Le 1er décembre dernier, la Coalition des Organismes Communautaires Québécois de lutte contre le sida (plus communément appelée : la COCQ-sida) a lancé sa nouvelle campagne de lutte contre la sérophobie. L’occasion de revenir sur cette question, qui s’annonce comme un enjeu majeur des prochaines années !
De la suite dans les idées
Ces dernières années, la communication de la COCQ-sida autour des discriminations vécues par les personnes vivant avec le VIH (PvVIH) s’inscrit dans une démarche cohérente et progressive :
- en 2010, la Coalition lance « Si j’étais séropo… », sur le modèle de la campagne de AIDES. L’initiative associe des personnalités publiques, avec l’idée de sensibiliser le grand public sur la sérophobie.
- En 2012, on passe à une autre étape avec la campagne « Je suis séropo » : ici, des personnes séropositives très diverses se rendent visibles pour témoigner et donner un visage à l’épidémie.
- En 2014, donc, avec la campagne « Des acquis, des défis », la COCQ-sida met l’accent sur les discriminations concrètes vécues par les PvVIH : dans la santé, pour les assurances, dans le milieu du travail, etc.
Le sous-texte commun de toutes ces initiatives : « C’est le sida qu’il faut exclure, par les séropositifs ».Les visuels et les vidéos des autres campagnes sont très bons, je vous invite à aller les découvrir sur le blogue de la campagne !
Groupes communautaires et espaces moraux
En réfléchissant à l’écriture d’un texte sur les campagnes contre la sérophobie, je suis tombé sur un bon article de Raymond Massé (anthropologue et professeur à l’Université Laval), intitulé « Les groupes communautaires comme espace moraux ». L’auteur y développe une idée intéressante : au Québec, les organismes communautaires ont participé à la « moralisation » des problèmes sociaux, et ce faisant, à leur dépolitisation (relative). Pour R. Massé, les groupes communautaires sont devenus des « espaces moraux », c’est-à-dire « des lieux de définition des responsabilités morales respectives de l’État, des communautés et des individus vulnérables ».
L’explication morale des questions sociales est perceptibles par de multiples indices. Dans les discours, avec la prolifération de la notion de « vulnérabilité », envisagée comme un attribut de certains groupes ou individus, et non plus comme un rapport de pouvoir défavorable. Mais aussi dans les revendications, avec la focalisation sur les discriminations, au détriment de la dénonciation des injustices socio-économiques. Selon Raymond Massé, cette moralisation est la conséquence de la segmentation des enjeux (et des budgets) par communautés, propre à la gestion néo-libérale des problèmes sociaux. Autrement dit, la morale prend le dessus lorsqu’on délaisse, à tous les niveaux (étatique, communautaire, individuel), la compréhension globale des inégalités.
Question morale, question sociale
Même s’il est critique, l’article de Massé n’est pas « à charge » pour le milieu communautaire. Il s’attache au contraire à dévoiler certaines évolutions structurelles de l’action militante avec et pour les plus opprimés dans nos sociétés. Et force est de constater que la moralisation peut servir de levier politique efficace dans la lutte contre les discriminations, les violences et les injustices. De plus, l’action militante/communautaire s’appuie toujours sur des définitions, implicites ou explicites, du bien et du mal, de l’acceptable et de l’inacceptable. Dans une société qui se nourrit de cynisme et d’inégalités, l’affirmation de ces valeurs est un point d’appui politique nécessaire.
Mais revenons en aux campagnes de la COCQ-sida. En les relisant à l’aune du texte de Massé, il m’est apparu clairement que les messages font jouer, avec des nuances, la corde morale : la sérophobie est dénoncée parce qu’elle atteint à la dignité des personnes, et parce qu’elle rend leur vie invivable. Au fond, la sérophobie est injuste parce qu’on ne saurait blâmer des personnes d’être porteuses du VIH. Soit. Et c’est très bien, car cela contribue au succès de la campagne, qui vise à faire baisser les préjugés dans la société.
Quelles campagnes ?
Je me suis ensuite demandé ce que pourrait être une campagne « sociale » contre la sérophobie. Notons d’abord que la campagne 2014 « Des acquis, des défis » en a déjà plusieurs caractéristiques, en s’attachant à des situations concrètes de discriminations et à leurs conséquences. On peut y déceler le passage progressif d’un registre strictement moral (= les séropos ne sont pas de mauvaise personnes) à un message plus articulé à des expériences d’injustices.
Mais peut-être que pour s’attaquer aux dimensions socio-économiques de la sérophobie on pourrait, par exemple, dénoncer les inégalités (temporelles, géographiques, culturelles, genrées, etc.) d’accès aux soins, qui sont une réalité au Québec. Ainsi, selon la ville où l’on vit, on a plus ou moins de chance d’accéder (rapidement) à un bon médecin VIH, informé, à l’écoute et disponible. De ce point de vue, il y aurait bien d’autres questions à soulever, à n’en pas douter, pour les prochaines campagnes de la COCQ-sida !
Au terme des ces quelques réflexions, il ne s’agit évidemment pas de dire que seule la critique des injustices sociales est légitime, ou que la moralisation des problèmes sociaux n’est qu’un facteur de dépolitisation du mouvement communautaire. Mais il s’agit de s’atteler collectivement à renouveler les pistes de mobilisations contre le VIH, et à créer les conditions d’alliances avec d’autres mouvements sociaux.