À Montréal, le mois d’août rime avec « Fierté » pour les personnes Lesbiennes, Gaies, les Bi-e-s et Trans (LGBT). Mais de quelle fierté parle-t-on ? Et le sida dans tout ça ? Retour sur l’un des évènements de ce mois d’août, la conférence Plus ou Moins.
Au Québec comme ailleurs, sans doute devrait-on plutôt parler de « FiertéS » au pluriel, tant la diversité des initiatives illustre les divisions politiques au sein des mondes LGBT !
Du côté « mainstream », deux évènements festifs occupent le devant de la scène : Divers-Cité et Fierté Montréal. Dans les deux cas, la dépolitisation du discours est globalement assumée : pas de mot d’ordre, peu de messages politiques, à l’exception de quelques évocations de la situation en Russie. Près de 10 ans après l’égalité des droits, le mouvement institutionnel gai et lesbien apparait atone. Seule la journée associative dans la rue Sainte Catherine, le samedi 17 août, et le défilé communautaire, le lendemain, ont permis l’expression de discours militants, malgré la présence massive de stands et de cortèges commerciaux. Ajoutons que la réapparition des Soeurs de la Perpétuelle Indulgence à Montréal, à cette occasion, est une excellente nouvelle !
Plus ou Moins
Parallèlement, de « l’autre côté de la Fierté », la programmation alternative était, cette année, particulièrement alléchante, avec Pervers-Cité, la Marche des lesbiennes, les conférences Plus ou Moins et Qouleur, ou le salon du livre queer. Mais revenons sur la Conférence « Plus ou Moins », les 9 et 10 août (à laquelle j’ai assisté le 9 août).
Cette conférence était une première, que l’on pourrait situer dans la lignée de plusieurs initiatives récentes au Québec, telles que Thinking HIV en avril 2012 ou Au-delà de l’échec, en mai dernier. L’organisation de cet évènement part d’un constat : les conférences sur le VIH ne sont pas accessibles au plus grand nombre, en particulier aux personnes séroconcernées. Comme le souligne les organisateurs, il s’agit de « répondre au manque d’espace accordé à l’engagement critique de la communauté face aux réalités quotidiennes des personnes vivant avec le VIH. Le fait que plusieurs conférences et forums sur le VIH ne soient pas accessibles à tout le monde nous préoccupe beaucoup : nous questionnons les barrières physiques, financières et éducatives/institutionnelles qui empêchent la participation plus large« .
Le titre de la conférence, « Plus ou moins », traduit cette démarche critique : « la réalité du VIH/sida n’est plus une question de « positif ou négatif » (…) [N]ous sommes tous séroconcernés. Dans un monde où les taux d’infection du VIH augmentent, mais où la visibilité du VIH/sida dans les médias diminue, le binaire de la séropositivité et la séronégativité s’avère de plus en plus inadéquat ».
La conférence était composée de plusieurs panels en parallèle, donc mon compte-rendu est évidemment très subjectif !
Trans et VIH : au cœur de la critique
Vendredi matin, j’ai assisté à l’atelier « Ah oui les trans… ». Les deux invité-e-s (par skype) étaient Dee Borrego — une militante trans séropositive — et H Kori Dotynous — une personne genderqueer, intervenant-e en santé sexuelle et RdR en Colombie Britannique. Illes nous ont proposé un survol critique de la prise en compte des enjeux trans dans le milieu du sida en Amérique du nord.
La discussion a d’abord porté sur l’intégration des questions trans dans les organismes communautaires de lutte contre le VIH. Et le bilan est sévère. Derrière un discours de façade inclusif, la réalité est très contrastée : peu de messages de prévention adaptés aux réalités trans, des remarques transphobes, un manque flagrant de formation des intervenant-e-s…
Les intervenant-e-s ont également mis en débat les limites d’un certain discours d’acceptation, qui fait reposer tout le travail de sensibilisation sur les réalités trans au sein des organismes… aux personnes trans elles-mêmes. Résultat, les principales/aux concerné-e-s s’épuisent et partent. Car dans un contexte où le turn-over des salariés et des bénévoles est important, tout est régulièrement à refaire. Sur ce plan, les personnes cisgenres allié-e-s doivent aussi jouer leur rôle !
La discussion a également permis d’élargir la réflexion. Car lorsque l’on parle des personnes trans, il est bien souvent question d’autres enjeux croisés, de race et de classe, comme dans le cas du travail du sexe. De ce fait, les réalités trans éclairent aussi les rapports de pouvoir structurels au sein de la lutte contre le sida, où les personnes à la tête des organismes sont encore majoritairement des hommes gais, blancs et cisgenres.
Les enjeux trans soulignent par ailleurs le défi d’accueillir et d’impliquer des publics perçus comme « ingérables » par les intervenants sociaux : difficulté à prendre en compte des besoins de santé qui dépassent largement le VIH, mais aussi à gérer les situations de précarité, et la colère légitime de certain-e-s trans.
Dans la suite du débat, les critiques ont porté sur les institutions du sida, en mettant en cause, par exemple, les limites criantes des enquêtes épidémiologiques qui intègrent les trans dans la catégorie « Hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes ». Dans le même temps, les organismes financeurs des recherches n’envisagent toujours pas de proposer à des personnes trans de siéger dans leurs comités d’évaluation.
La discussion s’est achevée autour des enjeux d’instrumentalisation et pouvoir au sein même des communautés trans. Au cours des dernières années, quelques porte-paroles ont émergé sur les questions trans et VIH. Mais ne sont-ils/elles pas des alibis ? Et quelle est leur capacité de peser dans les organismes ou les institutions ? Pour l’une des participantes, un clivage de genre se reproduit parmi les trans : des gars trans FtM, parfois impliqués dans la communauté gaie, s’intègrent progressivement au sein des organismes et/ou obtiennent des financements pour leurs projets. Mais les femmes trans, en particulier les travailleuses du sexe, restent en marge de ce début de reconnaissance institutionnelle.
Une discussion à poursuivre !
De ces échanges, je retiens une idée (parmi les autres) : la nécessité de penser « global » sur les enjeux trans. Par exemple, au sein des organismes, la question se limite souvent à l’intégration des personnes trans dans les organismes communautaires. Alors qu’on devrait surtout se demander ce que les organismes font concrètement pour rendre la société plus vivable pour les trans : soutien aux revendications, participation à des manifs, plaidoyer pour les droits humains, etc.
Le patient « idéal » ?
L’atelier suivant portait lui très directement sur les questions « d’inclusion, d’exclusion et d’accessibilité ». À la tribune : Jordan comme modérateur, Alexandra — qui travaille au journal L’injecteur — et Geneviève — salariée à la COCQ-sida — comme intervenantes. L’atelier visait à questionner les normes implicites du « bon patient » au sein de la lutte contre le sida : un sujet informé, réflexif, capable de faire des choix éclairé(s), observant… Bref, une parfaite illustration de la gestion individuelle de sa propre vie, sous l’influence néolibérale !
Alexandra, ancienne consommatrice de produits et séropositive, s’est appuyée sur sa propre expérience pour commencer l’atelier. Quand elle s’est impliquée dans des organismes communautaires, elle était loin de répondre à la notion de militante « idéale » ! Pour elle, c’est le temps et la reconnaissance de son expertise profane qui lui ont permis de prendre des responsabilités, et de devenir salariée. Mais la question de l’inclusion se reposent en permanence avec les usagers de drogue : quand on est high, siéger dans un CA n’est pas toujours prioritaire… ni possible ! Son intervention a été l’occasion de poser un regard critique sur la place des « pairs aidants » dans les organismes, une approche fréquente au Québec (pour une définition rapide du rôle des pairs aidants en santé mentale, voir ici). L’intention louable : intégrer à l’action des personnes directement concernées, en se donnant les moyens financiers de leur participation. Mais le risque est grand de créer une nouvelle catégorie de salarié-e-s, sous-payé-e-s et moins considéré-e-s, malgré leur engagement fort. La tension est donc grande entre la volonté politique d’associer les personnes aux décisions, et les écueils de la professionnalisation du mouvement sida.
Pour sa part, Geneviève est partie de son expérience de militante auprès de gais et des migrants. Elle a questionné le regard ethnocentré des intervenant-e-s sur les « excentricités culturelles » des migrants d’Afrique et des Caraïbes : les pensées « magico-religieuses » sont souvent perçues comme des barrières à une bonne compréhension de l’épidémie. Une telle vision élude les enjeux de précarité et de racisme dans la société d’accueil, et place la rationalité de la santé publique comme unique référent. Dès lors, on peut vite se retrouver catégorisé comme « mauvais patient », pas assez rationnel ou pas assez observant !
Pour Geneviève, la foi est ainsi un élément à prendre au sérieux, si l’on veut parler de résilience dans certaines communautés. Souvent perçue comme ringarde et archaïque dans le monde associatif et médical, la religion permet à certain-e-s de trouver un sens à ce qui leur arrive. Et si on essayait de faire avec, sans naïveté et sans complaisance, mais avec la volonté de renforcer les capacités individuelles et collectives face au sida ?
La discussion a ensuite porté sur ces fameuses pensées « magiques »… où l’on se rend rapidement compte qu’elle n’ont rien de spécifique aux migrants ! Parmi les gais, certaines croyances vis-à-vis du VIH et du risque sont bien présentes, et ce depuis le début de l’épidémie : penser que le statut sérologique se « voit sur le visage », ou que « les jeunes ne peuvent pas être infectés », par exemple. La permanence d’une sérophobie spontanée et irraisonnée dans le milieu gai, malgré les campagnes de sensibilisation, prouvent bien que l’appropriation des connaissances n’est pas uniquement un enjeu pour les populations migrantes.
Reconnaitre la diversité des rationalités face au VIH est sans doute une des conditions pour mieux adapter les messages et les actions. Une belle invitation à penser (et travailler) en dehors des découpages populationnels habituels !
La place de la critique
Il y aurait encore beaucoup à dire, et j’aurais bien aimé assister à d’autres de débats… Mais la conférence Plus ou Moins appelle des suites, espérons-le. Le seul point regrettable, du moins pour la journée de vendredi, est la faible présence des francophones, et plus généralement la participation relativement modeste aux ateliers. Visiblement, la volonté d’ouverture annoncée n’a pas rencontré beaucoup d’échos cette fois-ci.
Un dernier mot, pour finir. La vitalité d’un mouvement « critique » dans le champ du VIH/sida — au Québec et plus largement en Amérique du nord — est réellement inspirante. Parce que ces moments de réflexion et de rencontre sont très stimulants, et engagent une réflexion de fond sur les rapports de domination et de pouvoir ; mais aussi parce que la critique prend ici le soin de penser des alternatives concrètes. Fragiles et relativement marginalisés, ces espaces n’en demeurent pas moins une bouffée d’air pur !
Reste à imaginer les alliances et les rapports de force qui permettront à ces alternatives de contribuer efficacement au renouvellement du mouvement communautaire.
Merci Gabriel, ce billet a le mérite de lire que les problématiques sur le VIH/sida se font écho des deux côtés de l’Atlantique.