Ce billet commence une série de réflexions autour de la « santé gaie ». Depuis près de quinze ans, de sa popularisation aux États-Unis, à son importation dans le monde francophone, la santé gaie a été porteuse de promesses, de mobilisations et d’espoirs. Mais elle a aussi montré des limites dans la pratique. Retour sur un concept politique.

Il s’agit de mieux comprendre pourquoi cette « bonne idée » n’a pas rencontré le succès escompté. Finalement, 15 ans après les premiers sommets aux États-Unis, près de 10 après la conférence organisée par Warning, où en est la santé gaie dans le monde francophone ?

Face au VIH/sida

Au commencement, il y a le sida. Bien entendu, comme l’ont montré plusieurs des auteurs de l’ouvrage « Santé gaie » publié en 2010, la santé des homosexuels est un sujet de préoccupation plus ancien (1). La santé mentale a ainsi été au centre des combats politiques gais et lesbiens dans les années 1970, autour du mot d’ordre de « dé-psychiatrisation » de l’homosexualité. Mais l’épidémie de VIH/sida change radicalement la donne. À travers elle, les minorités sexuelles font l’objet d’une prise en charge et d’une attention dont l’ampleur est inédite. Et, fait nouveau, les gais — et les lesbiennes — sont au cœur de la réponse associative à l’épidémie, orientant les politiques de prévention et prenant en charge la solidarité avec les malades.

Cette mobilisation vitale pose les bases d’un nouveau rapport entre les homosexuels et le monde médical et plus largement entre les patients, leurs proches et les médecins.

Quelques années plus tard, c’est aussi par rapport au VIH/sida que se (re)construit un mouvement politique de santé gaie, aux États-Unis. Dans la seconde moitié des années 1990, comme l’explique Eric Rofes, l’approche émerge en opposition à la lecture dominante des gais comme « déficients » dans la prévention du VIH : « manque de contrôle de soi, défaut de responsabilité, déficit en termes de santé et de bien-être » (p.59).

Les militants états-uniens se rencontrent régulièrement, dès 2000, lors de Sommets de santé gaie (Gay Health Summit). L’objectif est de ne plus envisager la santé sous le seul angle du VIH, et de remettre en avant la question du plaisir et de l’épanouissement. Cette philosophie rencontre immédiatement des échos dans le monde francophone. Dès 2000, Dialogai inscrit la santé gaie dans son champ d’action. C’est le cas aussi le cas de Séro-Zéro (le futur RÉZO), qui élargit son mandat à la « santé et au bien-être » des gais à partir de 2007. En France, l’association Warning organise une conférence sur la santé gaie fin 2005. À la même période, AIDES s’approprie aussi le concept pour repenser ses actions de terrain.

Définition(s)

Les définitions actuelles de la santé gaie sont en fait relativement hétérogènes. Au plan théorique, on y retrouve l’idée d’une approche globale — ou holistique — de la santé des hommes gais, en réaction à la réduction de l’homosexualité à la question du VIH/sida. Les différents usages mettent également l’accent sur une vision positive de la sexualité, face aux paniques morales et aux controverses autour du bareback… ou de la PPrE.

L’idée de santé gaie s’inscrit, de façon plus ou moins revendiquée et consciente, dans la filiation des combats féministes et des acquis de la lutte contre le sida.

De cela, elle retire un certain nombre de fondamentaux : l’autonomie des personnes, le choix éclairé des patients, la critique de la hiérarchie et du paternalisme médical, le refus d’être réduit à un ensemble de symptômes, la capacité à parler ouvertement de son orientation sexuelle au(x) soignant(s), la valorisation du plaisir, etc.

L’approche de santé gaie s’appuie également sur des constats empiriques indiscutables : les gais ont, dans certains domaines, des conditions de santé plus défavorables que la population générale. C’est notamment le cas pour la santé sexuelle (VIH, ITSS), mais aussi pour la santé mentale (stress, dépression, tentatives de suicide, homophobie, etc.), avec des conséquences sur la santé physique.

Les définitions divergent cependant sur la question (très politique) de la transgression des rôles. Dans le mouvement américain, l’approche « grass-roots » (ou mouvement issu de la base) a eu une certaine influence. De quoi s’agit-il ? De proposer des alternatives au système de soin « classique » : auto-diagnostic, groupes de paroles, informations et conseils entre pairs, etc. On est ici dans la droite ligne des mouvements féministes et des avortements clandestins des années 1970, ou des cliniques populaires, avec l’idée d’un contrôle citoyen sur la santé.

Mais dans ses versions associatives ou institutionnelles, la santé gaie s’est davantage appuyée sur des partenariats et/ou des alliances avec des soignants, plutôt que sur une organisation alternative. Les actions de dépistage communautaire proposées par AIDES en France, réalisés par les militant-e-s — sans médecins ni infirmiers — viennent cependant nuancer ce constat. De manière plus générale, la place des médecins n’a pas été beaucoup interrogée dans le monde francophone. Au point que la santé gaie pourrait se limiter pour certains… au fait d’avoir un médecin/soignant gai. Sans minimiser le rôle des soignants L,G,B et T dans le changement social, l’orientation sexuelle et/ou le genre ne garantissent pas toujours une meilleure prise en charge !

Politiquement, la santé gaie se heurte également à la question des alliances. À l’image du reste du mouvement, ne devrait-on par parler de santé LGBT ? Dans ce domaine, on a sans doute pâti d’une démarche trop « identitaire » et gai-centrée. Car au départ la santé gaie se définit comme une santé « minoritaire », c’est-à-dire portée par un groupe opprimé par la société (et la médecine) hétérosexiste. À ce titre, les alliances avec d’autres groupes devraient — théoriquement — être plus simple…

En pratique, plusieurs décennies de lutte contre le sida ont creusé un écart entre les prise en compte (même imparfaite) de la santé des hommes gais et celles des autres minorités. Une étude récente sur les services de santé offerts aux minorités sexuelles dans un quartier de Montréal le montre bien : les hommes gais cisgenres se sentent bien accueillis. À l’inverse, les lesbiennes et les personnes trans s’estiment mal prises en charge : méconnaissance, jugements, propos blessants, présomptions sur la sexualité, utilisation de mauvais pronoms, etc. (2). Penser la santé des minorités sexuelles en termes de disparités sociales, raciales et de genre reste un défi majeur.

Un succès limité

L’idée de cette série de billets n’est pas de faire un bilan exhaustif des initiatives de santé gaie. L’ouvrage paru en 2010 en donne déjà un bon état des lieux (1). Il s’agit plutôt ici de mieux comprendre pourquoi cette « bonne idée » n’a pas — de mon point de vue — rencontré le succès escompté. Finalement, 15 ans après les premiers sommets aux États-Unis, près de 10 après la conférence organisée par Warning, où en est la santé gaie comme enjeu politique dans le monde francophone ?

Parler d’un succès limité (voir d’un échec à certains égards) est évidemment une appréciation subjective. Je tâcherai de l’argumenter ! Commençons ici par quelques éléments contextuels.

Si l’on reste dans le registre historique, en France, la carrière de la santé gaie a plutôt mal commencé. La conférence de Warning a lieu en 2005, au milieu des controverses associatives autour du bareback et de la réduction des risques. Act Up-Paris critique à l’époque très durement Warning (et AIDES par ricochet), l’accusant de vouloir diluer la prévention du VIH, allant jusqu’à parler de révisionnisme. Des controverses qui restent cependant très lointaines pour la grande majorité des hommes gais et des professionnel-le-s de santé.

Sur un plan plus structurel, du côté des pouvoirs publics, la santé gaie a pu rencontrer des oreilles attentives. L’approche en terme de santé globale (ou holistique) est en effet à la mode. Cependant, en France comme au Québec, les actions de santé vers les gais sont globalement financées sur des subventions « VIH/sida ». Cette absence d’autonomie, dans des contextes budgétaires contraints, représente un frein majeur pour la santé gaie. La mise en place des futurs Centre de santé sexuelle en France sera instructive sur l’évolution de la répartition des ressources.

Le tableau est néanmoins loin d’être rose, surtout en France, où les approches « communautaires » restent (très) suspectes. Le 190, à ce jour le seul Centre de santé sexuelle en France, en paie le prix depuis son ouverture en 2009. Et dans les projets récents, on parle de « santé sexuelle », et non de « santé gaie » ou « LGBT »…

Enfin, d’un point de vue revendicatif, la santé gaie s’est émoussée. Élaboré dans un contexte de résistance au jugement moral sur la sexualité des hommes gais, le concept s’est partiellement dépolitisé. Dans certains cas, la santé gaie a simplement permis de nommer autrement ce qui se faisait déjà (= de la prévention du VIH). Dans d’autres cas, c’est une notion vague qui englobe la nutrition, la sexualité, l’usage de drogue, la lutte contre le tabagisme, etc. sans vraiment interroger les normes de la « bonne santé ». Au risque d’enfermer les associations dans un rôle (limité) de supplétifs de la santé publique.

À quoi peut servir la santé gaie ?

Dans les prochains billets, sans négliger ces différents éléments de contexte, je vais m’intéresser à deux dimensions qui permettent à mon sens de comprendre les limites rencontrées par la santé gaie dans le monde francophone. La première concerne les liens entre santé gaie et médicalisation de la prévention du VIH (l’article est ici). La seconde concerne les (difficiles) mobilisations politiques des gais autour de leur santé (article à venir aussi).

La suite dans quelques jours !

Bibliographie

(1) Jablonski O., Le Talec J.-Y., Sidéris G., Santé gaie, L’Harmattan, 2010

(2) Dumas J. et Chamberland L., « Les besoins de santé des minorités sexuelles et les services sociaux et de santé. Signes d’ouverture », in Revue du CRÉMIS, Printemps 2014, Vol.7, n°1

Pour suivre l’actualité du site, abonnez-vous à la lettre d’information !