Les communautés LGBT ont-elles un problème avec les drogues ? Question à double sens, selon que l’on s’intéresse aux usagers, ou aux représentations des drogues dans ces communautés. À en croire les alertes récurrentes sur les liens entre produits psychoactifs, mal-être et prises de risque, la question a surtout été pensée sous l’angle du « problème » des usagers… Et si on changeait de perspective ? Quelques réflexions pour contribuer à un débat (nécessaire) sur la politique LGBT des drogues.
Je pense que le puritanisme qui est de mise à l’égard de la drogue – un puritanisme qui implique que l’on est soit pour, soit contre – est une attitude erronée (Michel Foucault)
Paradis artificiels ?
Dans nos sociétés, les discours publics sur les drogues entretiennent bien souvent une confusion entre les produits, leurs usages et certaines des conséquences physiques/psychologiques de ces usages. Une confusion renforcée en France par le contexte légal, qui interdit de parler des drogues sous un jour « favorable » (la fameuse loi de 1970).
Dans les communauté LGBT, on n’échappe évidemment pas à cette manière de présenter les choses. Ainsi, on voit régulièrement émerger des alertes sanitaires concernant tel ou tel produit (hier le crystal, aujourd’hui les drogues injectables). Qu’on s’entende : il est indispensable de tirer la sonnette d’alarme face à une recrudescence d’overdoses ou lorsqu’un produit est dangereux pour la santé. Cependant, trop souvent, la focalisation sur le produit empêche de penser la diversité des usages. En tant que tel, chaque produit à sa spécificité, dépendant notamment de sa qualité, mais on ne peut pas envisager les drogues sans les inscrire dans des pratiques. Et ce qui renseigne ces pratiques, ce sont les contextes d’utilisation : dans quelles condition la drogue est-elle prise ? Dans quel(s) but(s) ? Quel est l’état de santé (physique et psychologique) de l’usagèr.e ? Comment est-il ou elle entouré-e ?
Mettre en perspective le/les produits implique aussi de défaire une équation simplificatrice entre l’usage de drogue et les infections VIH/VHC/IST, notamment chez les gais. Ce type d’équation institue un rapport de cause à effet entre consommation et pratiques à risque. On peut y objecter deux éléments. D’abord, si certains produits peuvent entrainer une baisse de vigilance préventive… parfois c’est l’objectif recherché ! En d’autres mots, la désinhibition (psychologique, morale, etc.) constitue pour certain.e.s l’un des attraits des drogues. D’autre part, avec une très forte prévalence du VIH — et de nombreux gais qui ignorent leur statut sérologique — les rapports sexuels sans capotes sont beaucoup plus risqués que dans la population générale, drogue ou pas. Ajoutons que l’alcool, produit de consommation tout à fait légal, est vraisemblablement le principal produit associé à la sexualité (et aux risques) chez les personnes LGBT !
De ce fait, le « problème » relève moins des produits en eux-mêmes que d’un contexte épidémiologique du VIH (et du VHC) très défavorable.
Victimisation vs empowerment
En dépit de plus de 30 ans de mobilisation pour la réduction des risques, une approche portée par les usagers de drogue eux/elles-mêmes, les représentations des consommateurs restent marquées par des lectures pathologisantes et paternalistes. Mais pourquoi se droguent-ils/elles ? Les motivations sont évidemment multiples et difficiles à démêler. Les produits sont investis d’une diversité de fonctions : détente, fête, « béquille » dans des moments difficiles, envie d’échapper au quotidien, recherche sensations fortes, partage émotionnel, quête de plaisir, de performance sexuelle, etc. Sans oublier, pour certain.e.s et/ou à certains moments, les enjeux de dépendance et d’addiction.
Y a-t-il une « radicalisation » des usages ces dernières années comme l’avancent certains observateurs ? Je n’ai pas assez d’éléments pour me prononcer ici.
Concernant les modes de consommation de produits dans les communautés LGBT, on dispose de données encore trop partielles : on a surtout enquêté chez les gais, et beaucoup moins auprès des lesbiennes et des trans, par exemple. Cela étant, les données disponibles permettent d’affirmer que les déterminants du bien-être et de la santé mentale sont complexes, mais qu’ils s’inscrivent structurellement dans un contexte hétérosexiste qui modèle les subjectivités minoritaires. Dès lors, les drogues peuvent catalyser certaines expériences de mal-être ou de détresse, mais il serait réducteur et faux d’en faire un facteur explicatif exclusif.
Remettre l’expérience de l’oppression (et des pratiques de résistance) au centre de la compréhension des modes de vie LGBT est sans doute la meilleure manière de se défaire du paternalisme ambiant dans le domaine des drogues. En bref : de (re)politiser la question, et la (re)penser en terme de santé globale.
Homosexualiser les drogues ?
Ce qui frappe, lorsqu’on se penche sur les consommations de drogues dans les communautés LGBT, c’est l’absence (ou la faiblesse) des discours communautaires positifs sur le sujet. Résultat, on entend surtout circuler des discours de santé publique, plus ou moins adaptés aux réalités vécues. Bien sûr, il y a des romans et des essais qui abordent ces sujets — on pense par exemple à ceux de Dustan ou de Rémès. Mais cela concoure souvent à réduire les drogues à un enjeu d’abord esthétique et sulfureux, qui serait le dernier marqueur d’une homosexualité transgressive. Souvent bien loin des expériences de consommation ordinaires…
Ce déficit d’espace de parole collective, que nous déplorions en 2007, est dommageable. Car il contribue au déni des pratiques (« pas dans mon établissement ! »), au jugement moral sur ces « autres » qui consomment et à l’isolement des usagers. Mais aussi car il participe du même coup à cliver les débats entre « pour » et « contre » les drogues. En laissant bien peu de place à des discours alternatifs, indispensables pour élaborer des messages de réduction des risques adaptés, échanger sur les pratiques de plaisir ou accompagner les personnes en difficulté avec leur consommation.
Comme le soulignait avec justesse Michel Foucault :
Ce qui me frustre, c’est que l’on envisage toujours le problème des drogues exclusivement en termes de liberté et d’interdit. Je pense que les drogues doivent devenir un élément de notre culture. (…) En tant que source de plaisir. Nous devons étudier les drogues. Nous devons essayer les drogues. Nous devons fabriquer de bonnes drogues – susceptibles de produire un plaisir très intense. Je pense que le puritanisme qui est de mise à l’égard de la drogue – un puritanisme qui implique que l’on est soit pour, soit contre – est une attitude erronée.
Les communautés LGBT ont pourtant une longue histoire avec les produits psychoactifs. Les bars et les lieux de consommations ont été les premiers refuges des sociabilités et des plaisirs homosexuels/trans/queer. Mais aussi l’un des lieux de l’émancipation — et de la révolte, si l’on pense aux émeutes de Stonewall. Mais c’est aussi une histoire de transmission de savoirs-faire et de bonnes pratiques, d’entraide en cas de besoin ou face à la répression. L’usage de drogue est donc aussi une affaire de partage (social, affectif, sexuel, etc.), ce qui peut en faire un site propice à des solidarités concrètes.
Ces dernières années, on a beaucoup parlé de slam, des pratiques d’injection de drogue chez les gais qui inquiètent les acteurs de prévention du fait de certaines de leurs conséquences physiques et psychologiques. Sans nier ces dernières, on peut dire que les discours sur le sujet illustrent la faiblesse du discours collectif sur les drogues :
- la dramatisation, qui laisse peut de place à une explication objective ;
- la peur du jugement moral, qui conduit nombre d’usagers à garder le silence sur leurs pratiques ;
- le manque d’informations sur les stratégies d’injection à moindre risque ;
- mais aussi le déficit de partages communautaires d’expériences, alors même que les communautés trans ont par exemple — et pour d’autre raisons — développé des habiletés autour de l’injection.
Alors faut-il « homosexualiser » les drogues ? C’est en fait déjà le cas, au sens où il existe des habitudes (et une histoire) spécifiques de l’usage de produits dans les communautés LGBT. Mais cette culture de consommation peine à être conscientisée comme telle.
Un agenda politique LGBT des drogues
Qu’on ne s’y trompe pas, le problème ne vient pas que des communautés LGBT. En France, la répression des usagers de drogues cadenasse les débats : contraintes légales et contraintes morales se surajoutent, à l’encontre des preuves scientifiques. Dans ce contexte, il est difficile d’élaborer une politique de réduction des risques objective et efficace.
Alors que faire ? En terme d’organisation, il est peut-être temps de lancer un équivalent d’ASUD, Auto-Support pour les Usagers de Drogues) ou de l’AQPSUD (Association Québécoise pour la promotion de santé des Usagers de Drogues) dans les communautés LGBT… Ou alors d’ouvrir une branche LGBT dans ces organismes ! J’imagine que la question s’est déjà posée, mais pourquoi pas y réfléchir à nouveau ?
Au plan revendicatif, il y a un chantier à ouvrir pour inscrire des revendications sur les drogues dans les mouvements LGBT : quand on représente une communauté qui consomme plus que la moyenne, on a son mot à dire, non ? Il serait donc important que les associations se positionnent sur la loi de 70 ou sur les salles de consommation à moindre risque, par exemple.
Enfin, au niveau communautaire, une réflexion sur les usages de drogue reste à mener, en se gardant de déléguer ces questions aux seules associations « sida ». Cela passe par le recueil des besoins, l’élaboration de réponses adaptées en lien avec des professionnels de santé, mais aussi par la capacité à contrer les discours discriminants et moralistes sur les consommateurs LGBT, notamment lorsqu’ils sont relayés dans la presse gay ou la presse généraliste.
Pour aller plus loin :
- le sociologue australien Kane Race a écrit des choses passionnantes sur les usages de drogue chez les gais ;
- Laurent Gaissad travaille aussi sur ces questions, notamment dans le contexte bruxellois, un article ici ;
- En France, le rapport de Sandrine Fournier et Serge Escot pour l’OFDT ;
- Au Québec, Jorge Florès-Aranda vient de soutenir une thèse sur les consommations de produits chez les hommes gais, un aperçu de son travail là ;
- un bon article d’Anne Coppel et Olivier Doubre, paru dans le numéro de Vacarme consacré à Michel Foucault.