Le 28 mai dernier, j’ai participé au colloque de l’AMADES (Anthropologie Médicale Appliquée au Développement Et à la Santé). Cette année, la manifestation scientifique se déroulait sur trois sites (et trois continents) : Dakar, Marseille et Ottawa ! Le thème commun : « Ce que guérir veut dire ». Mon intervention — à l’Université d’Ottawa — proposait d’établir une sociologie des traces urbaines du VIH dans le quartier gai de Montréal. En voici les points saillants !
Partir du terrain
Quelques mots de méthodologie pour commencer. En effet, cette intervention ne s’appuie pas sur une enquête en particulier, mais s’appuie surtout sur une immersion progressive sur le terrain montréalais, et notamment le Village gai. À l’entrecroisement d’observations, de discussions et de lectures, mais pas à partir d’entretiens formalisés, disons.
L’autre dimension, qui va sans doute plus de soi, c’est le contexte général de l’épidémie. Ces dernières années, l’horizon du VIH s’est transformé : les notions d’indétectabilité, d’éradication ou de guérison contribuent à en redessiner les formes. Et pourtant, les infections se poursuivent dans les communautés gaies/bisexuelles au Québec et au Canada, malgré l’arsenal des moyens de prévention disponibles. Et des milliers de personnes vivent avec le VIH, infectées de longue date ou plus récemment. L’expérience du VIH est donc de plus en plus hétérogène.
À la recherche des traces du VIH
Les avancées récentes dans le domaine ont contribué à centrer l’attention sur le VIH comme réalité biologique et médicale. Dans le même temps, traitements et prévention sont de plus en plus envisagés comme des enjeux de responsabilité individuelle. Mais quelle part de la réalité de l’épidémie échappe à ces lectures dominantes ?
C’est à partir de cette question que j’ai essayé d’explorer une autre matérialité du VIH : son inscription dans la ville, et en particulier dans le quartier gai de Montréal. Cette « archéologie du contemporain » est largement inspirée de celle proposée par Guillaume Lachenal et Aïssatou Mbodj-Pouye dans leur introduction au numéro de Politique Africaine « Restes du développement et traces de la modernité en Afrique » (1). À double titre :
- au moment où la lutte contre le VIH s’appuie plus que jamais sur un récit de l’innovation biomédicale, il est utile d’interroger les traces du passé, ici ses inscriptions urbaines ;
- mais je retiens aussi de leur excellent texte l’intérêt d’une étude de la nostalgie, et des « traces matérielles qui engendrent des affects ».
Cela reste un peu obscur ? J’y reviendrai.
Quel Village ?
Il n’est évidemment pas question de retracer ici l’histoire du développement de ce quartier qu’on appelle aujourd’hui le Village ! Au plan historique (2) ou sociologique (3), plusieurs auteur-e-s s’en sont déjà chargés. Disons surtout que le quartier a été (et reste) un espace de lutte. Lutte pour la visibilité gaie, à partir des années 1980, et contre la répression policière, jusque dans les années 1990. Mais le Village a aussi constitué un espace de solidarité et résistance face au VIH, à travers les locaux communautaires, les réseaux amicaux ou les manifestations. Et puis, au cours de la dernière décennie, le quartier est l’enjeu d’une lutte plus sourde, celle de la « gentrification », qui a vu s’opposer récemment « carrés roses » et Pink Bloc.
L’appréhension du Village est plurielle, selon les parcours, les conditions de vie et les générations. Et on voit déjà en filigrane que la nostalgie y occupe une place non négligeable : souvenirs des luttes du passé, nostalgie d’un quartier qui change, accompagnent les discours sur le supposé « déclin » du Village.
Traces urbaines
Concernant le VIH, les mobilisations ont laissé des traces notables, parfois méconnues. En voici quelques exemples parmi d’autres :
- on pense bien sûr au Parc de l’espoir, situé à l’angle Panet/Ste-Catherine. L’existence ce lieu est le fruit d’une lutte, menée par Act Up Montréal, pour faire exister dans la ville un lieu de commémoration et de souvenir des personnes mortes du sida au Québec. Il faudra plusieurs années avant que la ville n’officialise la fonction du parc, en 1996.
- mais on peu aussi citer le parc Raymond Blain, qui donne sur la rue Panet, entre Lafontaine et Logan. Ce parc porte le nom d’un élu municipal, notamment impliqué dans la lutte contre l’épidémie, décédé du sida en 1992. Il existe d’ailleurs une plaque dans le parc pour rappeler qui il était.
- Ou encore, la fresque murale reprenant une citation de Ron Fahra, le fondateur de la fondation du même nom, située à l’angle Wolfe/Ste-Catherine, dont la photo figure en tête de cet article.
- Enfin, un exemple plus étonnant : la chapelle de l’espoir, située dans l’Église St Pierre-Apôtre à l’angle de la Visitation et René-Lévesque. La chapelle constitue un lieu de recueillement et une flamme y brûle depuis le 22 juillet 1996 à la mémoire des victimes du sida.
Affects
On le voit, la recherche des traces du VIH dans le quartier passe aussi par la réappropriation de l’espace public. Par exemple, le Parc de l’Espoir voit se tenir chaque année une vigile au moment du 1er décembre, journée mondiale contre le sida. Et à la fin septembre, la Marche organisée par la Fondation FARHA se déroule principalement dans les rues du Village. Quoi qu’on en pense, ces deux évènements constituent aujourd’hui les seules manifestations publiques en lien avec le VIH à Montréal.
La présence urbaine du VIH est également l’affaire des locaux communautaires ou de soins, qui sont nombreux dans le périmètre du quartier, citons parmi d’autres : les cliniques l’Actuel et Quartier Latin, RÉZO ou La Maison Plein Coeur. Enfin, à une échelle micro-géographique, le VIH est présent dans le Village à travers les documents de prévention, les affiches, les sachets préservatifs/gel, mais aussi plus ponctuellement les campagnes publicitaires des compagnies pharmaceutiques.
Partir à la recherche de ces « traces matérielles qui engendrent des affects », c’est envisager une palette d’émotions diverses : la colère et l’indignation, mais aussi la tristesse et la mélancolie, qu’un lieu comme le Parc de l’Espoir condense. Mais les traces du VIH dans le quartier reflètent également l’espoir, mis en mots par la citation de la peinture murale (cf photo) : « le sida disparaitra un jour ». Une phrase qui prend une signification particulière à l’heure des projets d’éradication du virus.
Nostalgie
De nostalgie il est évidemment question, lorsque l’on s’intéresse au Village… et au VIH. La nostalgie d’un quartier en transformation ; mais aussi les souvenirs d’une certaine époque de l’épidémie. Ce dernier aspect est l’un des ressorts des multiples films/documentaires produits ces dernières années : de We were here (2011), à Dallas Buyers Club (2013), en passant par United in Anger (2012), et plus récemment l’adaptation par HBO de The Normal Heart (2014).
À travers ces différentes productions, c’est un récit des années 1980 et de la mobilisation homosexuelle face au sida qui s’écrit. Entre fascination, transmission de flambeau et compassion, cette histoire tend parfois à effacer les enjeux actuels de l’épidémie. Si l’urgence n’est plus la même au Nord, les situations problématiques sont encore nombreuses et nous ne sommes jamais à l’abri de reculs pour des droits acquis de haute lutte.
Dans ce contexte, la nostalgie n’agit-elle pas comme un affect ambiguë, une célébration du passé qui occulte à la complexité du présent ? Deux artistes montréalais — Vincent Chevalier et Ian Bradley-Perrin — en ont fait en 2013 le sujet d’un travail provocateur intitulé : « Your nostalgia is killing me », à voir ici. Mais on peut aussi interpréter cet intérêt pour la période sombre de l’épidémie comme l’une des formes contemporaines d’un travail de mémoire.
Pris entre l’éradication, comme objectif de santé publique, et la nostalgie des années 1980, le chemin de l’analyse critique de l’épidémie est étroit. Ces tendances traduisent la cohabitation d’expériences très diverses du VIH au sein de la communauté gaie. Mais aussi le poids d’une appréhension strictement biomédicale du virus dans les lectures contemporaines du sida.
Au travers de cette (courte) promenade urbaine dans le Village, j’ai essayé de mettre en œuvre cette « heuristique de la trace » que Lachenal et Mbodj appellent de leurs vœux dans l’article cité précédemment. Esquissée ici à grands traites, cette géographie sociale du VIH gagnerait à être travaillée de manière plus systématique, avec des outils cartographiques. Elle s’enrichirait aussi d’une mise en perspective croisant l’histoire de la présence gaie et lesbienne dans le Centre-Sud de Montréal et l’histoire des mobilisations contre le VIH.
Bibliographie
(1) Lachenal G. & Mbodj-Pouye A., « Restes du développement et traces de la modernité en Afrique », Politique Africaine n°135, 2014
(2) Demczuk I. & Remiggi F., Sortir de l’ombre. Histoire des communautés lesbienne et gaie à Montréal, VLB, 1998
(3) Giraud C., Quartiers gays, Presses Universitaires de France, 2014