À l’heure du traitement comme prévention, de la charge virale indétectable et de la prophylaxie pré-exposition, que signifie la notion de « relation sexuelle non protégée » par rapport au VIH ? Une question qui, comme le rapporte Warning, devrait conduire les autorités de santé américaines à changer leur mode de classification du risque. Pour les Center for Disease Control (CDC), on parlera désormais de sexe « sans préservatif », et non plus seulement de sexe « non protégé ». Une petite révolution ?

Se protéger, c’est rechercher un équilibre acceptable entre le sentiment de sécurité face au risque VIH et la qualité de vie sexuelle

Contrer la sérophobie

Selon Warning, cette décision permettra de mieux prendre en compte le fait que la sexualité sans préservatif ne peut pas être nécessairement considérée comme une prise de risque pour le VIH. Une avancée terminologique et idéologique qui rend compte des données scientifiques les plus récentes et des évolutions du contexte de la prévention. Un exemple ? On sait aujourd’hui qu’il est plus sûr d’avoir du sexe sans préservatif avec un gars séropositif traité et dont la charge virale est indétectable, qu’avec un gars qui se déclare séronégatif sans être certain de l’être. Iconoclaste il y a quelques années, l’idée est de mieux en mieux comprise parmi les gais.

Le positionnement des CDC marque donc une avancée importante, et souligne une fois de plus l’importance de lutter contre la sérophobie spontanée, par méconnaissance et/ou préjugé, encore trop présente dans le monde homosexuel.

Notons que dans l’analyse de la dernière Enquête Presse Gay, les chercheures ont déjà mis en application cette distinction nuancée au sein des stratégies de protection. Il en ressort une présentation des données qui met en lumière une palette de pratiques de réduction des risques, incluant l’usage du préservatif. La présentation détaillée est ici.

Vieilles méthodes, nouveaux enjeux

À l’avenir, l’idée de protection face au VIH pourrait donc prendre de nouvelles significations avec, et au-delà du préservatif. Reste que nous aurons — comme gais, mais aussi comme intervenant-e-s, chercheur-e-s, militant-e-s, professionnel-le-s de la santé, etc. — à composer avec la coexistence de significations plurielles de ce que « se protéger » veut dire. On sait déjà que le préservatif, au cours des 30 dernières années, a été utilisé conjointement à de multiples autres modes de réduction ou de gestion du risque, plus ou moins efficaces sur la durée. On pourrait citer par exemple la sélection des partenaires, le retrait avant éjaculation, le fait de préférer la fellation à la pénétration anale, ou le positionnement « stratégique » (actif/passif)… Ces techniques profanes font partie intégrantes des cultures sexuelles gaies.

Se protéger, dans ce cadre, c’est rechercher un équilibre acceptable entre le sentiment de sécurité face au risque VIH et la qualité de vie sexuelle.

La confiance comme clé de lecture

L’idée de protection met en jeu une dimension irréductible des relations humaines : la confiance. Une dimension qui me semble trop souvent évacuée des discussions actuelles sur la prévention du VIH. Précisons d’abord que la confiance ne se résume pas à ce qui se joue avec son ou ses partenaires… Même si ce registre de la confiance est un défi majeur pour la prévention : on sait que près de 68% des nouvelles infections ont lieu avec le « partenaire principal ». Mais la confiance est plus largement une question transversale à la prévention : Quelles sont les preuves de confiance nécessaires/suffisantes pour décider d’utiliser (ou non) le préservatif ? Qu’est-ce qu’une relation de confiance avec un médecin ? Quelle confiance accorde-t-on aux données sur la PPrE ou la charge virale indétectable ? Peut-on faire confiance à l’industrie pharmaceutique lorsqu’elle s’intéresse de si près à la prévention ? D’arbitrages du quotidien en visions du monde, les degrés de confiance tracent les lignes de la perception différentielle du risque.

Mieux comprendre ce que « se protéger » veut dire implique alors d’accepter d’entendre la diversité — et la variabilité — des conceptions de la confiance (et de la défiance) en matière de prévention du VIH et des IST. Suspendre le jugement normatif n’empêche d’ailleurs pas de travailler parallèlement à créer les conditions d’espaces de confiance partagée, individuellement et collectivement. Car ce qui est en cause ce n’est pas le fait de faire confiance, mais bien notre capacité à (re)définir positivement le niveau de confiance nécessaire pour être et agir ensemble. Une exigence qui vaut pour les relations sexuelles, amoureuses ou amicales, pour le sentiment d’appartenance à une ou des communautés… ou pour l’engagement militant !

Se protéger de la société ?

Je trouve aussi assez ironique que la notion de protection se transforme dans le champ du VIH, au moment même où des courants politiques réactionnaires et homophobes sont à l’offensive, en France ou au Canada. Des chercheur-e-s ont depuis longtemps démontré les corrélations entre l’homophobie sociétale, la stigmatisation de la sexualité entre hommes et la prévention du sida.

En France, on manque sans doute encore de recul sur les conséquences de la crise économique et de la prolifération des discours homophobes. La situation actuelle conjugue (ente autres) une précarisation croissante — qui touche aussi les hommes gais — et un climat d’homophobie décomplexée. Dans un autre registre, au Canada, la criminalisation de la transmission du VIH et l’obligation du dévoilement du statut font peser un fardeau disproportionné sur les séropositifs. Il est indispensable de prendre en compte ces contextes dans les analyses de la prévention du sida.

Car dans ces différents cas, se protéger revient avant tout, pour un certain nombre de gais, à trouver des stratégies pour faire face à la haine, au jugement moral… ou à la criminalisation de leurs pratiques.