Le comité permanent sur la santé de la Chambre des communes du Canada a lancé cet hiver une étude sur la santé des personnes LGBTQ+. Dans ce cadre, j’ai été sollicité pour venir partager mes observations sur le sujet. Voici le texte de mon intervention (relu et bonifié par Sarah-Amélie Mercure).

Mon expertise professionnelle et scientifique porte principalement sur les hommes gais, bisexuels et les autres hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, cisgenres et transgenres (gbHARSAH) en contexte urbain – acronyme que je vais régulièrement utiliser. C’est donc avant tout des situations de ces hommes que je parlerai ici.

Pour introduire ma présentation, je voudrais préciser le cadre théorique dans lequel se situent mes réflexions, c’est-à-dire l’analyse en termes d’inégalités sociales de santé. Cette analyse permet de saisir d’un même mouvement les dimensions systémiques et les réalités communautaires et individuelles des déterminants sociaux de la santé. Si l’on considère la santé des personnes LGBTQ+, l’analyse en termes d’inégalités sociales de santé souligne l’importance d’une compréhension holistique de la santé, afin de comprendre pourquoi les personnes de la diversité sexuelle et de genre sont structurellement en moins bonne santé que la population générale, sur le plan de la santé physique, de la santé mentale ou de la prévalence des ITSS.

Barrières pour la santé des personnes LGBTQ+

Un mot pour dire d’abord qu’au Québec, les difficultés de santé des personnes LGBTQ+ sont diversement documentées. Pour les gais, bisexuels et autres HARSAH, on dispose de nombreuses études, quantitatives et qualitatives, principalement liées à l’épidémie de VIH/sida. Pour les lesbiennes, les bisexue-le-s, les personnes trans, et les autres personnes de la diversité sexuelle, les données sont malheureusement plus restreintes et moins précises, et relèvent pour la plupart des constats de terrain des organismes communautaires. On bénéficie cependant de suffisamment de recul pour dégager plusieurs enseignements utiles sur les différentes barrières auxquelles les personnes LGBTQ+ font face dans la reconnaissance de leurs problématiques spécifiques de santé.

Barrières systémiques/structurelles

Mon premier point concerne les barrières qui s’établissent au niveau systémique ou structurel, comme je viens d’en parler au sujet des gbHARSAH. Au Canada comme dans plusieurs pays développés à travers le monde, les personnes LGBTQ+ ont pratiquement obtenu un traitement d’égalité devant la loi. Je dis pratiquement, car il reste des droits à obtenir pour les personnes trans, notamment au Québec. Mais l’égalité juridique n’est pas l’égalité réelle. Autrement dit, la reconnaissance des couples de même sexe ou la mise en place de politiques de lutte contre l’homophobie sont des acquis indiscutables, mais restent encore souvent en décalage avec l’expérience de nombreuses personnes. Dans une société où l’hétérosexualité demeure la norme sociale dominante, le vécu des personnes LGBTQ+ restent fortement imprégnés de sentiments de honte, et malheureusement aussi d’injures, de brimades et de violences. A titre d’exemple, 47% des répondants de l’étude Engage déclarent avoir été insultés en raison de leur orientation sexuelle au cours des 12 derniers mois.

Ces différentes dimensions, qui affectent profondément l’estime de soi, expliquent en grande partie le haut taux de tentatives de suicide chez les personnes LGBTQ+, mais aussi plus largement la prévalence élevée des difficultés de santé mentale (anxiété, mal-être, mauvaise image corporelle, notamment). Dire cela ce n’est pas faire un constat d’impuissance : nos sociétés évoluent et peuvent encore évoluer, grâce à la visibilité accrue de la diversité sexuelle et de genre, grâce à la multiplication de modèles positifs, au travail des allié-e-s ou encore grâce aux innovations dans l’éducation, etc.

Barrières liées au système de santé

Mon second point concerne un deuxième niveau de barrières pour la santé LGBTQ+, c’est-à-dire l’adaptation du système de santé. Au cours des dernières décennies, de nombreux progrès et innovations ont été déployés, le plus souvent en réponse à l’urgence de l’épidémie de sida. Ces acquis sont une source d’enseignement très importante. Mais ils souffrent de deux limites principales :

  • Premièrement, les services existants cantonnent généralement la santé des minorités sexuelles à la santé sexuelle, ou à la lutte contre les ITSS;
  • Deuxièmement, ces services sont d’abord et avant tout adaptés (à quelques exceptions près) aux besoins des gbHARSAH cisgenres.

Or, les problématiques de santé des personnes LGBTQ+ découlent très largement de leurs difficultés à être reconnus et reçus dans le système de santé comme des individus faisant face à des défis et des besoins spécifiques. C’est une réalité plus marquée pour les personnes LBTQ que pour les gbHARSAH. Face à cette réalité, le système de santé peine encore trop souvent à s’adapter :

  • D’abord parce que la population concernée est souvent perçue comme très minoritaire par les décideurs ; ce qui peut être vrai, selon les contextes, mais cela n’exclut pas de mettre en place une approche inclusive ;
  • Ensuite parce que les besoins de santé exprimés par les communautés LGBTQ+ n’apparaissent malheureusement pas toujours prioritaires dans un contexte de restrictions budgétaires;
  • Enfin, parce que les autorités de santé n’ont pas toujours une perception adéquate des besoins de santé, et qu’à défaut d’études et de données disponibles, certains groupes de population sont malheureusement encore mis de côté.

Or, l’expérience montre que l’adaptation des services peut faire l’objet d’une collaboration étroite entre les communautés concernées, les organismes qui les représentent et les services de santé.

Barrières en termes de pratiques professionnelles

Le troisième niveau de barrières dont je voudrais vous parler découle directement du précédent, puisqu’il concerne les pratiques professionnelles. Trop souvent les personnes LGBTQ+ font des démarches vers les services de santé, mais sont confronté-e-s à des difficultés ou des expériences négatives et arbitraires. Ces difficultés peuvent être de plusieurs ordres :

  • Premièrement, des pratiques stigmatisantes ou discriminatoires, car oui cela existe encore malheureusement ;
  • Deuxièmement, des intervenants ou des professionnels de santé qui, parce qu’ils ne s’estiment pas assez formés, orientent les patients vers d’autres confrères ou consœurs, occasionnant parfois des délais d’attente injustifiés ;
  • Enfin, plus généralement, la difficulté d’accéder à un intervenant ou un professionnel de santé ouvert et accueillant, soit pour des raisons d’éloignement géographique, de barrières financières, soit parce que ces professionnels sont déjà surchargés.

Barrières individuelles

Le dernier niveau de barrières dont je voulais parler se situe au niveau des individus eux et elles-mêmes. Prendre soin de soi et de sa santé est une pratique éminemment sociale et culturelle : le genre, l’orientation sexuelle, mais aussi la couleur de peau, le niveau d’éducation et de revenu, ou l’insertion communautaire jouent des rôles clés dans ces processus. Pourquoi ? Parce que prendre conscience qu’on a des besoins spécifiques et légitimes en matière de santé en tant que personnes LGBTQ+ nécessite une aisance avec soi-même, une connaissance de son corps, une capacité réflexive et un désir de prendre soin de soi, qui s’élaborent aussi dans les interactions avec les autres membres de sa (ou de ses) communautés d’appartenance et avec le système de santé. Le passage du besoin de santé perçu au recours effectif aux soins s’inscrit également dans ce schéma relationnel, de la même manière que le maintien dans les soins, la poursuite de son traitement ou le suivi médical. Élément encourageant : dans l’étude Engage, près de 80% des répondants séronégatifs ont dévoilé leur orientation sexuelle à leur médecin de famille… mais seuls 54% de l’ensemble des répondants séronégatifs ont un professionnel de santé régulier.

Pistes de solutions

Après avoir dressé le constat de ces différentes barrières, je voudrais terminer ma présentation en pointant un certain nombre de pistes de solution, qui proviennent principalement de l’expérience montréalaise. Le succès de ces pistes de solution s’appuie sur trois conditions gagnantes : 1) la concertation intersectorielle, 2) la reconnaissance de l’expertise des communautés concernées, et 3) la prise en compte de la diversité des besoins de santé des personnes LGBTQ+.

Mieux baliser les parcours de santé

La première piste d’amélioration concerne les parcours de santé.
D’abord en termes de navigation : à Montréal, les recherches auprès des gbHARSAH ont bien démontré qu’au-delà des services spécialisés ou adaptés, la clé se situe aussi dans la capacité de navigation des hommes dans le système de santé. Accéder au dépistage régulier des ITSS est une bonne chose, mais il faudrait aussi que cette porte d’entrée permette d’être orienté, si nécessaire, vers des services en santé mentale et dépendance, ou des ressources communautaires pour briser l’isolement. La logique des silos conditionne encore trop souvent le recours aux soins, comme l’a bien démontrée l’étude Mobilise!. Mettre en place des outils de navigation (cartographie des services en ligne, par ex.) faciliterait la vie des personnes et le travail des professionnels.

Deuxième enjeu de parcours de santé, le fait que les besoins de santé spécifiques des membres de la diversité sexuelle et de genre varient selon les identités et au cours de la vie : des ainés LGBTQ+ ont besoin de services en tant qu’ainées et en tant que personnes LGBTQ+. Une approche intégrée permettrait de prendre en compte adéquatement ces besoins diversifiés de manière transversale dans différents programmes de santé et de services sociaux, suivant la recommandation du plan québécois de lutte contre l’homophobie.

Enfin, troisième idée très simple pour faciliter les parcours de santé : mettre en place des outils visuels (affiches, pamphlets) dans les services ou les organismes signalant que les personnes LGBTQ+ sont les bienvenues. Ces marques de considération souvent discrètes, représentent un signal favorable pour que des personnes concernées se sentent à l’aise de se dévoiler auprès de leur professionnel de santé.

Outiller les professionnels de santé

La seconde piste d’amélioration touche plus directement les professionnels de santé. Cela concerne bien sûr les connaissances, et donc la formation initiale et continue : les outils sont maintenant nombreux pour développer les compétences des professionnels qui reçoivent des patients LGBTQ+. Mais cela concerne aussi les « savoir-être ». Contrairement à une idée reçue, il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste de la santé LGBTQ+ pour prendre en charge des patients issus de ces communautés : dans la plupart des situations, l’écoute, la disponibilité et l’attention à la personne peuvent suffire à détecter des difficultés, et envisager des options ou une orientation. Le fait qu’un-e patient-e dévoile son orientation sexuelle ou son identité de genre doit être entendu comme un pas très significatif par les professionnels de santé.

Augmenter le pouvoir d’agir des patient-e-s !

Enfin, dernière piste d’amélioration: on ne peut pas tout attendre du système de santé ni des professionnels qui y travaillent. Il est indispensable de mieux outiller les patients et les citoyens dans leurs démarches de santé, que ce soit à travers des pamphlets, des groupes de soutien ou d’autres interventions communautaires, comme les outils d’aide à la discussion avec les professionnels de santé (check-list pour se préparer, par exemple). En termes de santé, le « bouche à oreille » fondé sur l’expérience vécue est souvent un outil puissant d’identification des professionnels de santé et des services inclusifs des réalités LGBTQ+. Mais cette approche conduit malheureusement aussi à une saturation des services accueillants et respectueux. Au-delà du bouche à oreille, on devrait aussi soutenir les stratégies qui consistent à faire pression collectivement pour obtenir de meilleurs services, afin de transformer l’insatisfaction vécue en levier de transformation des pratiques professionnelles.