Le milieu associatif français de lutte contre le VIH/sida est bel et bien en crise. Après le plan social annoncé par AIDES en décembre, Act Up a rendu publique la décision de mettre son équipe en « chômage partiel ». À AIDES, deux journées de grève ont permis de démontrer la combativité des salarié-e-s, et les profondes fractures au sein de l’association. Et déjà, l’été dernier, dans une relative indifférence, le Journal du Sida mettait la clé sous la porte après près de 25 ans d’existence. Sans compter les plus petites structures qui ont subi « silencieusement » les coupures budgétaires ces dernières années. Une crise durable ?

Crise structurelle

Tout porte à le croire. Car les enjeux de financement de la santé sont évidemment indissociables de la situation économique globale. Ici comme ailleurs, la crise économique sert de prétexte aux coupures budgétaires les plus scandaleuses. Et on sait maintenant avec assurance qu’aucun statut d’exception ne prévaudra pour le domaine de la santé. Mais les racines de cette crise collective sont profondes et multiples : la fragilisation financière, certes, mais aussi une crise de sens, d’engagement et une crise démocratique. Gageons que d’ici deux ans, le paysage de la lutte contre le sida en France sera substantiellement transformé. Pour le pire ? Indéniablement, la période est à la résistance pour tenter de limiter les dégâts et sauver ce qui peut l’être, dans un climat social des plus moroses.

Dans ce contexte, j’ai voulu poser ici quelques hypothèses sur ce qui pourrait définir un projet de lutte contre le sida aujourd’hui. L’enjeu étant ici de ne pas penser à partir des structures (même si mon regard est teinté par mon expérience associative) mais de délimiter quelques chantiers militants pour imaginer d’autres possibles. Autrement dit, lister quelques pistes de réflexion pour ne pas laisser triompher l’air du temps fataliste.

Abécédaire pour résister à l’air du temps

Alors voilà, j’ai écris ça sous forme d’un abécédaire prospectif et critique, sans autre prétention que d’essayer de contribuer à un débat plus général.

A comme Activisme

La capacité à politiser durablement un enjeu de santé publique constitue l’un des acquis majeurs de la lutte contre le VIH/sida. Si les mouvements féministes avaient ouvert la voie, à travers le combat pour le droit à disposer de son corps, les associations sida ont achevé de révolutionner la place des patient-e-s face au système médical. Un travail de longue haleine, qui reste fragile par bien des aspects. Un combat d’activistes, fait de rapports de force et de négociations, de victoires mais aussi de reculs.

La politisation de la lutte contre le sida en France est d’autant plus visible si l’on s’en éloigne. Vues du Québec, la vitalité des associations, le rôle de l’engagement non-salarié ou la capacité à influencer l’agenda politique apparaissent comme des survivances étonnantes d’un passé lointain. Car la lutte contre le sida s’est ici fortement institutionnalisée et professionnalisée dès les années 1990. Des processus très présents aussi en France… mais contrebalancés par un esprit militant qui se perpétue encore.

On parle cependant d’acquis précaires. L’activisme « sida » s’est fortement transformé au cours des deux dernières décennies. L’érosion militante a fragilisé la force de frappe des associations. La professionnalisation et la bureaucratisation des associations créent des zones de tensions. Mais plus largement, les conditions mêmes du militantisme ont changé. Car ce n’est pas un scoop, s’engager dans les années 2010 n’a rien d’évident, quand son propre futur est incertain et que le pire parait (parfois) à venir. Par ailleurs, à l’implication vitale et totale (et parfois compassionnelle) des premières années, s’est progressivement substitué un engagement plus technique et complexe. Enjeux thérapeutiques et/ou enjeux de prévention demandent aujourd’hui des compétences de plus en plus poussées.

Dans les différents domaines, « l’activisme fondé sur les preuves » (pour emprunter le concept développé par Vololona Rabeharisoa et ses collègues) tend à standardiser les réflexes intellectuels et militants. Avec pour effet positif d’augmenter le niveau d’expertise dans les associations, de rendre les revendications plus percutantes… Mais avec une contre-partie plus préoccupante : l’indignation face aux inégalités et aux injustices, qui fonde (aussi) l’engagement, est de plus en plus souvent neutralisé par une appréhension technique du monde social. Cette technicisation n’est évidemment pas le seul fait du milieu associatif : il s’agit dans bien des cas de se conformer aux demandes des bailleurs (évaluer, documenter, établir des objectifs chiffrés…). Dans ce cadre, l’activisme est menacé par un élitisme rampant, où ceux et celles qui ont le temps — de lire, d’apprendre et de comprendre — concentrent progressivement les leviers du pouvoir.

Penser un projet activiste de lutte contre le sida impliquerait alors d’imaginer des espaces d’appropriation et de partage du savoir, pour éviter de reproduire au sein même des mouvements sociaux une fracture indépassable entre des sachant-e-s et des exécutant-e-s.

B comme Bilan(s)

L’histoire de la lutte contre le VIH/sida est une question d’actualité, et pas seulement à cause de la multiplication de documentaires et de films sur le sujet ! Mais se souvenir de ces combats soulève des discussions politiques qui dépassent les enjeux de « mémoire ». Il s’agit, en tissant les fils de la mémoire entre différentes générations, de tirer des bilans.

L’histoire de la lutte contre le sida en France laisse apparaitre plusieurs points aveugles, et surtout une relative absence de débats. Les ouvrages de Didier Lestrade, et les travaux socio-historiques souvent d’excellente facture (citons notamment Patrice Pinell, Nicolas Dodier, Christophe Broqua ou Jean-Yves Le Talec), offrent des points de vue importants. Mais leur écho reste faible au-delà des cercles intéressés. Et rares sont les livres récents sur le sujet. Plus rares encore sont les écrits qui suscitent un débat intellectuel et politique (le dernier « grand » débat remonte en fait aux critiques adressées au livre de F. Martel Le rose et le noir, au milieu des années 1990).

Conséquence de cet état de fait ? La lutte contre le sida, une histoire pourtant récente et dense, est une mémoire refroidie, qui n’inspire plus. Le succès des documentaires sur l’histoire d’Act Up aux États-Unis prouve pourtant qu’un certain nombre de personnes, concernées par le VIH de près ou de loin, ont soif d’en savoir plus sur ce qui animait les militant-e-s de l’époque. Dans les circonstances actuelles, il serait importsant de mieux comprendre les débats autour de la professionnalisation de l’engagement à AIDES (ou ailleurs), par exemple. Saviez vous qu’une grève a paralysé Arcat-sida, au milieu des années 1990 ?

Ce dont il est question, c’est de donner du souffle à unre conscience historique collective. En évitant le piège de la « mythologisation » du passé, autant que la tentation de distribuer a posteriori les bons et les mauvais points. C’est tout le défi des débats politiques indispensables sur les contradictions, les victoires, les acquis et les errements de la lutte contre le sida.

Mais la question de l’histoire met également en jeu une dimension profane. Il est en effet important de ne pas laisser l’histoire aux spécialistes (même si on a besoin d’eux et elles pour comprendre le passé). Et il est indispensable de valoriser les points aveugles de l’histoire « officielle ». En France, des centaines, des milliers de personnes sont dépositaires d’un bout de cette histoire collective. Mais, faut d’intérêt des chercheurs, ou faut d’accès à la parole, leur point de vue est largement occulté, reléguant dans l’ombre les récits des militant-e-s de « province », des noir-e-s, des trans, etc.

Entendre ces récits individuels et collectifs, les inscrire dans l’Histoire, est sans aucun doute l’une des clés pour imaginer un projet de lutte contre le sida. Car ces bilans, individuels et collectifs, peuvent constituer des points d’appui inestimables pour construire du neuf.

C comme Communautaire

C’est indéniablement l’un des points forts de la lutte contre le sida en France : avoir réussi à faire valoir l’approche « communautaire » comme mode de prise en charge de la santé. Évidemment, au pays de l’universalisme républicain, il reste du travail de conviction à mener !

Mais évoquer la santé communautaire nécessite de réfléchir collectivement aux valeurs qu’on souhaite y associer. Au fond, le terme communautaire rassemble des initiatives et des démarches qui cherchent à favoriser l’auto-organisation des personnes concernées par une injustice sociale (mal-logement, VIH, analphabétisme, discriminations, etc.). Ce que l’approche communautaire apporte c’est la conviction, ancrée dans la pratique, qu’on ne change pas les choses sans les premiè-re-s concerné-e-s. Mais est-ce une condition suffisante pour établir des bases politiques partagées ?

Car la santé communautaire et sa démarche d’empowerment recouvre une grande diversité de conceptions de l’émancipation, des plus néo-libérales aux plus progressistes. Donner le pouvoir de choisir peut ainsi être entendu comme : faire porter la responsabilité sur les individus, en éludant les rapports sociaux. Dans les mouvements sida, l’approche communautaire soulève de nombreuses autres questions politiques.

La professionnalisation/bureaucratisation de la lutte, comme l’a très bien montré l’activiste canadien Tim McCaskell, a contribué à creuser l’écart entre les intervenants et les personnes accueillies. Dans ces conditions, la volonté d’associer les personnes aux décisions qui les concernent met en tension une démarche de redistribution du pouvoir d’agir… et le maintien structurel d’une position de pouvoir (intervenant vs usager). Comment dépasser cet écueil, non réductible à la professionnalisation, d’ailleurs, mais inhérent à l’asymétrie des positions dans la relation d’aide ?

La lutte contre le sida s’appuie sur la coexistence de plusieurs logiques d’implication, non exclusives entre elles : l’engagement volontaire, le salariat, le besoin d’accéder à des services/des informations… La plupart des associations se sont construite à une époque où le salariat était très minoritaire, voire inexistant en leur sein. Ce n’est plus le cas aujourd’hui (même si les réalités sont diverses). Comment intégrer au fonctionnement associatif, à l’intelligence collective, ces militant-e-s d’un autre statut ? Sont-ils et elles condamné-e-s à rester sans voix au chapitre concernant les orientations de leur organisme ?

Le mouvement associatif s’enrichirait à imaginer des modes de fonctionnement favorables à l’expression de tou-te-s. Les salarié-e-s sont porteurs d’une expérience et d’une expertise indispensable à l’action. Actuellement, si l’on regarde l’exemple de AIDES, les syndicats font entendre leurs critiques sur l’orientation politique et la gouvernance de l’association. Certain-e-s questionneront sans doute leur légitimité à le faire. Reste que cette parole existe. Elle contribue au débat, et il faut s’assurer de sa représentation dans les différents espaces de débat de l’association.

Avancer sur ces discussions dans une logique de transformation sociale nécessite de repenser les cadres de militantisme communautaire, pour y intégrer les évolutions sociologique de la lutte contre le sida. Mais pour faire autrement… que faire ? Ces questions appellent des réponses renouvelées, en dehors des modèles de référence dominants du travail social. Des réponses qui iraient chercher des inspirations dans les expériences autogestionnaires, ou dans celles du permanentat militant (syndical ou politique), dans ses versions non bureaucratiques : limitation des mandats, rotation des tâches, soutien au reclassement, etc.

D comme Démocratie

La question démocratique est au coeur des débats actuels. Mais elle est posée de longue date par la structuration de la lutte contre le sida, qui voit une « grosse association » occuper le terrain. Avec les débats que cela pose autour de la répartition des ressources publiques et privées… Mais derrière les accusations d’hégémonie, d’autres questions se posent implicitement : comment créer les conditions du débat démocratique sur les priorités politiques face à l’épidémie ? Comment établir un front associatif durable sur des questions clés qui font consensus entre les différents acteurs ?

Les mouvements féministes ont longtemps organisé, à échéance régulière, des « assises » ou des « états généraux ». Moments de rencontre… et de grandes engueulades aussi. Mais moments de débats ouverts, critiques, fondés sur la conviction de partager des valeurs communes. Malheureusement, depuis les États Généraux « Homosexualité et sida » en 2002, on cherche vainement ces espaces de débats inter-associatifs. La consultation communautaire autour de la Prep, pilotée par le TRT5 a constitué une exception notable, ouvrant la voie à de nouvelles formes de débats participatifs dans le milieu du sida. Mais dans les deux cas, il s’agissait avant tout d’enjeux de prévention chez les gais.

Dans un autre registre, la presse (en ligne) constitue une place de choix pour les tribunes, mais le plus souvent les points de vue et les arguments ne se rencontrent pas vraiment. La lutte contre le sida souffre donc d’un déficit d’espaces de débats démocratiques. Certes cela ne règlerait pas tout, et bien heureusement d’ailleurs. Car les désaccords et les controverses font partie du débat. Mais cela garantirait des moments d’échanges propre à favoriser l’unité associative lorsqu’elle est nécessaire.

Pour le coup, l’échelon national gagnerait à s’inspirer du local, où bien souvent les acteurs de la lutte contre le sida ont l’habitude de discuter et de travailler régulièrement ensemble.

E comme Égalité

Il n’y a pas que l’engagement militant qui s’est transformé depuis 20 ans. Les besoins des personnes séropositives ou séroconcernées ont aussi beaucoup changé. Et, à bien des égards, les publics qui fréquentent les associations sont confrontées autant (sinon plus) à des enjeux de précarité sociale qu’à des questions strictement liés au VIH. Depuis toujours, sida et pauvreté/précarité ont constitué des problématiques fortes pour les associations : pour les sans-papièr-e-s ou les travailleur-se-s du sexe, par exemple. Mais le vieillissement des personnes séropositives vient rajouter un élément de complexité. Et dans un contexte de crise, on peut faire le pari que pour une partie des séropositifs, les conditions de vie ne vont pas s’améliorer.

Cette précarisation renforce certaines des contradictions évoquées précédemment, comme la répartition des pouvoirs dans la relation d’aide entre intervenant-e-s et personnes « accueillies ». D’où l’enjeu de formuler la question autrement, en terme d’égalité sociale.

Cela implique alors d’articuler plus systématiquement (comme le fait souvent Act Up), les revendications sida et les revendications sociales de portée plus large. Cela implique également d’envisager plus durablement des alliances avec d’autres mouvements sociaux. Systématiser une lecture en terme d’égalité sociale, comme la plupart des associations l’ont fait au moment du mariage pour tou-te-s, redonne corps à la logique de transformation sociale qui anime historiquement la lutte contre le sida.

Enfin, l’égalité sociale comme principe militant permettrait de questionner la bureaucratisation des organismes, et de penser des systèmes de rémunération soutenables (éthiquement et financièrement) pour les associations et leurs salariés. Act Up-Paris, si mes informations sont exactes, fonctionne avec un salaire égal pour tou-te-s. Évidemment le modèle n’est pas si facilement applicable à toutes les associations. Mais rien n’empêche d’imaginer, selon les structures, une « échelle de salaire communautaire » limitant l’écart entre le revenu le plus bas et le plus élevé…

Suite et (pas) fin

Il y aurait bien sûr d’autres lettres à développer (F comme Féminisme, par exemple) et d’autres questions à soulever ! L’ambition de cet abécédaire est de souligner la nécessité d’un regard réflexif et critique sur ce mouvement social qu’est le monde associatif de la lutte contre le sida. Un mouvement social qui a une histoire. Un mouvement pluraliste et original, avec ses forces et ses faiblesses. Mais un mouvement plongé dans une crise d’identité et de perspectives. À travers ce détour réflexif, il s’agit de mieux comprendre la situation actuelle, pour ne pas se condamner à subir l’air du temps, austéritaire et libéral. On pourrait alors, rêvons un peu, ouvrir les pistes de nouvelles formes de résistance et de solidarités pour lutter contre l’épidémie.