J’étais passé à côté de ce compte-rendu (très critique !) de mon livre, publié par Jean-Yves Le Talec dans la Revue Française de Sciences Politiques d’octobre 2014. Vous trouverez le texte ci-dessous, je vous laisse vous faire votre avis ! D’autres points de vue ici et .

Compte-rendu

Ce livre constitue la version éditoriale de la thèse de sociologie de l’auteur, soutenue en 2012, sous le titre « Risque du sida et structuration des sociabilités homosexuelles – Analyse sociologique des normes de prévention en France, 1989-2009 » (1) Son organisation s’avère très proche de celle du mémoire original, mais son contenu est allégé d’une part des commentaires présents dans la thèse.

Les recherches sur le risque et la prévention du sida ne sont pas nouvelles en France, notamment dans le contexte de l’homosexualité masculine, où elles ont suscité une très abondante littérature, depuis l’ouvrage de référence de Michaël Pollak (2). Pour sa part, G. Girard s’intéresse surtout à la période ayant suivi la diffusion généralisée de traitements plus efficaces, à partir de 1995, et à la vive controverse qui s’est ensuite développée à propos du bareback (3) et de la prévention du VIH chez les gays, d’abord dans le milieu des associations de lutte contre le sida, puis dans certains médias grand public. En regard de ce contexte, l’auteur tente de mettre en évidence « l’effet en retour » de cette controverse sur un échantillon d’hommes, séropositifs ou non, qu’il a interrogés entre 2005 et 2008 dans les régions rennaise et parisienne. Ces entretiens sociologiques à dimension biographique abordent largement les pratiques et les représentations relatives à la socialité, à la sexualité et au risque de transmission du VIH. L’ensemble du propos est structuré par une thèse qui place « l’idée de communauté » au centre des enjeux politiques de la prévention, tout comme au cœur de l’analyse des entretiens réalisés.

Ainsi, le livre est-il organisé en trois parties : la première – et plus importante – s’attache à « Historiciser les controverses sur la prévention du sida », la deuxième aborde « Les sociabilités homosexuelles et le risque du sida » et la troisième développe les rapports entre « Risque et réflexivité ». Malgré quelques redites au fil des chapitres, le texte est bien écrit, édité avec soin et sérieusement documenté : il s’appuie sur une bibliographie conséquente, présentée de manière analytique en fin d’ouvrage.

La première partie présente donc le contexte socio-historique, scientifique et politique du champ de la prévention du VIH en France, en mettant l’accent sur les mobilisations homosexuelles qui l’ont structuré. Cette étude documentaire s’appuie sur de multiples sources (rapports publics, presse, documents associatifs, rapports et articles scientifiques), ainsi que sur un ensemble d’entretiens menés avec une vingtaine de personnes (qualifiées d’« informateurs »), qui sont ou ont été impliquées dans la mise en œuvre de la prévention en France depuis le début de l’épidémie, principalement dans le secteur associatif, mais aussi au titre de la recherche ou de l’administration de la Santé (p. 378-79). Cet échantillon comporte pour moitié des membres de l’association AIDES, un biais que l’auteur assume : « J’ai ainsi fait le choix de mener un plus grand nombre d’entretiens avec des militants (ou anciens militants) d’AIDES, afin de mettre en perspective les documents internes analysés, et de palier la faible expression publique de l’association » (p. 378). Cette exploitation de documents rares, auxquels l’auteur a eu accès grâce à sa propre implication dans AIDES (p. 18), et commentée a posteriori par les militant.e.s les plus concerné.e.s, constitue sans doute l’aspect le plus intéressant du récit de la controverse sur la prévention. Le conflit avec Act Up-Paris est minutieusement analysé, finalement avec l’impression d’un parti pris implicite de l’auteur en faveur de AIDES, qui promeut la réduction des risques sexuels (RdRs). Mais au-delà de cet éclairage sur un conflit associatif, ces documents auraient pu permettre à l’auteur, semble-t-il, d’analyser plus finement la réorientation initiée à AIDES, en termes de stratégie et de gouvernance, qui s’est poursuivie après la controverse sur la prévention. Ainsi, G. Girard mentionne-t-il que « Pour la direction de l’association, la réaffirmation du principe de RdRs s’inscrit dans une logique plus générale de repositionnement politique dans le nouveau contexte de l’épidémie » (p. 154). Plus loin, il évoque l’amorce d’une stratification militante, dont il ne développe pas les implications futures : « Mieux dotés en capital social et culturel, occupant des postes de salariés ou d’élus, bénéficiant d’une forte légitimité interne, les acteurs qui promeuvent les flyers [de RdRs] se situent eux-mêmes dans une posture d’avant-garde et d’innovation. […] une forme de hiérarchisation militante s’établit donc implicitement, qui contribue à alimenter les tensions liées au projet en lui-même » (p. 166). Cette stratification militante préfigure en quelque sorte la volonté de AIDES, sous la présidence de Bruno Spire (lui-même chercheur à l’Inserm), de s’orienter vers la recherche communautaire, avec l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) (4).

Hormis ces aspects particuliers, cette première partie apporte peu d’éléments nouveaux, qui n’aient été déjà développés par d’autres auteurs (5).  Largement centrée sur le tandem Act Up/AIDES, elle laisse dans l’ombre d’autres épisodes ou intervenant.e.s dont le rôle a été notable. En fait, la querelle du bareback masque un enjeu majeur de « vérité scientifique » sur l’effet préventif des traitements, débattu dès le début des années 2000 (6), mais bien plus tardivement intégré au discours préventif français, tant par la plupart des associations que par les instances officielles de Santé et de recherche, objectivement complices dans leur silence. Sur cette « vérité scientifique », la conférence internationale « Santé gaie » (7), organisée à Paris en 2005 par l’association Warning, a toutefois joué un rôle majeur d’information publique, totalement éludé dans le livre de G. Girard.

Dans le contexte spécifique de l’homosexualité masculine, l’auteur superpose au débat sur la prévention un conflit d’interprétation de la notion de communauté, entre une version « souhaitée », voire idéalisée, promue par Act Up-Paris (inspirée de l’héroïsme militant) et une version « vécue » défendue par AIDES, plus proche des modes de vie effectifs des gays (inspirée par un pragmatisme issu du terrain). Cette notion de communauté est discutée d’un point de vue politique et mise en perspective dans le contexte de la prévention du VIH, avec les enjeux divergents que cela suppose (chap. IV, p. 189-235). Mais l’auteur aborde très peu ce qui à un moment fait communauté pour les gays, c’est-à-dire ce qui relève de l’histoire des pratiques subculturelles et de leur évolution contemporaine (8).

Les chapitres suivants présentent l’analyse des entretiens de recherche, selon un plan à la fois typologique et thématique. L’auteur se réfère à « l’analyse culturelle » proposée par l’anthropologue Mary Douglas et à sa « grille d’analyse des modes d’organisation des relations sociales : la typologie grid group » (p. 229). Prenant appui sur les récits d’expériences, G. Girard évalue selon ce modèle « le sentiment d’appartenance ou non ; les représentations de la réalité communautaire ; la conception des rapports entre individu et groupe » (p. 232). Le sentiment d’adhésion à la communauté d’une part, et le degré de critique à son égard d’autre part, dessinent deux axes et quatre types : la communauté souhaitée, la communauté vécue, l’individu socialisé et l’individu détaché (p. 253). Cette trame doublement binaire guide ensuite systématiquement l’approche thématique des perceptions du bareback, de la socialisation préventive et des rapports au risque VIH. Ce dispositif d’analyse a l’avantage de structurer solidement la présentation des données qualitatives, en donnant corps à l’échantillon (dont les biais sont discutés p. 254 et 380). Néanmoins, il simplifie un tableau probablement plus complexe, en raison de la temporalité des rapports avec une pluralité des communautés gays, et fait quasi abstraction de l’effet des rapports sociaux de genre, de classe, de race (ce que l’auteur assume p. 256 et 373).

En l’occurrence, l’absence d’analyse de genre constitue sans doute la lacune majeure de l’ouvrage. L’émergence de communautés gays et leur structuration, la représentation sociale de l’épidémie de sida, l’élaboration des politiques de lutte contre le VIH, la normalisation sociale de l’homosexualité, sont autant de constructions liées au genre, mais ces aspects ne sont pas développés. Les régimes de genre, adaptés aux différents contextes relationnels dans lesquels évoluent les gays, sont aussi à même d’éclairer leur degré d’adhésion communautaire à un moment donné (de ce point de vue, l’héritage du camp est passé sous silence). De même, les attitudes face au risque (au sens large) résultent d’apprentissages sexués, mais la piste reste inexplorée dans cet échantillon masculin.

G. Girard pose, dans son livre, la question de l’élaboration de la vérité (scientifique, politique) et y répond partiellement : à bien des égards, son ouvrage reflète la construction de ce qui serait une histoire officielle des années bareback. S’il explicite clairement les enjeux de sa posture de chercheur en introduction (p. 20-24), l’auteur ne discute pas sa posture d’expert engagé (9) : cela aurait pourtant éclairé le propos de son ouvrage.

Jean-Yves Le Talec – Université de Toulouse 2, Certop-Sagesse


Notes

(1) La thèse est accessible en ligne : <http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00676665>.

(2) Michaël Pollak, Les homosexuels et le sida. Sociologie d’une épidémie, Paris, Métailié, 1988.

(3) « Le terme anglais bareback […] a été progressivement approprié par des gays séropositifs dans les années 1990 pour qualifier des pratiques sexuelles non protégées » (p. 17, note). L’auteur discute dans le chapitre II (p. 95-135) les significations, usages et valeurs véhiculés par ce terme.

(4) Dans sa thèse, l’auteur est plus précis : « On voit se reconfigurer les territoires de l’expertise et du militantisme sur les enjeux de prévention du VIH. […] Au cours de cette période, le positionnement stratégique d’AIDES et son intégration au sein de l’ANRS lui assurent une place dominante » (p. 429).

(5) Voir par exemple : Pierre-Olivier de Busscher, « Le safer-sex ou la “bonne sexualité” comme enjeu politique structurant le champ de l’homosexualité : l’exemple français », Bulletin d’histoire politique, 18 (2), hiver 2010, <http://www.bulletinhistoirepolitique.org>.

(6) Marianne Leruez-Ville, Christine Rouzioux, « Infectiosité du sperme chez les patients dont la charge virale plasmatique est indétectable », Transcriptase, 84, juin 2000, p. 4-6 ; Pietro L. Vernazza et al., « Potent Antiretroviral Treatment of HIV-Infection Results in Suppression of the Seminal Shedding of HIV. The Swiss HIV Cohort Study », AIDS, 14 (2), 2000, p. 117-121.

(7) Voir Olivier Jablonski, Jean-Yves Le Talec, Georges Sidéris (dir.), Santé gaie, Paris, Pepper/L’Harmattan, 2010.

(8) Voir par exemple Éric Rofes, Dry Bones Breathe. Gay Men Creating Post-AIDS Identities and Cultures, Binghampton, Harrington Park Press, 1998.

(9) Notamment auprès de l’association AIDES et dans le cadre de sa collaboration à la rédaction du Rapport Mission RdRS commandé par la direction générale de la Santé en 2009. Il s’en explique en revanche dans la thèse (p. 31-32) : « Certes, j’étais volontaire dans une association de lutte contre le sida ; mais le monde de la lutte contre le sida est historiquement marqué par l’engagement des chercheurs, qui relativise et disqualifie l’exigence de neutralité. Cette situation, parmi d’autres qui ont émaillé la rédaction du rapport, soulignait s’il en était besoin à quel point le chercheur est également toujours déjà politiquement impliqué dans les jeux d’acteurs des débats sur le risque ».