Voici le texte que nous avons rédigé, François Berdougo et moi, afin de présenter les grandes lignes de notre livre. À lire sur Mediapart !
Où en est la lutte contre le sida en 2017 ? Quels en sont les principaux enjeux ? Et qu’est devenu le projet de transformation sociale qui a caractérisé l’activisme sida ?
Trois enjeux de débats
L’écho considérable du film « 120 Battements par minute » a remis la lutte contre le sida sur le devant de la scène : les médias n’ont sans doute pas parlé autant de l’épidémie depuis l’avènement des trithérapies en 1996. À bien y regarder, le regain d’intérêt pour les années les plus sombres du sida (1981-1996) n’a rien d’un épiphénomène. Dans le monde anglo-saxon, les productions cinématographiques ou littéraires portant sur cette période dramatique se sont multipliées ces dernières années : qu’on pense à Dallas Buyers Club, We Were Here, United in Anger ou l’adaptation télévisuelle de la pièce de théâtre The Normal Heart.
Un tel engouement traduit indissociablement deux mouvements imbriqués. On peut en premier lieu y lire un travail de mémoire salutaire, qui permet de tisser les liens entre les expériences générationnelles de la maladie, notamment chez les homosexuels. Cette réappropriation collective d’un pan de l’histoire est cohérente avec la revendication d’une meilleure structuration et valorisation d’archives LGBT. On peut aussi y déceler une forme de fascination nostalgique pour une époque révolue, mais mythifiée, marquée par les deuils, l’activisme et l’affirmation des malades. Certains des acteurs historiques de la lutte contre le sida n’ont d’ailleurs pas manqué de souligner les ambiguïtés de ce rapport au passé [Lestrade, 2017].
Mais le succès du film de Robin Campillo a également le mérite de soulever des questions d’un autre ordre, tant dans les articles ou les interviews que dans le milieu associatif. Où en est la lutte contre le sida en 2017 ? Quels en sont les principaux enjeux ? Et qu’est devenu le projet de transformation sociale qui a caractérisé l’activisme sida ? Des questions d’autant plus importantes qu’elles se posent dans un contexte où la fin de l’épidémie est devenue un horizon atteignable.
Le livre que nous publions aux Éditions Textuel se propose de prendre quelques-unes de ces questions à bras le corps. Sans prétendre faire le tour d’enjeux aussi denses et complexes, il s’agit de mettre en perspective l’objectif relativement consensuel de « fin du sida », à travers une démarche socio-historique. Car si beaucoup a été écrit sur les quinze premières années de la lutte contre le sida en France, les analyses des 20 années qui ont suivies sont plus rares. Une telle démarche a nécessité de se replonger dans des controverses militantes et scientifiques, de lire ou relire des textes, de confronter des interprétations, afin de proposer une approche rigoureuse des évolutions constatées. Ce travail est cependant « situé », au sens où nous sommes tous les deux des acteurs du mouvement associatif sida, et que nos engagements respectifs, notre ancrage générationnel, notre homosexualité ou notre séronégativité teintent nécessairement les analyses. De ce fait, l’ouvrage se veut avant tout une proposition, ouverte au débat et à la contradiction.
La réflexion sur les conditions et les défis de la fin du sida nous a amené à explorer trois enjeux, qui constituent des fils conducteurs du livre.
Le premier enjeu concerne la caractérisation de l’épidémie et le statut du VIH/sida. La diffusion des médicaments antirétroviraux (dans les pays où ils ont été accessibles…) a été considérée par plusieurs observateurs comme une phase de « normalisation » du sida, quand l’épidémie bénéficiait jusqu’alors d’un traitement exceptionnel. Les réponses au VIH se sont construites historiquement sur l’alliance entre des préoccupations médicales et de droits humains. En témoignent l’instauration du dépistage volontaire (et non obligatoire), mais aussi la reconnaissance sociale et légale des minorités les plus affectées. Le concept de « normalisation » caractérise également le passage d’un militantisme de l’urgence, en réaction à l’hécatombe, à des formes d’engagement moins spectaculaires. L’amélioration considérable des conditions de santé et de l’espérance de vie des personnes vivant avec le VIH a accompagné une certaine chronicisation du statut de la maladie. Or, la remise en question du traitement « exceptionnaliste » n’a rien d’un processus linéaire. Le sida échappe en effet, à bien des égards, à sa normalisation. En France, l’infection par le VIH continue ainsi d’affecter de façon disproportionnée des populations minoritaires : les usagers de drogue, les trans, les homosexuels, les travailleur.se.s du sexe ou les personnes originaires de pays où le VIH est endémique. En outre, le niveau de stigmatisation associée au virus et les discriminations que vivent les séropositifs reste élevé, ainsi qu’en attestent régulièrement diverses études. Enfin, l’épidémie demeure un révélateur des injustices socio-économiques et géographiques, comme le démontre les inégalités mondiales d’accès aux traitements.
Le deuxième enjeu concerne plus directement les traitements antirétroviraux. La perspective de la fin de l’épidémie s’appuie de façon centrale sur le recours aux médicaments anti-VIH comme outil de prévention. La logique est la suivante : les traitements réduisent la charge virale des personnes séropositives, et donc le risque de transmission à leurs partenaires sexuels. De plus, et c’est le principe de la prophylaxie pré-exposition (Prep), la prise de médicament anti-VIH par des individus séronégatifs « à risque » réduit très fortement leur risque d’être infectés. Le « traitement comme prévention » est ainsi devenu, au cours des années 2010, la pierre angulaire d’un nouveau paradigme de prise en charge de l’épidémie. La maladie étant traitable grâce aux antirétroviraux, il s’agit 1) de mieux cibler le dépistage et 2) de mieux contrôler la diffusion du virus : c’est le nouveau rôle attribué aux traitements. Cette extension du domaine pharmaceutique constitue un véritable bouleversement, notamment parce qu’elle est avant tout envisagée à l’aune d’impacts populationnels, mais aussi parce qu’elle redéfinit le rôle des soignants, qui prescrivent et doivent donc intégrer la prévention à leurs pratiques professionnelles. La notion de contrôle de l’épidémie soulève également d’importants questionnements éthiques et politiques, puisqu’elle situe la responsabilité préventive au niveau des individus eux-mêmes : le dépistage, l’adhérence aux traitements, deviennent autant de marqueur d’une nouvelle citoyenneté sexuelle. Dans le même temps, les dimensions sociales et culturelles de la santé (niveau socio-économique, entourage, accès aux soins) sont souvent occultées par un certain triomphalisme biomédical.
Finalement, il nous a semblé utile d’interroger le potentiel de transformation sociale de la lutte contre le sida, et en particulier le mouvement associatif. Les conditions de la mobilisation ont indéniablement changé, notamment avec la sortie du contexte d’urgence. Mais les raisons de s’indigner demeurent : la vie avec le VIH reste trop souvent marquée par la précarité, les discriminations dans le domaine de l’emploi, ou dans la sphère affective et sexuelle. Et si la lutte contre le sida a contribué à la reconnaissance sociale de l’homosexualité ou de l’usage de drogues, ou à une meilleure prise en charge des étrangers malades, les reculs et les réflexes moralistes ou racistes ne sont jamais loin. Dans ce contexte, le monde associatif s’est transformé, à travers une professionnalisation croissante (mais non dénuée de précarité), mais aussi en élargissant son champ d’intérêt et d’intervention. Des initiatives aussi diverses que l’appel « Nous sommes la gauche ! », initié par Act Up-Paris en 1997, ou l’implication de AIDES, à la même époque, au sein du Collectif interassociatif sur la santé (CISS), illustrent ce redéploiement. Avec la perspective de la fin de l’épidémie, les associations font face à de nouveaux défis. Le ciblage des interventions vers des populations « clés » impose par exemple de repenser la géographie et les contours de l’action. L’exemple des « Villes sans sida » traduit ainsi une nouvelle forme d’alliance entre soignants, militants et chercheurs, ancrée dans un territoire urbain. Plus encore, la prééminence d’un paradigme biomédicale de traitement et de prévention souligne l’impérieuse nécessité de maintenir une lecture affutée des inégalités sociales de santé. À défaut, les potentialités critiques de la lutte contre le sida s’en trouveront affaiblies.
Les chantiers de discussion sont ouverts, ce livre constitue notre contribution au débat et à la réflexion.
François Berdougo (membre du conseil d’administration de Médecins du Monde) & Gabriel Girard (sociologue, CREMIS – Université de Montréal), co-auteurs de « La fin du sida est-elle possible ? », paru le 22 novembre aux Éditions Textuel.