AFRAVIH, jour 2. Ce compte-rendu reprendra essentiellement la présentation donnée hier lors du panel sur la prévention (dans le programme, page 54). J’y intervenais aux côtés de Daniela Rojas Castro, Jean-Michel Molina, Réjean Thomas et Luc Béhanzin. Sans surprise, les débats ont surtout porté sur la Prophylaxie pré-exposition du VIH… Retour sur une intervention !

Enjeux autour de la médicalisation de la prévention

À partir de ce titre imposé, j’ai proposé de mettre en discussion l’évidence du terme « médicalisation ». Dans ses définitions classiques, en sociologie, la médicalisation décrit « un processus par lequel de plus en plus d’aspects de la vie quotidienne sont passés sous l’emprise, l’influence et la supervision de la médecine ». Et de fait, l’épidémie de VIH a donné lieu à un mouvement massif de médicalisation de la sexualité, depuis les années 1980. Car si le préservatif s’est banalisé, il n’en reste pas moins un instrument médical de contrôle des infections sexuelles. Plus largement, le VIH/sida a contribué à une association étroite et durable entre santé publique et sexualité.

Mais parler de médicalisation nous est-il utile pour penser les transformations récentes de la prévention du VIH ? Dans cette présentation, j’ai choisi de mettre l’accent sur un autre terme : la pharmaceuticalisation. En résumé, il s’agit d’un concept sociologique (relativement récent) qui décrit les processus par lesquels des situations et/ou des comportements font l’objet d’interventions médicamenteuses. La pharmaceuticalisation ne s’oppose évidemment pas à la médicalisation ; on peut même dire qu’il s’agit d’un développement spécifique au sein des processus de médicalisation contemporain. Mais la pharmaceuticalisation permet de décrire la place croissante du médicament dans nos sociétés. Et elle n’implique pas nécessairement l’action des professionnels de santé : les usages des médicaments échappent en partie à leur contrôle.

Dans le cas du VIH, le « Traitement comme prévention » (TasP) ou la PrEP illustrent bien ces processus : dans le premier cas, les antirétroviraux ont été progressivement, puis massivement, envisagés comme des outils de prévention. Notons qu’au départ, avant les preuves scientifiques irréfutables, ce rôle préventif avait fait l’objet de constats profanes. Dans le cas de la PrEP, on assiste à l’ouverture d’un nouveau champ pharmaceutique : le traitement de séronégatifs « à risque ».

Pas de coquetterie conceptuelle, donc, mais plutôt une grille de lecture utile. La suite de la présentation était structurée autour de trois enjeux que soulèvent la pharmaceuticalisation de la prévention.

Les frontières du risque

Durant trois décennies, le préservatif a constitué la pierre angulaire de la prévention, constituant une barrière physique aux fluides sexuels et à la transmission du VIH. Cet interdit autour de l’échange des fluides a d’ailleurs contribué des formes d’érotisation transgressives du sperme – le succès de la pornographie bareback en témoigne. Avec le TasP et la PrEP, les choses sont en train de changer. L’équation « sexe sans préservatif = risque » est largement remise en question par la pharmaceuticalisation.

Mais ces évolutions s’accompagnent d’une redéfinition de la gestion du risque. La prévention du VIH articule de plus en plus étroitement :

  • La gestion d’un savoir médical : connaissance de son statut sérologique, de celui de ses partenaires ; mesure de la charge virale ; dépistage des IST.
  • De nouvelles habiletés de négociation : le choix de dévoiler ou non son statut sérologique ; les pratiques de séroadaptation.
  • Une individualisation croissante de la responsabilité : se faire dépister, ou être observant deviennent des impératifs du discours de prévention.

Les identités biologiques

La pharmaceuticalisation de la prévention contribue à définir de nouvelles identités sérologiques. D’abord parce que la prise d’antirétroviraux n’est plus l’apanage des personnes vivant avec le VIH. Mais aussi parce que les traitements produits de nouvelles identifications, comme le fait d’être indétectable, ou d’être sous PrEP. La revendication de « Truvada Whore » (salopes du Truvada) par certains utilisateurs de PrEP illustre bien ces processus.

Ces définitions identitaires recouvrent également des enjeux générationnels. Dans le cas des communautés gaies, certains hommes ont débuté leur sexualité avant l’apparition de l’épidémie, d’autres en plein de cœur de la crise du sida, dans l’après trithérapies ou dans la période plus récente marquée par les nouvelles technologies de prévention. Ces différences générationnelles conditionnent des expériences différentes du VIH. Ce qui permet aussi de mesurer les bouleversements qu’induisent le TasP et la PrEP : comment l’expérience d’une sexualité débarrassée de la peur de l’infection s’inscrit-elle dans cette histoire collective ?

La pharmaceuticalisation soulève de nombreuses questions :

  • en termes d’accessibilité des outils pharmaceutiques, pour les minorités racisées ou les communautés trans, par exemple ;
  • mais aussi parce que les cultures du risque et du plaisir ne sont pas réductibles à la rationalité sanitaire. Les pratiques de slam ou le chem sex chez les gais en témoignent.

Plus largement, les résistances à la médicalisation sont réelles, même si elles sont peu audibles dans les conférences comme l’AFRAVIH. L’unanimisme actuel autour de la PrEP y contribue. Il parait essentiel d’entendre ces voix critiques, et d’engager le dialogue.

Enfin, les identités se reconfigurent également au sein de nouveaux espaces de mobilisation. Autour de la PrEP, les réseaux sociaux ont joué un rôle décisif d’entraide, de lutte contre le stigmate, mais aussi de plaidoyer à travers des groupes comme « Free PrEP Now » en France, « PrEP Action Now » en Australie, ou « Where is PrEP ?» au Royaume Uni. Les groupes Facebook qui regroupent les utilisateurs de PrEP et leurs alliés constituent les creusets pour de nouvelles citoyennetés biologiques.

L’intervention préventive

La pharmaceuticalisation de la prévention du VIH reconfigure l’intervention préventive. Si la culture du préservatif reste dominante en santé publique, les acteurs de terrain doivent composer avec des situations et des informations complexes.

Accompagner des individus dans leurs décisions préventives nécessite de s’adapter à des niveaux d’information et des attentes très variables. Mais les intervenants sont aussi confrontés à leurs propres conceptions de la prévention et du risque VIH. Plus que jamais, la prévention est une démarche réflexive.

Avec la pharmaceuticalisation, un nouveau genre d’intervenants apparaît : des acteurs multipositionnés, capables dans la même journée d’intervenir dans un sauna, de participer au conseil scientifique d’une enquête et d’animer un atelier communautaire sur la PrEP. Ce nouveau rôle de « facilitateur scientifique » est passionnant. Mais il implique de réfléchir attentivement aux enjeux de la circulation des savoirs dans les communautés concernées. Le risque existe, en effet, de renouveler les hiérarchies entre les « sachants » et les autres.

Un nouveau contrat social pour la prévention ?

À travers la présentation, trois éléments de discussion ont été abordés :

  • La redéfinition du « vivre avec » le risque VIH, qui soulève un enjeu de conscientisation ;
  • L’apparition de nouvelles communautés biologiques, qui souligne les enjeux mobilisation politique ;
  • La reconfiguration de l’intervention préventive et les enjeux de circulation du savoir qui l’accompagnent.

Ces différents enjeux sont autant de chantiers ouverts qui participent de l’élaboration d’un nouveau contrat social autour de la prévention du VIH. Pour PrEParer un monde sans sida, le débat continue !

Prochainement, retour sur les points forts de la conférence.


Ce billet est publié conjointement sur le site du Portail VIH/sida du Québec.