Deuxième volet d’un billet consacré aux conférences sida, à l’occasion de la réunion de reconstitution des ressources du Fonds Mondial qui se tient à la fin de la semaine à Montréal. Plongée dans les archives de la presse gaie, pour parler de la conférence de juin 1989.

J’ai crié ma rage, accumulée depuis des années, de voir mourir les nôtres. J’ai pleuré de rage, mais aussi de soulagement parce qu’enfin on commence à se serrer les coudes pour combattre cette maladie. J’ai pleuré aussi d’amour en regardant les beaux yeux brillants et tristes de ces jeunes gais confrontés à la mort et à leur oppression, mais bien décidés à vaincre la maladie par le combat militant.

Par ces mots, Gérard Pollender, l’un des chroniqueurs du mensuel gai RG traduit à quel point la Conférence de 1989 a été une expérience bouleversante pour beaucoup. Le récit suivant, par un militant d’Act Up New York, reflète bien à quel point l’irruption des groupes activistes lors de la Conférence de Montréal en 1989 a marqué un tournant dans l’histoire de la lutte contre le VIH/sida :

« In 1989, ACT UP and its Canadian counterparts, AIDS Action Now! and Réaction-SIDA, stormed the Fifth International AIDS Conference in Montreal. Up until that June day, the conference was a members-only event for the AIDS establishment, a chance for scientists to hobnob with their fellow wizards while dispensing wisdom and press releases to beleaguered doctors and a fawning press. PWAs were presented mainly as abstractions, their lives reduced to statistics on spreadsheets, their needs and desires mere sidelights to the noble pursuit of science. Of course, if they wished to make their presence more concrete, they were welcome to do so, for a $500 registration fee. And then came Montreal ».

Jusqu’alors réservées aux médecins et aux décideurs, ces grands évènements doivent depuis s’ouvrir aux premiers concernés, activistes et malades.

De l’information à la critique

Jusqu’à cette année 1989, le VIH/sida est souvent abordé de façon très “médicale” dans la presse gaie au Québec. Il y est question de symptômes, de pratiques à risque, de techniques de prévention… mais aussi des (nombreuses) incertitudes qui demeurent à l’époque sur les modes de transmission ou l’évolution de la maladie [cf. un article précédent].

Entre 1986 et 1989, les périodiques communautaires évoquent également les premières mobilisations communautaires au Québec et les tâtonnements de la santé publique. Mais de critique radicale de la situation sociale et politique créée par l’épidémie, il n’est pas encore question.

C’est le mensuel RG qui soulève les premiers débats, en se faisant notamment l’écho des controverses autour du test de dépistage du VIH : en l’absence de traitement efficace, faut-il ou non se faire dépister ? Tel est par exemple le débat en septembre 1987.

S’organiser face au pouvoir médical

Le ton s’infléchit à partir du début de l’année 1988. Dans le numéro de mars, Bernard Courte, journaliste de RG qui vit et milite à Toronto rend ainsi compte de la création du groupe AIDS Action Now!, qu’il décrit comme:

un groupe de pression visant à l’amélioration des soins de santé et un plus grand accès aux nouvelles médications contre le sida. Des personnes atteintes du sida, leurs amis et des professionnels de santé ont dénoncé l’indifférence des institutions et des gouvernements ainsi que le traitement désuet et fragmentaire que reçoivent les patients (RG, n°66, p.12).

Après la création d’Act Up quelques mois auparavant à New York, la fondation de AIDS Action Now! annonce un vent nouveau sur la lutte contre le VIH/sida : désormais, les malades prennent la parole. Soulignons que AIDS Action Now! est toujours actif aujourd’hui !

Information = pouvoir

Dans les colonnes de RG, les échos de cet activisme anglophone se retrouvent dans certains choix éditoriaux.

Conscients qu’il est capital de diffuser l’information la plus fiable possible, l’équipe du mensuel offre des dossiers sur différents sujets : la sexualité et le sida (décembre 1987), les droits des personnes vivant avec le VIH (mars 1988), la prise de position de la Commission des droits de la personne du Québec (juillet 1988), les enjeux du droit au traitement (décembre 1988) ou un supplément “Action Sida”, directement traduit d’une brochure torontoise, en mai 1989.

Dans ses différents articles, Bernard Courte relaie dans RG la critique des essais thérapeutiques contre placebo formulé par les activistes anglophones. En mars 1989, le même journaliste présente aux lecteurs un article très documenté sur les essais de Ribiravin au Canada et les débats entre scientifiques, laboratoires pharmaceutiques et activistes autour du placebo.

Réaction Sida

Au Québec, la Conférence sida de 1989 s’ouvre dans un contexte marqué par le mécontentement. Au niveau provincial, le ministère de la santé et des services sociaux a diffusé au printemps un document d’information sur le VIH/sida qui reçoit de nombreuses critiques. N’abordant ouvertement ni l’homosexualité, ni les techniques de safer sex, le document rate manifestement sa cible. Les raisons de la colère s’accumulent. Et pourtant, se désole Bernard Courte en avril 1989 :

Il faut gueuler longtemps pour faire comprendre aux scientifiques qu’on ne doit pas forcer les humains à être des cobayes (même si ce sont des gais !!!) et qu’il y a des alternatives à la méthode du placebo. Voilà donc pourquoi il existe des groupes d’actions sida à Vancouver, Toronto ou Halifax. En espérant que Montréal se trouvera un groupe de personnes disposées à la lutte, car la cinquième conférence internationale sur le sida sera un forum de choix pour faire valoir nos revendications.

Hasard du calendrier ? À peu près au même moment, quelques militants montréalais créent Réaction Sida, le premier groupe activiste sur le sujet au Québec. Quelques semaines plus tard, ils envahissent la scène de la Conférence aux côtés d’Act Up New York et AIDS Action Now! La suite de cette histoire — puisque c’est le parti pris de cette série d’articles — est à lire dans les numéros de la presse gaie de l’été 1989…

Une conférence qui change tout

Comme en témoigne Gérard Pollender, chroniqueur santé pour RG, la Conférence a été une expérience bouleversante :

ceux d’Act Up dont j’avais lu les actions d’éclats aux USA, je les ai vus, touchés, embrassés, sentis, accompagnés. J’étais avec eux sur la ligne de front. J’ai crié ma rage, accumulée depuis des années, de voir mourir les nôtres. J’ai pleuré de rage, mais aussi de soulagement parce qu’enfin on commence à se serrer les coudes pour combattre cette maladie. J’ai pleuré aussi d’amour en regardant les beaux yeux brillants et tristes de ces jeunes gais confrontés à la mort et à leur oppression, mais bien décidés à vaincre la maladie par le combat militant (…) leur expérience nous apprend que ceux qui survivent le plus longtemps sont ceux qui brisent leur isolement, refusent de mourir seuls et adoptent une attitude agressive (RG, juillet 1989, n°82, p.9)

Et si les activistes canadiens ont vertement critiqué le Premier ministre Mulroney pour son inaction, la ministre québécoise de la santé (Thérèse Lavoie-Roux) a elle aussi été bousculée dans ses certitudes.

RG publie ce même mois de juillet le “Manifeste de Montréal”, présenté par les organisations activistes. Concluant sa chronique du mois de juillet 1989, Bernard Courte écrit :

À l’annonce de Mme Lavoie-Roux que son gouvernement investirait 21 millions de dollars sur une période de trois ans [pour la lutte contre le sida], Réaction Sida a rappelé que celle-ci avait déjà annoncé cet investissement en décembre dernier et que, six mois plus tard, rien n’a encore été accompli avec ces fonds. C’est pour cette raison qu’on a scandé “Hon-teux ! Hon-teux ! Hon-teux !”

Indéniablement, il s’était passé quelque chose en juin 1989 à Montréal.


Suite de l’histoire dans les prochains billets de cette série sur les archives de la presse gaie montréalaise !