Comment analyser les sentiments en jeu dans la lutte contre le sida ? Et en particulier, quel rôle jouent la honte et la fierté dans les discours de prévention ? Telles sont quelques unes des questions abordées durant le séminaire « Les économies politiques des sentiments », qui s’est tenu à Paris en mai dernier.

Retour sur un séminaire

La séance du séminaire, animée par Jean-Baptiste Pettier, Manuela Salcedo et Mathieu Trachman s’intitulait « Les cartographies affectives du VIH/sida ». L’intervention de Fanny Chabrol portait sur « l’économie politique du sida en Afrique : de la répulsion à l’attraction » ; la mienne abordait les questions de la politisation des sentiments dans la prévention du sida chez les gais.

L’invitation des organisateurs du séminaire m’a d’abord amené à me demander pourquoi, dans un travail de thèse sur les enjeux de la prévention du sida parmi les homosexuels masculins, j’avais fait le choix… de mettre les émotions de côté. Rien que pour cette interrogation rétrospective et fructueuse, je les en remercie ! Deux éléments de discussion/réponse me paraissent pouvoir éclairer cette orientation de mes approches sociologiques de la prévention :

  • d’abord, ce terrain de recherche a été — et reste — saturé d’émotions diverses : amour, colère, peur, honte, fierté, culpabilité, tendresse, dégoût… pour n’en citer que quelques unes.
  • Dans ce contexte, je suis moi-même largement impliqué dans cette économie « locale » des sentiments – en tant que gai, séronégatif, militant dans la lutte contre le sida. De ce fait, il est apparu nécessaire de chercher à contrôler ces émotions et les jugements normatifs qui les accompagnent, en développant une sociologie des « sentiments moraux » plus relativiste (on peut dire que cette mise à distance émotionnelle de l’objet m’a certainement permis de finir la thèse).
  • Mais finalement, et pour sortir de ce détour introspectif, constatons que je suis également le « produit » de mon environnement académique, au sens où la sociologie française, en particulier dans le domaine de la santé, a aussi construit sa légitimité en neutralisant les sentiments du chercheur et en objectivant celles des acteurs.

Une tradition française qui s’est notamment illustrée dans les premiers travaux menés sur la prévention du VIH, dans le contexte des années 1980/1990 où la planait la crainte de la stigmatisation des homosexuels et des personnes séropositives. Dès lors, en cohérence avec les stratégies associatives et de santé publique, les chercheurs ont participé au mouvement de « mise en équivalence généralisée » des pratiques (sexuelles) concernées par la transmission du VIH (1). Ce contexte épistémologique et politique, qui traduit un refus de la hiérarchisation et du jugement moral sur l’homosexualité, est une dimension incontournable de l’univers scientifique dans lequel on évolue en tant que jeune chercheur travaillant sur le sida. Un impératif politique qui a ses limites, puisqu’on va voir par la suite que la prévention reste justement, sur la durée un domaine traversé, et parfois saturé, d’émotions et de sentiments.

La dialectique de la honte et de la fierté : fil conducteur d’une analyse de la prévention chez les gais ?

Quand on s’intéresse aux sentiments qui traversent la lutte contre le sida, et en particulier dans le domaine de la prévention, la fierté apparaît comme une dimension incontournable. La sociologue Deborah Gould en a notamment fait l’un des points saillants de son ouvrage Moving politics sur l’action d’Act up et la mobilisation contre le sida aux États-Unis (2). Elle y effectue une lecture critique du rôle que la fierté comme émotion/sentiment a joué dans la constitution de l’horizon politique d’un mouvement social, dans les premières années de la lutte contre le sida. De son côté, François Delor (3), s’est intéressé au rôle de la fierté et la honte comme outils de production des sujets homosexuels. Il a particulièrement insisté sur la nécessité de proposer une lecture plus compréhensive de l’expérience de la honte, mais j’y reviendrai .

Dans la continuité de leurs analyses, il m’a paru intéressant d’envisager le rôle de la fierté dans les discours publics sur la prévention du sida en France, à travers trois moments de l’histoire d’Act Up-Paris.

1994 : « fiers d’être pédés, fiers de lutter contre le sida ! »

Affiche-Fiers-ActUpParis-1994

Cette affiche date de 1994, et a été rendue publique pour la Lesbian and Gay Pride (Marche des fiertés) de Paris. La mise en jeu de la notion de fierté fait alors appel à deux dimensions :

  • un positionnement vis-à-vis des pouvoirs publics et du reste de la société, pour commencer : la fierté participe ici d’un travail de visibilisation de l’homosexualité et de la mobilisation homosexuelle face au sida. L’épidémie frappe alors la communauté gaie depuis plus de 10 ans, et l’association estime que la réaction des pouvoirs publics reste trop timorée et les campagnes de prévention pas assez explicites concernant la sexualité gaie. De plus, on est en 1994, le moment où la moralité liée au sida est la plus importante, et les militants d’Act Up dénoncent l’indifférence homophobe de la société hétérosexuelle. Dans ce contexte, être « fier » et être « fier d’en mettre » (des capotes), c’est affirmer une responsabilité et une résistance. C’est aussi un message d’amour et de solidarité communautaire, à l’image de ce qu’analyse D. Gould aux États-Unis.
  • Mais la fierté met également en jeu, en sous-texte, un positionnement dans les débats stratégiques du mouvement de lutte contre le sida. Dans le monde associatif, les différents groupes n’ont pas tous fait le choix de mettre en avant la dimension homosexuelle de la maladie. Dans les premières années de l’épidémie, AIDES ou Arcat-sida, les deux principales organisations, revendiquent au contraire le caractère généraliste de la cause. À la fin des années 1980, le débat sur la nécessité de cibler les homosexuels dans les campagnes de prévention a été rude, certains redoutant le risque de stigmatisation des gais (4). Si on n’en est plus là en 1994 (le président de AIDES, Arnaud Marty-Lavauzelle a fait un double coming out — gai et séropositif — peu de temps avant), l’affirmation de la fierté gaie continue à délimiter des frontières stratégiques au sein du mouvement. Si j’osais une analyse libre, on peut d’ailleurs lire cette tension dans l’image des deux hommes présents sur l’affiche.

La question de la fierté et son envers, la honte ou le « placard », sont structurant dans les discours de prévention à cette époque : les hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes sans se définir comme gais, les bisexuels, les jeunes des quartiers populaires, sont considérés comme les populations les plus à risque (5). Plus généralement le fait d’être en marge des sociabilités homosexuelles « fières » et assumées est considéré comme un facteur de risque pour le VIH, laissant libre court à toute une rhétorique (souvent discutable, cf Halperin (6)) concernant l’homophobie « intériorisée ». On le voit donc, la fierté gaie est ici un outil d’affirmation communautaire et politique dans une société hétéronormée et face au déni de la sexualité gaie dans les discours de prévention de l’État.

2000 : « FièrEs d’en mettre ! », un édito d’Action

24 juin 2000 — Une nouvelle Lesbian and Gay Pride. Le plaisir de manifester, de faire la fête et de revendiquer. Oui, nous sommes fièrEs et nous ne cessons pas de l’être. FièrEs de défendre des positions qui dérangent et qu’on ne veut pas entendre. FièrEs de rappeler que c’est la manif d’une communauté — même si celle-ci semble parfois oublier ses morts, ses séropos, ses malades. FièrEs d’en mettre. FièrEs de se battre. FièrEs d’être là.

Cet extrait d’un éditorial du journal Action date de juin 2000. Même période de l’année et même occasion : la marche des fiertés LGBT. Mais le contexte a changé. Depuis plusieurs années, la question d’une reprise des comportements à risque parmi les gays est en débat. L’année précédente, un conflit a éclaté entre les militant-e-s d’Act Up et un écrivain, Guillaume Dustan, qui met en scène dans ses romans une sexualité gaie non protégée. Un phénomène, le bareback, figure du risque intentionnel, est au cœur de toutes les discussions. La polémique est devenue une controverse publique.

Dans ce cadre, l’affirmation de la « fierté » met en jeu une nouvelle dimension, car le message s’adresse d’abord aux membres de la communauté gaie. La responsabilité préventive des gais est considérée comme mise en péril par les agissements de quelques uns. L’affirmation d’Act Up oppose la solidarité communautaire à l’individualisme (supposé) des barebackers.

La fierté relève donc ici d’un rappel à la norme : on continue à se protéger ; mais elle délimite également une frontière morale au sein de la communauté homosexuelle, renvoyant les comportements à risque volontaires dans le champ de la honte. Mais l’enjeu est également politique : les récits de G. Dustan et plus généralement l’affirmation que la sexualité sans préservatif est désirable engage une concurrence entre deux lectures de la sexualité gaie (7). Autrement dit, la fierté d’Act Up, qui sous-entend une sexualité responsable, s’oppose à une autre fierté, une fierté « mal placée » si l’on peut dire, qui voit certains hommes revendiquer leurs pratiques sans préservatif.

La dialectique de la fierté et de la honte est donc au cœur des débats, et Act Up l’utilise pour discréditer ses adversaires : lors d’un débat sur le bareback à Paris en janvier 2000, les militants d’Act Up traite G. Dustan de « honteuse » et de « mal-baisé » : la fierté se rapporte ici à l’authenticité sexuelle. Quelques mois plus tard, en décembre, le président de AIDES de l’époque (Christian Saout), accusé de ne pas prendre au sérieux la recrudescence des risques chez les gais est lui aussi taxé de « honteuse » dans un éditorial de Têtu rédigé par Thomas Doustaly, un militant d’Act Up-Paris. La fierté recouvre donc ici l’affirmation d’une norme de prévention mise en péril, qui menace le consensus communautaire sur le risque.

2011 : « FièrEs d’en mettre ! »

Affiche-MdF-ActUpParis-2011

Le dernier moment historique que je voulais évoquer est beaucoup plus récent. En 2011, Act Up remet au goût du jour le slogan « Fier d’en mettre » pour la marche des fiertés LGBT, et là encore, il est utile d’en resituer le contexte.

On est plus de dix ans après les premières controverses sur le bareback. La prévention a pris un tournant biomédical : le rôle préventif des médicaments antirétroviraux est établi depuis plusieurs années, non sans débats scientifiques et politiques. De plus en plus d’initiatives, de messages, de campagnes se concentrent sur ces stratégies, alternatives ou complémentaires à l’usage du préservatif. Des stratégies controversées car elles présentent une efficacité relative et qu’elles actent une forme d’individualisation des recommandations : messages ciblés pour les séropositifs, les séronégatifs, les actifs, les passifs les personnes dont la charge virale est indétectable, etc. Dans ce cadre, le slogan « Fier d’en mettre » prend un nouveau sens : face à la médicalisation de la prévention, face à l’individualisation des normes de la prévention, il s’agit de rappeler l’enjeu de la responsabilité collective/communautaire dans la lutte contre le sida. La fin du texte illustre bien la démarche : « C’est aussi puissant que cela. C’est aussi simple que cela ». La fierté souligne également la nécessité de re-politiser la prévention dans un contexte où le discours biomédical tend à « neutraliser » les enjeux moraux et politiques du risque.

La fierté en question

À travers ce rapide survol de trois moments, on voit que le couple fierté/honte occupe une place spécifique dans les discours sur la prévention. Si l’on se décentre un peu des exemples précédents il est intéressant de réfléchir plus largement aux usages politique de la fierté. À la suite du travail de Deborah Gould, il paraît important d’historiciser les usages des sentiments pour comprendre de quelle affirmation ils participent, et finalement, quel est le contenu politique de la fierté, à des périodes données. Ce qui apparaît également, lorsque l’on étudie ces prises de positions, c’est l’ambivalence de la notion de fierté. Associée à la colère, elle constitue un formidable moteur de mobilisation politique/communautaire. Mais l’on peut aussi se demander : « à quel prix ? »

  • Car en délimitant les frontières de la honte, en terme de comportements non protégés, la fierté préventive a aussi contribué à créer des zones d’ombre et de silence sur la sexualité gaie. Dans ce cadre, l’irruption du bareback et la tension entre deux formes de fierté peut apparaître comme un retour de bâton d’une vision normalisante de la responsabilité préventive. Une fierté qui aurait laissé trop peu de place à l’expression de « l’abjection ». Pour David Halperin cet « affect socialement constitué » constitue une forme — parmi d’autres — de réappropriation des effets de l’oppression, qui caractérise les subjectivités gaies. Dans un autre registre, et cela fera l’objet d’un prochain article, l’association Warning s’attache à retourner le stigmate avec la notion de « sérofierté« .
  • Le coût de la fierté se mesure également, comme l’a montré D. Gould aux USA, au prix de la normalité : la responsabilité préventive et le « polissage » des sexualités gaies est devenu, pour certains acteurs du monde LGBT, un gage de respectabilité sociale, une étape pensée comme nécessaire pour obtenir en retour des droits comme le mariage. On trouve notamment des développements de cette analyse dans l’ouvrage collectif Gay Shame (8), paru en 2010.

Pour François Delor, c’est justement cette « communauté d’intransigeance » qu’il convient de questionner, pour ouvrir d’autres espaces de créativité identitaire :

Si l’on s’accorde à dire qu’il n’est pas nécessaire d’être fier pour n’être pas honteux, c’est à condition de développer l’espace d’une posture créatrice, critique et, à sa manière, provocante. Pour le dire autrement, c’est dans la mesure où je soutiens qu’une réaction non symétrique, inattendue, surprenante, a des chances de produire du nouveau dans l’échange social entre stigmatisés et stigmatisant que je disqualifie la réaction systématique ou l’installation durable dans les identités. Il s’agit bel et bien de produire les conditions de possibilité de l’action « déviée », des stratégies de la surprise ou de la provocation et des positions de l’instant.

Une invitation à revenir à une investigation sociologique et dynamique des émotions en jeu dans la prévention. Mais aussi à imaginer une lecture « queer » des discours de la honte et de la fierté, bien au-delà du VIH/sida.

 

Références

(1) PAICHELER Geneviève, « Sauver la liberté sexuelle ou imposer des modèles : L’impact des associations sur la communication publique de prévention du sida », in Paicheler G. & Loyola M.A. (Eds), Sexualité, normes et contrôle social, Paris, L’Harmattan, 2003, pp.33-52

(2) GOULD Deborah B., Moving Politics: Emotion and Act Up’s Fight Against AIDS, Chicago, University Press of Chicago, 2009

(3) DELOR François, « Résistance politique et complicité relationnelle« , Farde de lecture pour le séminaire des UEEH, Marseille, 2002

(4) GIRARD Gabriel, Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013

(5) DE BUSSCHER Pierre-Olivier, « Saisir l’insaisissable : les stratégies de prévention auprès des homosexuels et bisexuels masculins en France (1984-2002) », in Broqua C., Lert F., Souteyrand Y., Homosexualités au temps du sida. Tensions sociales et identitaires, Paris, ANRS, 2003, pp.257-272

(6) HALPERIN David, Que veulent les gays ? Essai sur le sexe, le risque et la subjectivité, Paris, Éditions Amsterdam, 2010

(7) BROQUA Christophe, Agir pour ne pas mourir ! : Act Up, les homosexuels et le sida, Paris, Presses de Sciences Po, 2006

(8) HALPERIN David, TRAUB Valerie (Eds), Gay shame, Chicago, University Press of Chicago, 2010