Des militants queer menacent-ils la liberté d’expression au Québec ? La récurrence de cette interrogation dans le débat public souligne une incapacité collective à envisager la complexité de la question sociale.

Ce texte est paru dans la section Opinion de La Presse+.

Sortir des débats piégés

Ces dernières années, une petite musique se fait entendre dans le camp progressiste, qui dépeint une fracture indépassable entre les revendications socio-économiques ou féministes, et celles portées par les activistes lesbiennes, gais, bisexuels, trans et queer (LGBTQ). Ce clivage s’appuie sur une opposition, largement rhétorique, entre une gauche qui serait attentive aux conditions des classes populaires, et une gauche présumée « identitaire », ou « post-moderne ». Si séduisante qu’elle puisse apparaitre, en ces temps où les débats à l’emporte-pièce l’emportent malheureusement souvent sur la compréhension de réalités plus complexes, cette opposition procède d’un double aveuglement.

Il s’agit d’abord d’un aveuglement historique. Au cours du 20e siècle, les relations entre les mouvements progressistes et les combats LGBTQ ont été caractérisées par un compagnonnage parfois conflictuel. Longtemps la gauche a observé avec circonspection ces luttes mêlant privé et politique. Dans les années 1970, l’homosexualité était encore régulièrement considérée comme un « vice bourgeois », une réalité présupposée « extérieure à la classe ouvrière ». Les jonctions se sont pourtant opérées, portées par des militant.e.s de gauche gais et lesbiennes, soutenus par des alliés de leur cause. Avec d’autant plus de succès que les revendications LGBTQ s’inscrivaient logiquement dans le logiciel progressiste : dénonciation de la répression policière, la demande de reconnaissance sociale et la conquête de droits. En somme, une alliance s’est nouée alors autour de la revendication d’égalité, une perspective qui reste d’actualité. Ce que semblent ignorer les tenants actuels de la fracture « irréconciliable », c’est que leur partition se contente d’actualiser la vieille rengaine homophobe de l’homosexualité « bourgeoise ». Au mépris du fait que la demande d’égalité sociale demeure un enjeu brûlant pour de nombreux.ses LGBTQ, notamment les moins nantis d’entre elles et eux.

Le deuxième aveuglement à l’œuvre concerne l’incapacité apparente, pour un certain nombre d’observateurs et de commentateurs de l’actualité classés à gauche, à analyser les contradictions qui traversent les communautés LGBTQ. Les années 1990 et 2000 ont été marquées, au Québec et ailleurs, par des avancées spectaculaires en termes de reconnaissance juridique et institutionnelle : l’ouverture du mariage aux conjoints de même sexe, l’instauration d’un plan de lutte contre l’homophobie, et même quelques avancées pour les droits des personnes trans. L’égalité formelle est un acquis, mais la conquête de l’égalité réelle demeure un combat. Les mouvements féministes ont depuis longtemps fait la preuve que les avancées dans la loi ne se transforment pas mécaniquement en recul des injustices et des discriminations. Il en est de même pour les personnes LGBTQ, les données de recherche le prouvent régulièrement. Ce constat n’est pas homogène, bien évidemment : certains gais ou certaines lesbiennes ont bénéficié à plein de la reconnaissance sociale, parce qu’ils en ont les moyens ou qu’ils bénéficient de conditions favorables. Mais pour toute une partie de ces communautés, plus précaires et subissant des discriminations transphobes, homophobes ou racistes, le quotidien reste marqué par des inégalités de traitement et des violences.

Admettre qu’il reste encore des choses à changer pour assurer des conditions de vie dignes aux personnes LGBTQ n’est pas trahir un idéal progressiste ou féministe. C’est, bien au contraire, l’enrichir et le mettre au diapason de nos sociétés plurielles. Les contempteurs des combats « identitaires » semblent trop souvent oublier que les revendications LGBTQ traduisent, d’abord et avant tout, une demande de justice sociale.

Dans ce contexte, les débats récurrents sur la question de la censure manquent leur cible. À trop se centrer sur les effets de discours (qui parle ? Qui est ramené au silence ?), ces controverses passent le plus souvent à côté des réalités concrètes des discriminations, des violences et des oppressions qui sont en jeu. Est-ce à dire qu’il n’y a pas matière à débat contradictoire ? Non, et la discussion des stratégies militantes, de leur portée et de leurs limites, est légitime. Cependant, dans ce contexte, l’invocation de la liberté d’expression apparait comme l’arbre qui cache la forêt, occultant une discussion de fond sur la revendication d’égalité sociale, et invisibilisant de ce fait l’expérience des injustices encore vécues par des dizaines de milliers de personnes LGBTQ.