« Les jeunes gais prennent des risques ». L’affirmation est sans doute aussi vieille que l’épidémie de VIH, mais elle parait pourtant toujours décrire une réalité nouvelle. Rien que de très logique, puisque les « jeunes » sont par essence un groupe qui se renouvelle en permanence. Cependant, au-delà d’une réalité générationnelle (être jeune, ne plus l’être) et épidémiologique, la désignation des jeunes comme un groupe vulnérable n’en finit pas de poser problème.
Comment favoriser l’expression des expériences et des besoins des jeunes gais à l’ère de la prévention combinée ?
Le retour d’un discours sur les jeunes
Récemment, la place particulière des jeunes dans l’épidémie a suscité un regain d’intérêt : Didier Lestrade a publié un article sur le sujet et, au Québec, le Devoir s’est fait l’écho des inquiétudes d’un médecin montréalais. Au centre du débat, une préoccupation légitime : l’augmentation des nouvelles infections dans ce groupe d’âge, confirmée par les données épidémiologiques dans différents pays. Mais le trait commun de ces deux articles, c’est l’absence de la parole des « jeunes ». Autrement dit les premiers concernés sont, comme souvent, l’objet du discours (de l’attention, de l’inquiétude, etc.), sans en être les sujets.
Dans la santé publique, la jeunesse constitue une catégorie d’intérêt incontournable. Pourquoi ? Parce que l’adolescence et l’entrée dans l’âge adulte sont considérés comme des moments clés de l’appropriation individuelle des normes de santé. Mais aussi parce que cette période condense une multitude de représentations, souvent fondées, autour de la découverte de soi et de la prise de risque. En découlent des discours divers et souvent contradictoires. Pour schématiser un peu, d’un côté les jeunes sont perçus comme un groupe plus vulnérable que les autres : plus influençables, moins mûrs, plus fragiles psychologiquement, etc. Et de l’autre, la jeunesse est vue comme l’âge de la rébellion, de l’insouciance ou du refus de l’autorité (Lestrade parle du sentiment d’invincibilité).
Ce qui surprend, c’est de voir avec quelle facilité ces deux discours opposés cohabitent ! S’y croisent en effet l’idée que les jeunes gais sont peu conscients du risque, voire indifférents au danger, et l’idée d’une vulnérabilité intrinsèque. Dans l’article dont s’inspire Didier Lestrade pour son propre texte, un glissement s’opère : l’auteur constate d’abord l’augmentation des nouvelles infections chez les jeunes, souligne le moindre recours au dépistage et leurs représentations erronées du risque (un discours descriptif, qui s’appuie sur des données de recherche). Puis, dans un second temps, il avance une « explication » à ces constats : c’est la prévalence chez les jeunes gais du barebacking, et plus précisément du « bug chasing », c’est-à-dire le choix conscient de s’infecter. Là, le discours prend un tour beaucoup plus normatif (et qui ne s’appuie plus sur des preuves) : si les jeunes s’infectent, c’est qu’ils ont des comportements irresponsables et mortifères. Point final.
Et si on regardait le problème d’une autre manière ? Oui, si on se demandait pourquoi « les-jeunes » sont si régulièrement la cible privilégiée de ces discours mi-victimisant, mi-culpabilisant, autour de la prévention du VIH ?
Pour une critique des catégories du risque
Pour mieux comprendre ce qui ces discours sur les jeunes veulent dire, on ne peut pas faire l’économie d’une critique des catégorie du risque. Historiquement, la prévention du sida s’est construite à l’entrecroisement des mobilisations militantes et de l’épidémiologie. C’est ce qui explique que la notion de « comportements à risque » l’a emporté sur celle de « groupe à risque » : cette dernière, jugée trop stigmatisante, a été rejetée.
Cependant, pour comprendre l’épidémie, il fallait savoir à qui s’adresser. À travers des « comportements », on a aussi, implicitement, désigné des groupes : les rapports sexuels entre hommes (= les gais), les individus nés à l’étranger (= les migrants d’Afrique), l’usage de drogue (= les toxicomanes), etc. Chacune de ces catégories a sa propre histoire, sur laquelle on ne s’attardera pas ici. Les jeunes constituent une catégorie transversale, comme les autres classes d’âge. Mais surtout, ils constituent une catégorisation allant de soi : si parler de « groupe à risque » pour les homosexuels reste politiquement sensible, en parler pour les jeunes est au contraire associé à un souci légitime de santé publique.
Pourtant, cette catégorie pose elle aussi problème. D’abord parce qu’elle homogénéise des populations très diverses. Les études épidémiologiques récentes le soulignent d’ailleurs : ce sont avant tout les jeunes noirs qui sont concernés par la hausse des contaminations aux États-Unis. Ce qui oblige à nuancer le constat : plus que le fait d’être jeune, c’est le fait de cumuler cette caractéristique avec l’appartenance à une minorité raciale qui est en jeu pour la prévention. De manière plus générale, tous les gais ne sont pas concernés de la même manière au VIH : en fonction du moment de la vie, du réseau sexuel, de la race, du lieu de résidence ou de la catégorie socio-professionnelle, les risques varient.
Vous me direz : ce type de classification (« jeunes », « gais ») est un mal nécessaire, un détour intellectuel et pratique qui permet de mettre en oeuvre des actions ciblées/adaptées. Certes. Mais, alors tirons des bilans critiques de 30 ans de prévention ciblée vers les jeunes : qu’est-ce qui a marché ? Qu’est ce qui a échoué ? Et comment se renouveler ?
D’autre part, considérer les jeunes comme un groupe à risque « en soi » brouille notre compréhension de leurs vécus. Comme je le disais précédemment, la parole des jeunes bien souvent absente de ce genre d’article. Ou alors elle est réduite à des expressions convenues (de l’insouciance et/ou de l’ignorance), qui renforcent les arguments du locuteur. Finalement, la plupart des discours sur « les jeunes » et le VIH nous en apprennent plus sur ceux qui les énoncent (sur leur représentation du VIH, du monde gai, des rapports inter-générations), que sur ceux qu’ils sont censés décrire.
Ouvrir les possibles
Essayer de se poser la question autrement implique de prêter attention à ce que les plus jeunes, dans leur diversité, disent de leur vie avec le risque ou avec le VIH. Ces prises de parole existent, même si elles ne passent pas nécessairement par les canaux associatifs classiques. Le livre d’Hervé Latapie, Génération trithérapie, en donne une illustration intéressante, du point de vue des séropositifs. Mais d’autres exemples existent ailleurs, comme le blog Gay, ma santé, ou ce texte posté sur Facebook. Ce ne sont que quelques exemples, mais significatifs d’une envie d’être entendu.
Dès les années 1990, François Delor — sociologue et psychanalyste belge — mettait en garde contre le danger de figer les jeunes gais dans une figure de la fragilité intrinsèque. Il insistait au contraire sur le caractère relationnel de la vulnérabilité dans la prévention du VIH. Dans les rapports inter-générationnels ou au sein d’une même classe d’âge, Delor nous invite à penser la prévention à travers les relations de pouvoir entre gais. Dans cette perspective, la vulnérabilité n’est pas l’apanage des jeunes, elle se co-construit. Mais surtout, elle est multiforme et évolutive : se sentir beau, désirable, accepter son corps, ou encore avoir les moyens de son autonomie financière… Autant d’éléments qui devraient nous inciter à prendre un recul critique sur la catégorisation « jeunes » (et sur les autres).
Une telle prise de recul critique n’aurait pas qu’une vertu sociologique, elle contribuerait également à ouvrir des possibles en termes d’expressions de soi, dans les associations, sur internet ou ailleurs. Pour permettre aux plus jeunes de prendre la parole hors des catégories (vulnérabilité/insouciance) déjà prêtes et imposées par le regard « adulte ».
Dans un texte récent, l’activiste canadien Marc-André Leblanc pose des questions importantes sur les processus de construction de l’Autre dans la prévention du VIH. Partant de son expérience personnelle, il analyse les parallèles entre le coming-out comme gai et le coming-out comme utilisateur de Prep. Il actualise ainsi la portée émancipatrice de ce geste d’affirmation individuelle et/ou collective : sortir du placard, prendre la parole, c’est résister à l’objectivation par le regard des autres.
Il importe alors de réfléchir aux conditions sociales et politiques du coming-out, à ce qui le rend possible et souhaitable. C’est sur ce terrain que devraient aussi s’exprimer les préoccupations : comment favoriser l’expression des expériences et des besoins des jeunes gais, à l’ère de la prévention combinée ?
Gi,
Très clair. Il faut questionner le découpage en classe d’âge qui a conduit à identifier des groupes d’âge qui seraient plus vulnérables, les jeunes face au risque du VIH/Sida, les vieux face aux maladies, etc… sans tenir compte d’autres contextes que tu soulignes très bien, socio-économiques, « ethnique », culturels, etc. Et enfin, la dimension relationnelle entre les générations. Ces générations ne vivent pas dans une isolation étanche entre elles. Cette dynamique-là n’est pas souvent retenue dans les études qui construisent des frontières arbitraires pour circonscrire un sujet et ne pas s’égarer mais qui deviennent des faits presque naturels dans une société : Les jeunes insouciants ou encore