Décidément, la prévention du sida chez les gais donne souvent l’impression de jouer aux montagnes russes. Du jour au lendemain, les annonces les plus prometteuses (autour du traitement comme prévention) laissent la place aux constats les plus pessimistes sur la situation de l’épidémie dans ces communautés. Quelques développements récents en donne une illustration saisissante.
D’un sommet à l’autre ?
Ces dernières mois, en effet, les instances internationales du VIH/sida sont monopolisées par les avancées dans le domaine de la prévention biomédicale : Traitement comme prévention (TasP), PrEP, etc. Au rythme des essais et des publications de résultats, la planète sida se prend à rêver d’en finir avec l’épidémie, du moins à moyen terme.
Mais dans son édition de juillet, la revue The Lancet sonne l’alerte. Depuis 2011, les nouvelles infections parmi les gais londoniens ont bondis de près de 20% : 1420 en 2011 et près de 1720 en 2012. La hausse de 17% des dépistages dans ce groupe de population peut en partie expliquer cette tendance. Mais dans le même temps, l’hépatite C s’impose comme une problématique majeure de santé publique : près d’un quart des gais séropositifs traités pour le VHC se réinfectent.
Les auteurs de l’article parlent d’un « problème sérieux », d’autant plus que l’augmentation des pratiques d’injection de drogues dans certains réseaux sexuels crée les conditions de la diffusion du VHC et du VIH. Il n’en fallait pas plus pour que la presse relaie, avec plus ou moins de nuances, ces données. The Independent met les pieds dans le plat, et établit un lien direct entre la consommation de drogues injectables et les nouvelles infections. Une information relayée cette semaine sur le site de Têtu/Yagg, qui souligne : « à Londres, chaque jour, cinq gays découvrent leur séropositivité ».
Il y a quelques années, en 2010, l’Institut de Veille Sanitaire (InVS) avait à sa manière sonné l’alarme sur l’épidémie chez les gais, en parlant d’une épidémie « hors de contrôle ». L’occasion de rappeler que l’InVS a mis en ligne en début d’été un état des nouvelles infections en France. Une publication qui n’a pas beaucoup fait parler d’elle, mais qui confirme le maintien à un niveau très élevé des nouvelles infections chez les gais français, et leur augmentation sur la période de 2003 à 2011.
L’occasion de se rappeler qu’en France aussi, la question de l’usage de produits psychoactifs chez les gais suscitent l’inquiétude et l’intérêt des experts. En témoigne le (très intéressant) Rapport sur le Slam (des pratiques d’injection de drogue) publié en début d’année 2013.
Communautés d’expérience
Quoi de commun entre ces extrêmes de nos montagne russes ? L’urgence et la nécessité (apparente) d’être toujours plus au fait des nouveautés et des tendances, dans le domaine de la prévention comme dans celui des cultures sexuelles gaies. (Une frénésie de connaissance à laquelle ce site participe d’ailleurs, en relayant les articles, les textes et en les commentant !).
Mais alors, la prévention du sida : échec ou terre promise ? Et bien disons que cette fois ci, la torpeur estivale aidant, je nous propose de devenir adepte d’une forme de « slow thinking », de ralentir le rythme et de prendre le temps de se poser les questions (un peu) autrement.
- Premier constat. Si l’on écoute chacune des deux versions (pessimistes/optimistes) de la situation actuelle, les communautés gais sont à la pointe de l’innovation, pour le meilleur et pour le pire : de nouvelles drogues, des pratiques toujours plus « hard »… mais aussi de nouvelles stratégies de réduction du risque, d’adaptation comportementales… À en croire certains commentaires, rien ne parait devoir arrêter ces insatiables explorateurs ! Et tout semble suggérer une évolution récente, un tournant inédit dans les cultures sexuelles gaies. Et pourtant, dès la fin des années 1970, le sociologue Michael Pollak décrivait finement la rationalisation du marché de la drague homosexuelle, à travers les lieux de rencontre et le multipartenariat (1). Pour lui, les gais préfiguraient alors une évolution plus générale du rapport à la sexualité. Le sida a évidemment percuté de plein fouet ces prévisions, et les sociabilités gaies se sont reconfigurées et diversifiées de manière plus complexe. Aspiration au couple monogame, couple ouvert, multipartenariat sexuel ou polyamour cohabitent (aussi) avec l’expérience du célibat (choisi ou non), à l’échelle du groupe comme à l’échelle d’une vie. Est-ce qu’internet a bouleversé le rapport à la drague et au sexe ? Assurément, en multipliant les possibilités de rencontre et les critères de sélection. Mais pas fondamentalement, d’après les différentes descriptions et les récits de ce qu’était le monde gai en Europe et en Amérique du Nord, à la fin des années 1970 : les pratiques « hard » et la consommation de drogues ne date pas d’aujourd’hui (2) ! Alors bien entendu, si l’on n’y regarde de près, de nouveaux espaces de drague émergent, au détriment des anciens ; de nouvelles drogues côtoient ou supplantent les précédentes. Car les cultures du désir et du plaisir s’écrivent aussi au fil des modes et des engouements.
Dès lors, plutôt que de s’attacher à ce qui change, n’est-il pas intéressant de questionner l’invariance du regard de certains observateurs, et leur faculté à porter un jugement moral et pathologisant sur les comportements des gais ? Une analyse critique utilement engagée par David Halperin dans son ouvrage Que veulent les gays ?, mais qui n’a pas suscité beaucoup de discussions en France.
Il ne s’agit pas de nier les effets spécifiques de nouveaux enjeux — comme l’émergence de nouvelles drogues, par exemple. Mais de s’interroger, à un niveau culturel et historique, sur la place qu’occupe les homosexuels dans l’imaginaire collectif des acteurs de santé publique. Envisagée comme un ensemble homogène (qu’elle n’est pas), la communauté gaie est souvent conçue a priori comme un groupe problématique, à risque et/ou vulnérable. Un groupe dangereux pour les autres et pour lui-même en quelque sorte. Une vision qui imprègne aussi la manière dont les gais se regardent eux-mêmes.
Les arguments actuels sont relativement cohérents avec cette toile de fond : d’un côté l’usage de drogue est démonisé, renvoyé à l’irresponsabilité et à la fuite en avant de cultures sexuelles incontrôlables ; d’un autre côté, les nouveaux outils biomédicaux sont pensés comme la réponse logique à une quête individuelle de plaisir effrénée. Dans les deux cas, l’individu est pensé isolément de ses relations sociales, et des liens affectifs et émotionnels qui les constituent. Dans les deux cas, l’enjeu de la « discipline » des comportements prend le pas sur une compréhension plus fine des expériences vécues.
- Second constat. L’une des difficultés centrales dans laquelle les experts et les observateurs sont prises, c’est celle de la définition de la « communauté » concernée. On pourrait même parler d’un communauté introuvable dans les discours de santé publique ! Pour les plus pessimistes, la communauté gaie a perdu le sens de la solidarité qui était au fondement du pacte préventif des années 1980. Les nouveaux modes de rencontre, les nouveaux usages de drogues récréatives agissent alors comme une preuve — parmi d’autres — de cette individualisation des préoccupations et des modes de vie. Une communauté moins consciente d’elle-même, et donc moins combative. Pour les plus optimistes, la communauté est également introuvable, mais d’une autre manière : alors que l’arsenal préventif est plus vaste que jamais… on peine souvent à identifier des candidats pour faire usage des nouveaux outils disponibles ! Là encore, l’appel à « la communauté » sonne parfois un peu dans le vide, comme l’explique bien ce blogger australien. Dans les deux cas, pour reprendre une distinction marxiste classique (de la conscience de classe), la communauté « en soi », définie objectivement notamment par l’épidémiologie, peine visiblement à s’affirmer comme une communauté « pour soi », subjectivement et politiquement. Sans qu’on prenne le temps de s’interroger plus avant sur les raisons de ce décalage…
Un point me gêne dans tous ces débats. Tout se passe comme si on ne s’intéressait pas vraiment, ou pas assez sérieusement, aux cultures vécues de la sexualité, de la prévention et du plaisir. Le danger de l’usage de drogue et des parties sexuels défraye la chronique… mais on se demande trop rarement ce que ces hommes y trouvent (ou pas), quelles expériences et quels sentiments d’appartenance sont associés à ces moments ? D’un autre côté, les innovations biomédicales occupent le haut de l’agenda préventif, mais leur acceptabilité et le nouvel agencement des sexualités qui pourraient en découler sont finalement assez absents des conférences internationales. Comme le souligne justement le chercheur australien Kane Race, dans un article récent (en cours), les pratiques sexuelles sont même souvent effacées par la technologie.
Dès lors, plutôt que de s’inquiéter unilatéralement des « excès » des cultures sexuelles gaies, ou de célébrer sans réserve les innovations biomédicales, nous gagnerions sans doute à replacer les sociabilités gaies au centre de la discussion. Sans naïveté sur les rapports de pouvoir qui les traversent, mais avec l’esprit ouvert à la diversité des vécus. En bref, suspendre un instant le jugement épidémiologique, pour prendre le temps d’écouter les gais parler de leurs communautés d’expérience et des normes préventives qui s’y élaborent (ou pas). Porter attention, également, aux complicités relationnelles qui en découlent. Car ces complicités sont le foyer indispensable de (futures) mobilisations collectives autour de la santé et du bien-être des gais.
Notes
(1) Michael Pollak, « L’homosexualité masculine : le bonheur dans le ghetto ? », in Béjin A. et Ariès P., Sexualités occidentales, Seuil, 1984
Précédemment, André Béjin et Michael Pollak avaient résumé ainsi leur argument sur la « rationalisation de la sexualité », dans un article éponyme de 1977, publié dans les Cahiers internationaux de sociologie (vol. 62, p.105-125) : « La rationalisation de la sexualité a été rendue possible par : 1) la différenciation de l’intérêt sexuel et l’autonomisation de la « force de sexualité » ; 2) la constitution et la légitimation d’un corps de spécialistes du fonctionnement sexuel ; 3) l’émergence d’une comptabilité du plaisir sexuel ayant pour unité de mesure l’« orgasme idéal ». De celle rationalisation procèdent des formes nouvelles – plus subtiles – de contrôle de la sexualité (exigence de productivité sexuelle, règle du donnant-donnant de la jouissance, compulsion de communication, etc.). La libéralisation sexuelle contemporaine apparaît, de ce fait, comme ambivalente : à la fois hédoniste et ascétique. »
(2) On pense par exemple à Tricks, de Renaud Camus, paru en 1978 ; au livre Les états du désir, voyage en gay Amérique, d’Edmund White, paru en 1980, publié récemment en français ; ou aux travaux de Gayle Rubin sur les communautés cuirs et SM à San Francisco, rassemblés en 2011 dans l’ouvrage Surveiller et jouir.