En rendant compte des sessions consacrées au VIH/sida lors du congrès de l’ACFAS de mai dernier, je regrettais le déficit de perspectives politiques dans les débats. Un constat qu’on pourrait difficilement appliquer à la conférence « Plus ou Moins », qui s’est tenue à Montréal le 9 août dernier ! Inscrite dans le cadre de Perver/Cité, la rencontre a rassemblé près d’une trentaine de participant-e-s. Au menu, deux tables-rondes, et des discussions importantes sur les enjeux actuels de la lutte contre le sida.

Penser « après la crise »

La journée s’est ouverte sur un débat incontournable mais complexe : comment militer hors d’un contexte d’urgence (dans les pays du Nord) ? Le point de départ était que l’activisme sida s’est d’abord construit en réaction à une épidémie mortelle à courte échéance et aux nombreuses incertitudes médicales. Avec les traitements anti-rétroviraux, à partir de 1996, le contexte a radicalement changé. Pour le meilleur : la possibilité inestimable de (bien) « vivre avec » le VIH. Mais aussi pour le moins bon, avec l’accroissement d’inégalités structurelles autour de l’accès aux soins et la prise en charge de la maladie, mais aussi le retour en force du pouvoir médical.

La discussion a été introduite par Alexandra de Kiewit, de la revue l’Injecteur, Janice Dayle, chercheure/activiste noire et séropositive et Michael Hendricks, (entre autres) co-fondateur d’Act Up-Montréal.

Dans les années 1980, la dramatisation publique de l’épidémie par les groupes communautaires s’est posée comme une évidence face à l’urgence vitale. Mais plus de 15 ans après les trithérapies, comment parler publiquement des situations (plus ou moins) banales que vivent les personnes séropositives ? Et comment évoquer l’espoir d’une vie débarrassée du fardeau du VIH, de la peur de transmettre, etc. ?

Ces interrogations étaient perceptibles dans le discours d’Alexandra, lorsqu’elle a évoqué les réticences du milieu associatif à parler publiquement des effets bénéfiques de la charge virale indétectable sur la sexualité et le désir d’enfant. Le grand public est-il en mesure d’entendre ce genre de propos ? Craignant que ce discours soit mal compris, plusieurs collègues lui ont reproché d’avoir pris la parole en ce sens. Entretenant ainsi une situation paradoxale, où le VIH se banalise dans le milieu associatif… mais pas dans le reste de la population.

Janice a évoqué pour sa part les contradictions d’une certaine banalisation de la maladie. Car si les communautés afro-caribéenne ne veulent plus être considérées comme une population à risque… le VIH continue de susciter des réactions de panique et de rejet disproportionnées. Pour elle, l’enjeu est aujourd’hui de repenser globalement le travail d’éducation autour du VIH. Dans ce cadre, la prise de parole à la première personne, en tant que femme vivant avec le VIH, est indispensable. Enfin, Michael Hendricks a rappelé à quel point la peur et le deuil ont constitué le ciment des premières associations. Cette solidarité spontanée s’est transformée, à mesure que l’expérience du VIH s’est complexifiée. Au point que la prise en charge de la maladie repose aujourd’hui d’abord sur les individus plutôt que sur les communautés.

Ces différents point de vue ont largement souligné l’importance de repenser le modèle de mobilisation forgé dans les années 1980/1990. Une démarche qui nécessite une plus grande attention aux enjeux de classe sociale, à la privatisation du système de santé, mais aussi aux différentes formes de témoignage publique.

Critiques de la bureaucratie sida

La table-ronde de l’après-midi réunissait Alex McClelland, activiste et chercheur, et Ted Kerr, de Visual AIDS. Jordan et Ian, organisateurs de la rencontre, souhaitaient ouvrir la discussion autour du récent consensus québécois autour de la charge virale indétectable. De leur point de vue, comme ils l’ont rappelé en introduction, ce document reflète une approche sciemment indifférente aux besoins réels des personnes séropositives ; en particulier face aux enjeux de criminalisation de la transmission. Quel rôle les organismes communautaires devraient-ils jouer dans ce contexte ? Le débat s’est cependant orienté différemment.

L’intervention d’Alex a en effet mis l’accent sur une critique globale de la bureaucratisation du monde associatif sida, au Canada et en Amérique du Nord. Il mène actuellement une réflexion autour d’une lecture anarchiste de la lutte contre le sida et les hépatites. Mené en collaboration avec Zoe Dodd, le projet est soutenu par l’Institute for Anarchist Studies. Pour Alex, les transformations récentes de la lutte contre le sida ont remis en selle le pouvoir biomédical et étatique, marginalisant la critique communautaire. Plus encore, les organismes VIH/sida ont été progressivement intégrés au sein du système, dans un processus d’institutionnalisation et de dépendance accrue vis-à-vis des financements publics.

Dans leur projet de lecture anarchiste de l’épidémie, Alex et Zoe veulent développer cette analyse critique des interrelations entre État, Agences sanitaires et organismes communautaires. Il s’agit ainsi de dénoncer le système hiérarchique et oppressif qu’est devenue la lutte contre le sida. Mais aussi de mettre en lumière les divergences d’intérêt entre les personnes séropositives et les associations qui sont censés les représenter. La mise en oeuvre du Traitement comme prévention (TasP) à Vancouver illustre bien, selon eux, ces dérives : il s’agit d’un projet politique imposé par les autorités de santé, au sein duquel les associations sont impliquées de gré ou de force. Le tout dans une démarche paternaliste, au mépris des besoins et des droits des personnes visées.

À l’inverse, Alex a développé les grandes lignes d’une approche anarchiste de la lutte contre le sida. Un projet qui s’appuierait sur le refus de la dépendance vis-à-vis de l’État. Une telle approche permettrait alors de mieux répondre aux besoins des personnes vivant avec le VIH et favoriserait les formes de coopération plus horizontales et « bottom-up ». Finalement, ce qui caractérise cette lecture anarchiste, c’est principalement le fait de redonner le pouvoir de décision aux communautés locales.

Désaccords

Appuyée sur une critique radicale (et plutôt intéressante) du milieu sida, l’analyse d’Alex m’a cependant laissée sur ma faim pour au moins deux raisons. D’abord parce que sa critique de la bureaucratie (les structures telles qu’elles sont) tend à négliger la critique de la bureaucratisation (comme processus non linéaire et contradictoire). En découle du coup une vision à mon sens un peu trop figée des rapports de force dans le champ du VIH/sida. Mieux comprendre à ces évolutions impose pourtant d’envisager attentivement comment des individus et des groupes se trouvent pris dans les logiques complexes de bureaucratisation. Pas pour excuser qui que ce soit, mais pour mieux percevoir (et pour mieux résister à) ce qui se joue.

L’autre point de désaccord découle du premier. Dans la présentation d’Alex, l’indépendance vis-à-vis de l’État et la décentralisation des décisions était posées comme des garanties de radicalité. Soit. Mais sont-elles des conditions suffisantes ? Et à quel prix, en termes d’élaboration politique plus large ? Le repli stratégique sur les expériences locales fait en effet courir un risque d’émiettement et/ou de cloisonnement des revendications. On touche ici une divergence politique. J’ai ainsi trouvé l’appel à l’autonomie des communautés locales un peu incantatoire, car aucune forme d’organisation n’est exempte du risque d’institutionnalisation ou de « récupération ».

Pour contrer ces logiques inhérentes, on gagnerait à discuter collectivement des contre-pouvoirs possibles et des mécanismes de contrôle démocratiques internes et externes aux organismes/aux collectifs. On pourrait également imaginer de nouvelles formes de consultation des communautés, ou renforcer les liens entre le combat contre le sida à d’autres luttes sociales… Et favoriser les échanges entre militants/salariés de différents organismes, leur permettre de partager leurs expériences, constituerait aussi une voie intéressante pour déjouer les logiques bureaucratiques.

Des formes de transversalité assez peu évoquées dans les discussions. D’autant moins que bien peu d’intervenants/militants sida montréalais étaient présents à la conférence.

Frontières sérologiques

Dans la dernière partie de l’après-midi, les échanges ont en grande partie porté sur la Prophylaxie Pré-Exposition (PPrE). Avec une tonalité résolument critique. Au cours de la journée, déjà, plusieurs interventions avaient souligné — pour le regretter — la place prise par la PPrE dans les débats récents autour de la prévention.

Les critiques les plus acerbes ont été dirigées vers les mouvements pro-PPrE américains. Présentée comme l’apanage d’hommes gais blancs des pays du Nord, la PPrE mettrait en lumière le désintérêt de ces derniers pour l’accès au traitement dans les pays du Sud. De plus, le terme de « Truvada whore », revendiqué par certains gais, soulignerait la collusion entre ces individus et les intérêts de l’industrie pharmaceutique. Plus tard, la PPrE a été décriée comme un outil au service d’une « politique de la peur », fondée sur l’exclusion du risque et des séropositifs… Finalement, Ted Kerr a résumé à sa manière la fermeture du débat, en posant (au nom des principes de Denver) une hiérarchie de la légitimité dans la prise de parole sur la prévention. Selon lui, le mouvement sida se doit d’abord et avant tout de refléter les intérêts des personnes vivant avec le VIH. Dans ce cadre, la PPrE devrait rester un débat secondaire, voir marginal. Autant dire que l’ambiance était peu propice à une discussion sereine sur le sujet !

Entendons nous bien : dans ces échanges, certains points fondamentaux ont été soulevés, comme le rôle croissant des entreprises pharmaceutiques dans la prévention ou les inégalités flagrantes entre Nord et Sud et, au Nord, entre les différentes communautés. On a aussi évoqué l’invisibilité du VIH dans la communauté gaie, et le paradoxe de voir ressurgir des débats uniquement du point de vue de la prévention des séronégatifs.

Mais je suis ressorti du débat avec l’étrange impression d’une discussion tronquée sur ce sujet précis. Opposer l’accès au soin au Nord et au Sud, ou les enjeux de santé des séropos ou des séronégatifs, ne parait pas une façon très constructive d’avancer collectivement sur ces questions. Pour le coup, la déconnexion était ici flagrante entre des militants radicaux, et l’expression par certains gais de leurs « besoins réels » en santé sexuelle…

Enfin, jamais la question n’a été posée en terme de stigmatisation de la sexualité sans préservatif. Alors que c’est justement dans ce contexte que la PrEP est politisée en Amérique du Nord.