime très clairement à quel point la prévention, pour lui, met en jeu bien plus qu’un risque pour soi. L’exigence morale de protection qu’il décrit est ancrée à la fois dans son histoire personnelle (avoir connu des personnes décédées du sida) et dans son expérience de père. Selon lui, la sexualité implique un contrôle de soi, d’autant plus aisé qu’il a des balises auxquelles se raccrocher, sous forme d’un « déclic » intérieur. Il oppose d’ailleurs sa propre attitude avec celle de gais pris dans « une frénésie sexuelle ». Évoquer le « relâchement préventif » lui permet de se situer dans son parcours singulier (gai et père, toujours séronégatif) vis-à-vis des autres gais.

Un sujet clivé

Dernier extrait d’entretien que j’ai présenté à Lausanne, celui de Sylvain, un jeune homme mayennais de 19 ans, séronégatif. Victime d’un viol au début de l’adolescence, il explicite à quel point cette expérience conditionne son rapport au corps et à la prévention :

« Q : Et tu mets ces pratiques non protégées sur le compte de l’irrationnel ?

S : Non, je ne pense pas, ça reste…je n’ai pas encore fini mon introspection, je ne suis pas encore guéri des dernières séquelles, les dernières cicatrices sont pas encore fermées. Et tant que je n’aurais pas fini, je n’aurais pas encore toutes les réponses. »

Je poursuis en l’interrogeant sur ses « motivations » :

Q : Dans le sexe non protégé, il y a quelque chose de l’ordre du plaisir « en plus » ?

S : Non…la question du plaisir en général dans mes relations, c’est une question que j’ai… Pendant très longtemps, en fait, j’ai été plus un « objet » entre guillemets, qu’un « acteur » de mes relations, j’étais là, mais mon corps ne m’appartenait plus…

Pour Sylvain, la prévention du VIH met très explicitement en résonance un passé extrêmement douloureux, qui s’actualise dans sa sexualité. Il l’exprime comme une tension entre le fait d’être « acteur » et le fait d’être « objet » de sa propre sexualité. L’idée d’un sujet clivé rejoint les conceptions courantes en prévention sur les corrélations entre mal-être et prise de risque. Sylvain met en discours avec beaucoup de lucidité son rapport à la prévention, démontrant à quel point le lien entre connaissance et action ne peut se résumer à l’image du « sujet rationnel » de la santé publique. Notons que l’expérience de violences sexuelles est loin d’être une situation isolée, même à l’échelle d’un échantillon de 30 entretiens.

Prévention, sujet, réflexivité ?

L’objectif de cette intervention, à travers des éclairages empiriques, était de souligner la diversité des formes de réflexivité préventives, telles que la sociologie peur les documenter. Cette diversité souligne les défis auxquelles la prévention du VIH est confrontée : loin de constituer une communauté homogène, les gais apparaissent comme un groupe social pluriel.

Dans la prévention, on l’a vu à travers les extraits d’entretien, les participants de l’enquête mettent en jeu des conceptions variées des enveloppes protectrices à partir desquelles ils envisagent le risque. Enveloppes sociales (le groupe, le couple, la parenté) ou enveloppes biologiques (la capacité du corps à ne pas être infecté) s’articulent pour constituer la perception du risque, à un moment de la vie. Dans les discours, le risque est alors diversement vu comme un enjeu moral, un enjeu relationnel et/ou un enjeu intime.

Pour décrire ce rapport de soi à soi, je me suis appuyé sur la notion de réflexivité « co-opérative », développée par M. Davis : la prévention du sida implique l’individu, ses partenaires et les contextes de la sexualité, dans des agencements singuliers. À la suite du travail de David Halperin, la compréhension de la réflexivité préventive apparait en effet comme une piste fructueuse pour explorer les subjectivités gaies… en évitant de pathologiser les prises de risque. Dans mes recherches, j’ai essayé d’enrichir ces réflexions en mettant en lumière l’importance des contextes relationnels dans la prévention. Pour en savoir plus, il faut lire le livre !

Un colloque inspirant

Difficile de résumer ici les interventions et les échanges qui ont animés cette journée d’étude ! Il en ressort cependant une volonté convergente, par delà les frontières disciplinaires, d’appréhender plus finement la complexité des comportements de santé des personnes LGBTIQ. L’un des objectifs de la journée était de constituer un réseau européen « entre les acteurs de la prévention et de la clinique » intervenant auprès des minorités sexuelles. Quelques balises ont été posées, la suite promet d’être intéressante.

Un contrepoint plus personnel : j’ai été surpris par l’équilibre (le déséquilibre?) des prises de parole dans la journée entre les « experts » et les « militants ». Dans l’organisation spatiale, déjà : les intervenant-e-s étaient classiquement à la tribune ; tou-te-s étions « Docteur-e » en quelque chose. Et dans les discussions ensuite : plusieurs intervenant-e-s ont pris la parole, presque toujours à partir de leur expérience de professionnel-le-s. La parole à la première personne, en tant que L, G, B, T ou autre, était quasiment absente. Déroutant lorsqu’on parle de subjectivités minoritaires…

Une anecdote pour illustrer tout cela. En me présentant, au début de mon intervention, je me suis positionné pour expliquer « d’où je parle » : gai, cisgenre, séronégatif et séroconcerné. À la pause, une participante (psychologue) est venue m’interroger à ce sujet : elle l’avait vécu comme une prise de pouvoir. Comme si je sous-entendais que seule une parole gaie pouvait avoir autorité sur la question de la prévention. Comme si le fait de se situer, d’expliciter les conditions sociales du savoir, mettait en péril la légitimité de certain-e-s intervenant-e-s (hétérosexuel-le-s, ou présumés tel-le-s).

Au-delà de la journée d’étude, la réaction de cette participante m’a semblé révélatrice des tensions dans lesquelles se trouvent aujourd’hui les approches de santé L/G/B/T, entre l’institutionnalisation (légitime) de nos préoccupations… et l’impossible mise à distance des dimensions les plus subjectives et plus émotionnelles de nos implications. Il n’y a pas de solution miracle, mais travailler sur la santé des minorités devrait continuer à impliquer la remise en question les hiérarchies de la santé publique entre intervenant-e-s et usagèr-e-s/client-e-s. À défaut de quoi, on n’aura fait que reproduire une approche hétéronormée de la santé sexuelle.

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