Un court billet pour présenter (et commenter) un long texte en anglais que j’ai lu avec intérêt : “Thoughts on an anarchist response to Hepatitis C and HIV”. Les co-auteurs  —  Alex McClelland et Zoë Dodd  —  sont deux activistes et intellectuels canadiens, impliqués de longue date dans la lutte contre le VIH et les hépatites. Comme l’indique le titre, ce texte présente un état de leurs réflexions autour de ce que pourrait être une réponse anarchiste à ces deux épidémies.

Des racines anarchistes

Le texte débute avec la mise en lumière des racines anarchistes/libertaires de la lutte contre le sida. Selon les deux co-auteurs, la prise en charge de la réponse à l’épidémie par les communautés elles-mêmes, face à l’indifférence notoires des pouvoirs publics en est l’une des illustrations. Cette introduction éclaire ce qu’elle et il entendent par “anarchisme” dans le reste du texte : l’auto-organisation locale, la défiance vis-à-vis des structures hiérarchiques, le rejet du pouvoir étatique et capitaliste.

L’objectif affirmé du texte est donc de renouer les liens avec cette histoire “anarchiste” des premières formes de lutte face au VIH. Une histoire qui, comme l’expliquent Zoë et Alex, demeure largement implicite :

In looking back at history, we can see that many of these radical actions were inherently anarchist. At the time, people’s intentions may not have been rooted in an anarchist worldview. People did what they needed to do to maintain their own survival despite what higher authorities deemed appropriate. These examples are the active realization of mutual aid, spontaneity, trust, and collaboration — all tenets of anarchism.

Cette interprétation historique a le mérite d’ouvrir le débat, à rebours des perspectives compassionnelles des années 1980 qui ont le vent en poupe ces dernières années !

Une perspective stimulante

La perspective développée dans le texte est stimulante à plusieurs égards.

  • En tissant une continuité historique entre des formes lointaines (historiquement et géographiquement) d’auto-organisation des personnes concernées, les deux auteurs ouvrent la possibilité d’une relecture par le bas, non institutionnelle des combats pour la dignité des malades, contre les discriminations ou contre la toute-puissance du pouvoir médical, pour ne donner que quelques exemples. Des combats qui ont marqué la lutte contre le sida et qui continuent à inspirer les activistes d’aujourd’hui
  • Zoë Dodd et Alex McClelland affirment à juste titre leur opposition résolue à la logique du profit qui domine l’accès aux traitements dans le domaine du VIH et des hépatites, condamnant à mort des centaines de milliers de malades à l’échelle internationale.
  • Enfin, le texte souligne avec raison les dommages causés par l’organisation néolibérale des systèmes de santé. La course aux subventions, notamment pour les organismes communautaires et les chercheurs, contribue à un appauvrissement politique et intellectuel manifeste. Pour les deux auteurs ces évolutions se traduisent aussi par une attitude trop “défensive” de la part des mouvements sociaux. En d’autres termes, l’institutionnalisation de la cause (et, selon les deux auteurs, son étatisation) crée un contexte idéologique et matériel extrêmement défavorable à la créativité et à l’engagement des premiers-ères concerné-e-s.

Un diagnostic partiel

Le lecteur restera cependant sur sa faim autour de certaines questions.

  • L’appel répété, tout au long du texte, à l’auto-organisation des communautés locales face au VIH et aux hépatites sonne juste ; tout comme la critique des institutions et des logiques de pouvoir descendantes (“top-down”). Mais les co-auteurs sous-estiment ici les mécanismes d’institutionnalisation et de pouvoir inhérent aux mouvements sociaux. S’il est exact que les directives de l’État et/ou du marché façonnent idéologiquement la manière de penser l’engagement, cela n’explique pas tout. Les rapports de pouvoir se reconduisent à l’échelle locale, notamment à travers les enjeux de prise de décision et de représentations. La “routinisation” et la bureaucratisation des mouvements communautaires sida/hépatites découle aussi d’enjeux internes. Pour s’en préserver, il n’y a pas de recettes miracles. Faire vivre la démocratie participative au niveau local ou national est un premier élément de réponse… Le texte ne se penche pas suffisamment sur ces questions.
  • Un autre point de critique concerne cette vision très locale des mobilisations collectives autour de la santé. Le texte décrit ce niveau d’intervention comme une échelle clé pour résister à la bureaucratisation. Et en effet, agir à partir de l’expérience vécue permet un contrôle beaucoup plus important sur les processus revendicatifs, notamment. On rejoint ici la nécessité d’accorder la priorité à la parole des personnes concernées par des situations d’oppression et d’inégalités. Mais les co-auteurs ouvrent peu de solutions alternatives aux modes d’organisation actuels de la lutte contre le sida et les hépatites (hiérarchisés, fonctionnant par délégation). Comme il et elle le suggèrent en conclusion :

Imagine for a minute what our responses to health and HIV and Hepatitis C could look like if we did not have to constantly battle against massive state, institutional, and private sector apparatuses to get access to the means for our survival.

Certes ! Mais quelle(s) forme(s) pourraient prendre la mutualisation des expériences et des revendications, à l’échelle d’une région, d’une province ou d’un pays ? Le propos reste très vague sur les alternatives démocratiques radicales au fonctionnement actuel de la réponse au VIH et aux hépatites.

Le texte est stimulant, l’ambition est louable. Comme le soulignent les deux auteurs en conclusion, on gagne — intellectuellement et pratiquement — à essayer d’imaginer nos vies/expériences/luttes en dehors des cadres d’oppression dans lesquelles elles sont enserrées. Mais ce dernier paragraphe pourra sembler au mieux utopique et au pire (un peu) naïf. Car Zoë Dodd et Alex McClelland n’envisagent finalement qu’assez peu les implications stratégiques de leur critique radicale du système actuel : faut-il s’allier à d’autres mouvements sociaux ? Est-ce que l’auto-organisation locale permet de répondre aux enjeux actuels d’épidémies globalisées ? Comment établir des rapports de force collectifs et transnationaux, quand la logique du profit parait si puissante au niveau mondial ?

À vrai dire, on a hâte d’en lire plus, puisque ce texte ne pouvait évidemment pas répondre à toutes les questions ! Pour ceux et celles que cela intéresse, Zoë et Alex présenteront leurs réflexions la semaine prochaine, le 12 août, dans le cadre d’un atelier de Pervers/Cité à Montréal !