La période du 8 mars, la journée internationale des droits des femmes, est un excellent prétexte pour réfléchir aux liens entre lutte contre le sida et combats féministes ! Et il y a de quoi faire, dans l’actualité récente, notamment avec la publicisation des résultats de recherche sur la PrEP. Les débats autour du traitement préventif sont-ils comparables avec ceux qui ont entouré la pilule contraceptive ? Tentative de réponses dans cet article, le troisième de la série « Penser la prévention autrement » (les deux premières chroniques sont ici et ).

Une impression de déjà vu ?

La comparaison entre la Prep et la pilule contraceptive est au coeur d’un article paru en 2013 dans la revue Clinical Infectious Disease, et intitulé : « A pill for HIV prevention: Déjà vu all over again? ». Je remercie Sébastien de me l’avoir signalé ! Vous pouvez le consulter ici. Plus de cinquante ans après l’approbation de la pilule par la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis — c’était en 1960 — Julie Myers et Kent Sepkowitz tracent des parallèles intéressants :

  • Comme le Truvada, utilisé pour la PrEP mais qui est au départ un traitement pour les personnes séropositives, la pilule contraceptive a été conçue à l’origine pour un autre usage : le traitement de l’infertilité (!). Et comme le Truvada, la pilule contraceptive a été utilisée « off label » (hors indication) par des médecins, plusieurs années avant son approbation par la FDA.
  • Dans les deux cas, les essais qui ont conduits à l’approbation aux États-Unis ont été menés… en grande partie dans les pays du Sud ! Pour la pilule, les médecins américains y ont vu un moyen de contourner les législations anti-contraceptives présentes dans plusieurs États. Quant à la PrEP… il s’agit plutôt d’une configuration malheureusement devenue trop classique dans l’économie des essais thérapeutiques VIH.
  • Les deux auteur-e-s rappellent également que la pilule a connu de nombreuses évolutions en terme de dosage, l’objectif étant de réduire les risques d’effets indésirables. Du côté de la PrEP, des questions demeurent, faut de recul historique. Mais les préoccupations autour de la sécurité des utilisateurs ont conduit à poursuivre les recherches. L’ouverture d’un essai de PrEP intermittente (Ipergay), visait ainsi à évaluer un schéma de prise moins lourd et potentiellement moins coûteux. L’avenir de la PrEP s’écrira vraisemblablement dans une redéfinition progressive de son mode d’administration (injection, prise 4 jours sur 7, etc.).
  • La pilule, comme la PrEP, soulève des questions de coût, en particulier pour les populations les plus pauvres. Si l’accès aux contraceptifs a rapidement bénéficié d’une prise en charge publique, la question est encore en débat pour le traitement préventif anti-VIH : c’est l’enjeu des mobilisations à venir. Et les combats féministes nous prouvent — malheureusement — que rien n’est jamais acquis sur ce plan.
  • Contraception et prévention du sida partagent le triste privilège d’être la cible de discours moralisateurs, qui soupçonnent ces technologies d’encourager les femmes (ou les gais) à la promiscuité sexuelle et à la « débauche ». Les auteur-e-s rappellent à juste titre que la pilule et la PrEP, loin de saper les fondements de la société (ou de la communauté gaie), répondent plutôt à des besoins de santé pré-existants. Par ailleurs, on manque aujourd’hui de recul pour savoir dans quelle mesure la PrEP pourrait désinhiber les comportements sexuels. Mais les résultats de recherche disponibles témoignent du contraire.

Divergences

Au registre des différences entre les deux technologies, les auteurs soulignent trois éléments principaux. D’abord, l’efficacité : celle de la pilule contraceptive est de 100%, supplantant sans discussion les autres méthodes disponibles. Et dans la « vraie vie », en tenant compte de l’observance, l’efficacité reste supérieure à 80%. Pour le PrEP, les données sont plus incertaines. Si la mesure d’efficacité théorique est très importante, les taux de réduction de risque mesurés dans les essais sont plus modestes, alors même que l’accompagnement préventif y est idéal. L’observance s’affirme donc comme un enjeu crucial. Les futures enquêtes sur les usages de la PrEP hors essais seront très importantes pour mieux comprendre les déterminants sociaux et culturels de l’efficacité du traitement.

L’autre différence concerne les éventuelles résistances médicamenteuses, pour les patients qui s’infecteraient malgré la PrEP. Là aussi, les recherches futures seront riches d’enseignements. Enfin, dernière différence : le public « cible ». Alors que la pilule s’adresse potentiellement à toutes les femmes (cisgenres), la PrEP est pour le moment envisagée comme un outil utile uniquement pour les individus ou les populations les plus exposés au risque VIH.

Pour conclure, les deux auteur-e-s suggèrent que les réflexions autour du déploiement de la PrEP devraient s’inspirer de l’exemple de la pilule contraceptive. Cette dernière est en effet passée au travers d’une décennie de controverses, pour devenir un outil de la vie courante des femmes (82% des américaines l’ont utilisé à un moment de leur vie). De plus, comme le démontre l’histoire de la pilule, la PrEP n’en est qu’à ses balbutiements : elle évoluera sans doute sous de nouvelles formes, et concernera alors peut-être de nouveaux publics dans les années à venir.

Effets de contexte

Mais si l’article de Meyers et Sepkowitz apporte une mise en perspective très intéressante sur les débats autour de la PrEP, leur analyse présente à mon avis plusieurs limites.

D’abord, pour comparer plus finement les deux périodes historiques, il conviendrait de mieux situer les contextes politiques du développement de la pilule et de la PrEP. Ce que les deux auteurs font, finalement peu : il manque de ce fait une analyse plus fine du rôle des mouvement sociaux. Les années 1960/1970 sont en effet celles du développement d’une contestation multiforme de l’ordre établi. Les mouvements féministes y contribuent au premier chef, avec l’affirmation du droit à disposer de son corps, la remise en cause du patriarcat et du pouvoir des médecins, mais aussi l’expérimentation de pratiques de santé féministes.

Rien de tel aujourd’hui. Certes, la PrEP trouvent des appuis nombreux dans le monde militant sida, qui s’est construit historiquement autour de lutte pour l’accès aux traitements. Mais on est bien loin d’une période de remise en cause des pouvoirs établis. Du côté des mouvements LGBT, le VIH suscite bien peu d’intérêt, et les débats complexes autour de la prévention sont souvent renvoyés aux spécialistes. Cela se ressent dans la mobilisation autour du nouvel outil préventif : à quelques exceptions près, on ne voit pas émerger d’initiatives collectives qui s’empareraient du débat au-delà des cercles associatifs. De ce fait, la PrEP ne bénéficie ni de la même dynamique, ni du même rapport de force que la pilule contraceptive. Une situation renforcée par le contexte idéologique créé par la crise économique : les politiques d’austérité et de réduction des dépenses publiques de santé menacent très directement le déploiement et l’accessibilité de la PrEP.

Des lignes d’opposition brouillées ?

Mais les différences entre la PrEP et la pilule contraceptive ne se sont pas seulement liées à des effets de contexte. Elles tiennent aussi à la manière dont les désaccords se sont structurés. Des débats autour de la pilule, on retient avant tout l’opposition des Églises (en particulier catholique) et des conservateurs de tous bords à la contraception. Les lignes de conflit apparaissent alors relativement claires : d’un côté les tenants de l’ordre moral et patriarcal ; de l’autre la revendication de sexualités et d’existences émancipées, bref, du droit de choisir. Au passage, les deux auteur-e-s évoquent également, et c’est intéressant, des oppositions qui sont passées aux oubliettes de l’histoire (du moins à ma connaissance) : celles de certains leaders noirs américains, qui craignaient que la pilule ne soit utilisée comme un outil raciste pour contrôler la natalité dans leurs communautés.

Avec la PrEP, tout parait plus complexe. D’abord parce qu’il n’y a pas d’opposition institutionnelle à cet outil : à de rares exceptions, aucune association, aucun ordre médical ni aucune d’Église ne s’y oppose frontalement. Les résistances sont cependant nombreuses, mais elles proviennent en large part des communautés concernées par la PrEP. Et là encore, en l’absence d’un débat structuré, les critiques s’expriment de façon disparate, sur internet, dans certains forums associatifs ou des articles de presse.

Bien souvent, ces critiques mobilisent des arguments importants sur les risques de la médicalisation de la sexualité, les intérêts mercantiles des entreprises pharmaceutiques ou la déconnexion entre débats experts et réalités ordinaires de la prévention. Mais de manière générale, l’absence d’un « adversaire » clairement identifiable, et l’existence de telles résistances internes, participent d’un contexte assez différent de celui de la pilule.

On aurait par ailleurs tort de minimiser la défiance qui s’exprime dans de nombreuses prises de position individuelles (plus rarement collectives) autour la PrEP : défiance par rapport au monde médical, aux institutions de recherche, à la collusion supposée entre associations et labos, etc. Car elle traduit une rupture profonde et durable de la confiance d’une partie de la communauté gaie (et au-delà) par rapport aux avancées biomédicales en prévention. On peut évidemment leur opposer des données probantes et la bonne foi des chercheurs. Mais pas sûr que ce mode d’administration de la preuve suffise à rétablir une crédibilité fragilisée notamment par les crises sanitaires successives.

Le privé est politique, all over again

Dernière réflexion suite à la lecture de l’article « A pill for HIV prevention: Déjà vu all over again? », elle concerne la dépolitisation des enjeux de prévention. À vouloir faire tenir la comparaison, les deux auteurs sous-estiment à mon avis la question des rapports de pouvoir, et leur occultation récurrente dans le contexte de la prévention du VIH.

L’un des apports majeurs des féministes dans le champ de la santé est d’avoir proposé une perspective critique et transformatrice des rapports de pouvoirs, dans la société, dans le monde médical, mais aussi et surtout dans la sphère privée. La pilule apparait donc comme un outil d’émancipation à triple titre vis-à-vis :

  • d’un système patriarcal qui réduit les femmes à un rôle maternel ;
  • du contrôle social exercé par la médecine sur le corps des femmes ;
  • des rapports de pouvoir dans la sexualité.

Dans l’histoire du VIH, la critique des rapports de pouvoir n’a que rarement été aussi systématiquement articulée. Elle plutôt intervenue de manière fragmentée entre :

  • la critique de l’hétérosexisme et du sexisme structurels, notamment dans la première décennie de l’épidémie ;
  • la critique du racisme ;
  • la critique des inégalités Nord/Sud ;
  • la critique du pouvoir médical, et la promotion du droit des patients à opérer des choix éclairés ;
  • la critique des rapports de pouvoir dans les relations sexuelles, principalement voire exclusivement dans les relations hommes/femmes.

Cette fragmentation transparait clairement dans la difficulté à penser ensemble les besoins des femmes, des trans et des hommes gais au regard de la PrEP. Pourtant, aux États-Unis, le Truvada en prévention est largement approprié par des femmes ! Mais dans les représentations courantes, la PrEP reste associée soit 1) à des gais jouisseurs hédonistes, qui voudraient se débarrasser du préservatif ; soit 2) à des femmes victimes qui seraient incapables de se protéger avec leur(s) partenaire(s) ; les communautés trans sont globalement invisibles dans ce tableau, faute de données pertinentes… et de volonté politique.

Ce duo réducteur « hédoniste »/ »victime » reconduit très caricaturalement les préjugés homophobes et sexistes qui imprègnent nos sociétés (et certaines visions de la prévention du sida). Dépasser cette opposition permettrait aussi d’envisager qu’il existe des gays en situation de domination ou de choix restreints (les rapports hommes/hommes sont aussi des rapports de pouvoir, comme le dit très bien Raewyn Connell). Mais qu’il y a également des femmes qui veulent pouvoir jouir d’une sexualité sans préservatif et sans crainte d’être infectées !

Finalement, repenser la prévention à l’heure de la PrEP et avec les enseignements des combats féministes impliquerait, entre autres, de repolitiser notre compréhension de l’épidémie et de la prévention. En se rappelant que le privé est politique !


L’illustration est de Jon McNaught.