Article publié dans l’édition du Monde Diplomatique de novembre 2012, co-signé avec Daniela Rojas-Castro.

Promise par la gauche française pendant la campagne présidentielle, la loi autorisant le mariage entre personnes du même sexe devrait être présentée à l’Assemblée nationale en janvier prochain. Tandis qu’un nombre croissant d’Etats, en Europe et en Amérique latine en particulier, pratiquent désormais l’égalité des droits, d’autres continuent de sanctionner l’homosexualité par la prison ou par la peine de mort.

Conquêtes légales et transformation de l’ordre social ne s’opposent pas. Mais, à la croisée de ces tensions politiques, la capacité des mouvements concernés à définir des stratégies identitaires inclusives et des alliances avec d’autres organisations sociales est en jeu.

A l’heure où la France débat du mariage homosexuel et où l’Argentine promulgue une loi autorisant le changement de sexe, l’amélioration des conditions d’existence des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et trans (1) (LGBT) est incontestable. Le temps semble désormais lointain où ces préférences sexuelles relevaient d’une « loi sur la dangerosité et la réhabilitation sociale » (ley de peligrosidad y rehabilitación social), comme en Espagne, ou étaient surveillées par le groupe de contrôle des homosexuels de la préfecture de police de Paris — la première a été abolie en 1979, le second en 1981. Mais l’évolution est plus contrastée qu’il n’y paraît. Les inégalités et les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle perdurent : dans des dizaines de pays, la répression d’Etat et les violences, souvent relayées par des fondamentalismes religieux, condamnent les personnes LGBT à la clandestinité.

Au début des années 1980, dans la plupart des pays occidentaux, leurs revendications sont centrées sur les questions de reconnaissance sociale et légale. Dans le contexte de l’épidémie naissante du sida, alors que les décès se multiplient, l’absence de droits pour les partenaires de même sexe crée en effet des situations dramatiques, le survivant n’ayant aucune existence juridique. Les premières lois concernant les couples gays et lesbiens sont instaurées en Europe du Nord (Danemark, Norvège, Islande, Suède) à l’orée des années 1990. Cette vague d’obtention de droits, qu’illustre bien le pacte civil de solidarité français (le pacs, voté en 1999), procède d’une démarche — soutenue par les partis sociaux-démocrates — mêlant tolérance et reconnaissance sociale, et dont la logique politique est d’abord celle de la différenciation : les partenariats pour les couples de même sexe ne donnent pas accès aux mêmes droits que le mariage, notamment en ce qui concerne la parentalité et l’adoption (2). Mais ces premières avancées ouvrent de nouveaux horizons revendicatifs.

A partir de la fin des années 1990, les mouvements LGBT s’inscrivent majoritairement dans une perspective fondée sur la notion d’égalité des droits entre couples homosexuels et hétérosexuels. A la suite des Pays-Bas (2001), les pays scandinaves adaptent progressivement leur législation en ce sens. L’Espagne (en 2005) et le Portugal (en 2010) autorisent le mariage et l’adoption. L’Afrique du Sud et le Canada (en 2005), puis l’Argentine (en 2010), ont à leur tour voté des législations égalitaires, de même que certains Etats et districts du Brésil (Alagoas), du Mexique (Distrito Federal, Quintana Roo) et des Etats-Unis (Connecticut, District de Columbia, Iowa, Massachusetts, New Hampshire, New York, Washington et Maryland). Enfin, dans près de vingt pays, l’homophobie constitue un facteur aggravant pour un crime.

Répression officielle et réprobation sociale

Considérer ces avancées légales comme le résultat d’une lente mais profonde évolution des mentalités procède néanmoins d’une lecture erronée. Les résistances restent fortes ; l’attestent la position des Eglises catholiques française ou espagnole sur le mariage homosexuel ou, aux Etats-Unis, la signature par le candidat républicain à la présidentielle, M. Willard Mitt Romney, du Federal Marriage Amendment, qui vise à réserver le mariage aux couples hétérosexuels. Et les violences verbales et physiques continuent de marquer le quotidien de nombre de personnes LGBT.

De plus, la reconnaissance de leurs droits est loin d’être acquise et universelle. Les rapports entre personnes du même sexe demeurent illégaux dans soixante-dix-huit Etats, où ils peuvent être punis de prison, voire de mort. Et, indépendamment de la dureté des législations, les pratiques homosexuelles constituent des cibles privilégiées pour les régimes politiques et les courants religieux désireux d’imposer une forme d’autorité « morale ». De nombreux pays d’Afrique et du Proche-Orient s’illustrent par l’accentuation, au cours de la dernière décennie, d’une homophobie virulente et parfois meurtrière, particulièrement portée par des courants fondamentalistes de l’islam. Ainsi, en Arabie saoudite, en Iran, au Yémen, au Nigeria, au Soudan, en Afghanistan et en Mauritanie, les actes homosexuels restent passibles de la peine de mort. Trois hommes ont été décapités en Arabie saoudite en 2002. En Iran, deux adolescents ont été exécutés en juillet 2005 et un troisième, condamné en 2010, n’a dû son salut qu’à une mobilisation internationale. En Irak, même si l’homosexualité est légale, des milices islamistes armées ont massacré plusieurs centaines de personnes depuis 2004 (3). D’autres religions ne sont pas en reste. En Ouganda, les pasteurs évangéliques (et notamment le mouvement born again) s’indignent de l’« indulgence » d’une législation qui prévoit pourtant l’emprisonnement à vie pour toute personne accusée d’acte homosexuel : ils militent pour lui substituer la peine de mort.

Dans ce contexte, les personnes visées sont condamnées à la clandestinité, la peur de l’opprobre conduisant parfois leurs familles à les réprimer elles-mêmes ou à les dénoncer. Les mobilisations locales restent donc risquées : les brimades et les violences contre les militants sont fréquentes, quand ils ne sont pas simplement assassinés (4). Les réseaux de solidarité qui se développent par le biais d’Internet demeurent quant à eux fragiles, la dénonciation et la répression de l’homosexualité participant souvent d’une défiance à l’égard de valeurs considérées comme « occidentales ». Au Cameroun, début 2011, c’est sous ce prétexte que le gouvernement a critiqué la participation financière de l’Union européenne à des programmes de soutien aux droits des minorités sexuelles. Récemment, en Ouganda, plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) internationales, accusées de « recruter des homosexuels » parmi les jeunes Ougandais, se sont vu interdire l’entrée sur le territoire.

Aux discriminations légales qui frappent les groupes à « sexualité méprisée (5) » s’ajoutent celles qui touchent à la santé. Les données sur l’infection par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) mettent en lumière cette vulnérabilité spécifique. Pour l’Amérique latine et les Caraïbes, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) indique par exemple : « Bien que la prévalence du VIH soit inférieure à 1 % parmi la population générale dans la plupart des pays de la région, elle est parfois entre cinq et vingt fois plus élevée chez les hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes (HSH (6)). La stigmatisation et la discrimination associées à l’homophobie alimentent l’épidémie (7). » A l’échelle internationale, une grande majorité des HSH restent hors de portée des programmes de prévention du sida (8). Confrontés à la stigmatisation, à la violence ou à des législations pénalisant l’homosexualité, ils préfèrent bien souvent renoncer aux soins pour ne pas courir le risque que leur sexualité soit dévoilée à leur famille, à leur communauté, ou signalée aux autorités. Il est donc très difficile d’établir des données précises de l’épidémie parmi les HSH dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest. Ailleurs, comme en Russie, le déni des pouvoirs publics concernant l’épidémie contribue directement à l’approximation des chiffres et affaiblit les dispositifs de prévention et de soins.

S’il existe des structures de santé et que les personnes LGBT y accèdent, elles doivent souvent affronter l’ignorance et les préjugés du corps médical. Ainsi, tel médecin ne demandera pas un test du VIH sous prétexte que son patient « n’a pas l’air d’un homosexuel » ou « est marié ». L’un de ses collègues lui lancera une « plaisanterie » blessante sur les « pédés ». D’autres tenteront par tous les moyens de les refouler, comme certains dentistes avec les personnes séropositives (attente interminable, mesures de sécurité ostentatoires…). Les lesbiennes n’échappent pas à ces inégalités de traitement. Du fait des discriminations vécues ou anticipées, le faible recours à des examens gynécologiques a des conséquences directes sur la prise en charge des infections sexuellement transmissibles, comme le virus du papillome humain (VPH), ou de certains cancers. Quant à la transidentité, elle reste considérée comme une maladie mentale et figure encore à ce titre dans les référentiels médicaux qui font autorité à l’échelle internationale, tels que le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, DSM) (9).

A la fin des années 1990, l’émergence aux Etats-Unis d’une mobilisation autour de la « santé gay » (ou « santé LGBT ») a marqué le renouveau d’une réflexion critique sur les enjeux de la prise en charge médicale (10). Si elle ne concerne pour l’instant qu’une frange limitée de ces populations, majoritairement masculine, blanche, aisée et urbaine, elle a au moins le mérite de renouer avec une histoire d’action collective et communautaire. Dans le sillage du féminisme, les mouvements d’émancipation gays et lesbiens post-1968 marquent le point de départ de nouvelles formes de luttes, axées sur la visibilité et la politisation de l’intime, qui questionnent l’ensemble de la gauche. Nés aux Etats-Unis, les groupes de libération homosexuelle émergent partout en Europe : au Royaume-Uni, avec le Gay Liberation Front (GLF) ; en France, avec le Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) (11), etc. Au cours des années 1980, à l’instar d’autres mouvements sociaux, ils se sont progressivement transformés et institutionnalisés.

L’Europe de l’Ouest est cependant le théâtre d’évolutions diverses. En France, la fin de la pénalisation de l’homosexualité, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, a contribué à l’essoufflement du mouvement. Ailleurs, les gouvernements conservateurs au pouvoir prennent des mesures antihomosexuels. Au Royaume-Uni, la section 28, votée en 1988, interdit par exemple d’évoquer l’homosexualité dans les écoles. Aux Etats-Unis, les mandats de Ronald Reagan (1981-1989) sont marqués par une réaction morale et politique particulièrement préjudiciable à la lutte contre le sida.

Dans tous les cas, le registre revendicatif évolue, passant de la contestation des normes hétérosexuelles et patriarcales à la revendication de droits et de réformes compatibles avec ces normes. De manière concomitante, l’irruption du VIH/sida a fortement pesé sur la réorientation des combats homosexuels. Dès le début des années 1980, la lutte contre l’épidémie constitue un point central de réorganisation des combats gays, autour de structures comme Terrence Higgins Trust au Royaume-Uni (1982), Gay Men Health Crisis (1982) aux Etats-Unis ou Aides (1984) en France.

Quarante-cinq ans de militantisme

La création de l’association Act Up — en 1987 à New York et en 1989 à Paris — symbolise cette révolte des malades issue de la communauté gay. L’évolution du militantisme homosexuel s’accompagne d’une multiplication des cadres associatifs organisés autour de la lutte contre les discriminations et de la convivialité : clubs sportifs (European Gay and Lesbian Sport Federation) et associations professionnelles (comme le Syndicat national des entreprises gaies), centres communautaires dans les grandes villes, associations d’étudiants, etc. Le marqueur identitaire — être gay ou lesbienne — tend à prendre le pas sur une lecture en termes d’oppression sexuelle.

L’internationalisation des luttes constitue l’une des évolutions majeures des mouvements contemporains. Ne nous méprenons pas : dès les années 1970, les échanges sont nombreux entre militants homosexuels. Les émeutes de Stonewall, à New York, en juin 1969, deviennent une référence mondiale ; les marches des fiertés commémorent d’ailleurs chaque année cet événement. Mais, au cours de la dernière décennie, le soutien aux victimes d’homophobie est devenu un thème majeur de mobilisation, accompagnant l’émergence de mouvements d’émancipation dans des pays où la répression interdisait l’affirmation des LGBT. Cette solidarité obtient des succès notables face à l’homophobie d’Etat — comme au Sénégal, où la pression internationale a permis en 2009 la libération de militants de la lutte contre le sida. Ces campagnes ont également permis de rendre visibles des situations de répression, comme les violences auxquelles sont confrontées les marches des fiertés à Belgrade ou à Moscou, ou encore de dénoncer un projet de loi homophobe en Ukraine. Elles tissent également des réseaux de soutien indispensables pour des démarches de demande d’asile et d’immigration, lorsque certains doivent quitter leur pays.

Dans le même temps, la lutte contre l’homophobie a pu être instrumentalisée politiquement, comme l’attestent les controverses récentes sur l’« homonationalisme » (12). Forgé comme un concept critique, celui-ci décrit le mouvement qui, au cours des années 2000, a conduit certaines franges du mouvement LGBT des pays du Nord à désigner les immigrés et en premier lieu les « musulmans » comme la nouvelle figure menaçante pour les modes de vie gays et lesbiens. Les préoccupations légitimes vis-à-vis des persécutions de certains gouvernements et de l’homophobie de secteurs réactionnaires de l’islam sont ici enrôlées dans un combat « civilisationnel ». Aux Pays-Bas, la figure de Pim Fortuyn, homosexuel revendiqué et homme politique d’extrême droite assassiné en 2002, prolonge jusqu’à la caricature cette tendance. La frontière tracée entre le « progressisme » des pays occidentaux et l’« obscurantisme » des autres s’estompe pourtant quand on sait que les premiers refusent ou restreignent le droit d’asile pour les personnes persécutées en raison de leur orientation sexuelle dans les seconds…

La globalisation des préoccupations quant à la situation des personnes menacées est symbolisée par l’adoption d’une résolution internationale spécifique à Yogyakarta (Indonésie) en 2007 (13). Elaborée par des experts des droits humains, cette déclaration de principes vise à mobiliser les institutions internationales afin d’obtenir l’interdiction des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Le texte a obtenu le soutien de cinquante-quatre pays lors de sa présentation à l’Organisation des Nations unies (ONU), le 26 mars 2007.

Des démarches se poursuivent actuellement pour rendre possible l’adoption par l’ONU d’une résolution sur les droits de l’homme, l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Pour autant, la situation des mouvements revendicatifs est caractérisée par l’hétérogénéité et la dispersion. Sur le plan institutionnel, des groupes de pression centrés sur les droits humains, tels que l’International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association (Ilga), mènent un travail de lobbying au niveau des institutions et des Etats. Ils œuvrent au développement de campagnes de solidarité, mais ne sont pas dépourvus d’ambiguïtés. Dans leur perspective, la revendication de droits participe en effet d’une stratégie de reconnaissance identitaire qui élude largement les enjeux de classe, de genre et de race fracturant les communautés LGBT.

Sur plusieurs fronts

L’identité lesbienne, gay, bisexuelle et trans (LGBT) est en grande partie forgée par les références et le marché occidentaux. Les films, les revues, les sites Internet et le tourisme participent à la diffusion de canons identitaires et sexuels. Pourtant, dans de nombreuses régions, les façons de vivre son orientation sexuelle et son genre restent plus diverses et plus fluides. Ainsi, en Inde, pour les hijra, qui se considèrent comme n’étant ni hommes ni femmes, la dichotomie homosexuel-hétérosexuel n’est pas pertinente. De même, le coming out — l’affirmation publique de son orientation sexuelle ou de son identité de genre —, prescrit comme une étape incontournable, achoppe sur des stratégies d’émancipation et de résistance élaborées localement, dans des contextes de répression.

A l’inverse de cette affirmation identitaire, les théories queer développent depuis une vingtaine d’années une critique virulente de la « naturalité » du sexe et du genre (14) : en énonçant leur caractère socialement construit, elles mettent en avant la diversité et la fluidité des identités sexuelles. Ces courants intellectuels sont fortement associés à l’émergence de mouvements politiques radicaux, queer (comme Queer Nation, aux Etats-Unis, ou Queer for BDS dans la campagne pour le boycott des produits israéliens) ou transpédégouines (selon l’autodéfinition du groupe Les Panthères roses), à la faveur des mobilisations altermondialistes. Leurs militants sont porteurs de stratégies de convergence des luttes (féministes, antiracistes, anticapitalistes) qui rappellent les positionnements des militants des années 1970. Ils remettent en cause l’institutionnalisation et la marchandisation des identités gays et lesbiennes.

Actuellement les questions stratégiques qui se posent concernent les formes de mobilisation. Au Nord, dès les années 1970, les militantes lesbiennes ont revendiqué et construit des cadres autonomes, notamment en réaction à la misogynie vécue au sein des groupes créés avec les gays. Ces formes de mobilisation, liées au féminisme, constituent l’une des caractéristiques politiques du mouvement lesbien, sans empêcher des alliances stratégiques avec des associations mixtes. Au cours des années 1990, les personnes trans créent également des groupes auto-organisés, marquant ainsi la nécessité d’une mobilisation spécifique. Au fond, c’est la prétention universaliste des cadres « LGBT », dominés par les hommes gays, qui est en cause. Ces derniers continuent à occuper très majoritairement les espaces de représentation publique, contribuant à l’invisibilité des autres combats.

La prééminence du combat pour les droits laisse dans l’ombre une dimension fondamentale de l’émancipation : celle de l’égalité sociale. Plus souvent en marge des solidarités familiales, les gays, les lesbiennes et les trans sont particulièrement exposés à la mise en coupe réglée des services publics et des structures de solidarité collective.

La prééminence du combat pour les droits laisse dans l’ombre une dimension fondamentale de l’émancipation : celle de l’égalité sociale. Plus souvent en marge des solidarités familiales, les gays, les lesbiennes et les trans sont particulièrement exposés à la mise en coupe réglée des services publics et des structures de solidarité collective. Mais au cours des dernières années, les réalités vécues se sont largement différenciées. Au Sud, les conséquences de la crise économique viennent aggraver les situations de précarité et de dépendance économique à l’égard des réseaux de soutien traditionnels, freinant les prémices de stratégies d’émancipation individuelle et collective. Dans les pays du Nord, pour une frange urbaine et aisée, l’expérience homosexuelle ne s’accompagne plus de discriminations majeures.

Pour les autres — femmes, personnes trans, jeunes, pauvres et/ou précaires —, les situations sont plus problématiques. L’accès aux ressources offertes par le monde commercial gay et lesbien demeure difficile et, plus généralement, l’affirmation de soi est entravée par le chômage, la précarité et la dépendance économique vis-à-vis de la famille. Dès lors, les convergences d’intérêts ne se situent plus seulement au sein du mouvement homosexuel classique. Dans plusieurs pays, des Pink Blocks rendent visibles les questions liées à l’orientation sexuelle lors de mobilisations pour la défense des services publics, contre le racisme ou contre l’impérialisme, soulignant l’intrication des combats. Des regroupements se structurent également dans les organisations syndicales au travers de commissions spécifiques, ou encore avec des collectifs comme Queers Against the Cuts au Royaume-Uni.

Conquêtes légales et transformation de l’ordre social ne s’opposent pas. Mais, à la croisée de ces tensions politiques, la capacité des mouvements concernés à définir des stratégies identitaires inclusives et des alliances avec d’autres organisations sociales est en jeu. Les récents débats sur l’homonationalisme, bien que demeurant cantonnés à des sphères restreintes (15), pourraient permettre d’ouvrir de nouvelles perspectives stratégiques et politiques. A l’échelle historique, on peut y voir une salutaire remise en question de l’hégémonie exercée par les hommes gays blancs issus des pays du Nord sur les mouvements homosexuels. L’affirmation d’autres groupes permet de questionner utilement les limites des « intérêts communs » entre les personnes L, G, B et T, ouvrant alors un espace de redéfinition des coalitions nécessaires. Le danger est évidemment un émiettement accru et un repli identitaire qui obéreraient les possibilités d’alliances. Conjuguant la lutte contre la répression, la conquête de droits et la volonté de transformer un système inégalitaire, les mobilisations au Sud constituent peut-être finalement le creuset de nouvelles stratégies politiques.

Notes

(1) Nous préférons ici le terme « trans » à « transsexuel » ou « transgenre », car il recouvre la diversité des parcours de changement de genre et est revendiqué par la majorité des associations concernées.

(2) Virginie Descoutures, Marie Digoix, Eric Fassin et Wilfried Rault, Mariages et homosexualités dans le monde. L’arrangement des normes familiales, Autrement, Paris, 2008.

(3) Cf. la fiche pays de l’International Lesbian, Gay, Bisexuel, Trans and Intersex Association (ILGA).

(4) Comme David Kato, tué en Ouganda en 2011 après qu’un journal local eut publié son nom et sa photographie (avec ceux de quatre-vingt-dix-neuf autres homosexuels) sous le titre « Pendez-les ! », ou Quetzalcóatl Leija Herrera, battu à mort la même année au Mexique pour avoir dénoncé au procureur de l’Etat de Guerrero seize crimes homophobes commis en 2009.

(5) Nancy Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, Paris, 2005.

(6) Le sigle HSH, qui insiste sur les pratiques sexuelles, permet d’inclure des hommes qui ne se reconnaissent pas nécessairement comme homosexuels.

(7) « Vers un accès universel. Etendre les interventions prioritaires liées au VIH/sida dans le secteur de la santé », Organisation mondiale de la santé (OMS), Genève, 2009.

(8) « Rapport sur l’épidémie mondiale de sida : résumé d’orientation », Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida (Onusida), Genève, 2006.

(9) Lire Gérard Pommier, « La bible américaine de la santé mentale », Le Monde diplomatique, décembre 2011.

(10) Olivier Jablonski, Jean-Yves Le Talec et Georges Sidéris (sous la dir. de), Santé gaie, Pepper-L’Harmattan, Paris, 2010.

(11) Lire Benoît Bréville, « Homosexuels et subversifs », Manière de voir, n° 118, « Les révolutions dans l’histoire », août-septembre 2011. Cf. aussi Karla Jay et Allen Young (sous la dir. de), Out of the Closets : Voices of Gay Liberation, New York University Press, 1992.

(12) Cf. Jasbir K. Puar, Homonationalisme. Politiques queers après le 11-Septembre, Amsterdam, Paris, 2012 ; et Didier Lestrade, Pourquoi les gays sont passés à droite, Seuil, Paris, 2012.

(13) www.yogyakartaprinciples.org

(14) Cf. Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, La Découverte, 2004 ; et Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités, Presses universitaires de France (PUF), Paris, 2008.

(15) Cf. Alexandre Jaunait , « Retour sur les nationalismes sexuels » , Genre , sexualité & société , n° 5 , Paris , 2011.