Difficile de reprendre le clavier après la semaine qui vient de s’écouler… Abasourdi, ému et inquiet, tels pourraient être les mots pour décrire mes sentiments durant ces derniers jours. Abasourdi par l’absurdité de ces tueries ; ému par la mort et les blessures de ces hommes et de ces femmes, célèbres ou anonymes ; très inquiet face au racisme, à l’antisémitisme et à l’islamophobie, qui ne manquent pas de prospérer dans ce contexte sombre. Beaucoup, beaucoup de choses ont été dites et écrites (des meilleures aux pires), au risque de la saturation. Je m’abstiendrais donc ici de paraphraser. Mais passée la légitime émotion, beaucoup reste à dire et à écrire pour mieux saisir les racines et les conséquences sociales et politiques de ces actes sanglants.

Dialogues

La situation actuelle nous met face au défi de la complexité. Et pour résister à un air du temps simplificateur, réactionnaire et liberticide, les dialogues entre sciences et sociétés sont plus que jamais indispensables. Dans ce contexte, dans le champ des sciences sociales, chercheur-e-s, intellectuel-le-s et/ou scientifiques (chacun-e se nomme comme il veut) ont une responsabilité : mieux comprendre le monde, c’est (se) donner les meilleures clés pour le changer. C’est aider à construire les barricades intellectuelles face aux racismes et aux amalgames. C’est aussi affirmer, sans prétention surplombante, que nos recherches sont toujours (et déjà) un acte d’engagement.

Loin de l’unanimisme ou des débats édulcorés, les ponts entre sciences et sociétés peuvent contribuer — à leur manière — à rendre ce monde plus juste et plus vivable. Quelles formes devraient prendre ces dialogues ? À nous de les inventer, de les renouveler, et bien sûr de les faire vivre. Au travail !

Charlie

Puisque ce billet est singulier, je voulais dire deux mots sur Charlie Hebdo. À titre personnel, et malgré ma grande tristesse, je ne me suis pas retrouvé dans le slogan « Je suis Charlie ». J’ai été lecteur de l’hebdomadaire, j’y ai été abonné entre 1996 et 1998. Puis à partir de 1999, je m’en suis éloigné, jusqu’à la rupture franche. Charlie Hebdo a cependant compté dans mon parcours intellectuel et militant.

Charlie Hebdo a été le journal de mes indignations et de mes colères, dans la France de l’après-Décembre 1995. Jeune militant antifasciste, je me retrouvais globalement en phase avec sa ligne radicalement anti-FN. Et ce dans un contexte où le parti d’extrême-droite avait gagné plusieurs mairies aux élections municipales (déjà !) de 1995, un contexte où Brahim Bouarram était assassiné par des militants d’extrême-droite à Paris entre les deux tours de l’élection présidentielle.

Si je devais choisir un souvenir de Charlie Hebdo, ce serait celui-ci. En 1997, j’étais engagé au sein d’une association antifasciste. Lycéen à l’époque, j’avais affiché un appel à manifestation au sein de mon établissement scolaire. Je l’ai fait, les affiches furent arrachées par les conseillères d’éducation. J’avais alors été convoqué et rappelé à l’ordre par les responsables du lycée : pour eux et elles, il n’était pas question de « laisser entrer la politique » à l’école. Indigné, j’ai alors écrit à Charlie (oui, oui, une lettre sur papier !) pour leur raconter les faits, et ma colère. La semaine suivante, la lettre était publiée, accompagnée d’un dessin de Luz. Inutile de préciser que j’ai immédiatement eu droit à une nouvelle convocation chez le principal… et à la solidarité de mes camarades !

Charlie Hebdo a donc accueilli ma première « publication »… L’anecdote prête évidement à sourire, près de 20 ans après. Mais elle dit aussi ce que Charlie a pu représenter pour moi (et pour d’autres), et pourquoi les évènements de la semaine dernière m’ont touché au coeur.

Être… ou ne pas être ?

Cela étant dit, à l’époque, j’ai régulièrement été déçu par la très faible prise en compte, dans les combats de Charlie Hebdo, de la lutte contre le sexisme et l’homophobie. D’autant que, bien souvent, les dessins et/ou les textes du journal utilisaient ces ficelles discriminantes pour faire rire. Et ce n’était vraiment pas toujours drôle.

En 1999, avec la guerre au Kosovo, j’ai pris mes distances avec l’hebdo. Le ton va-t-en-guerre du journal, les accusations contre les opposants à l’intervention de l’OTAN, m’ont fait vivre l’une de mes premières ruptures politiques. Un désaccord renforcé par l’obsession et la virulence sans nuance d’une grande partie de la rédaction contre l’Islam, après septembre 2001. Depuis bien longtemps, je ne lisais plus Charlie Hebdo.

Abasourdi, ému et inquiet, j’ai manifesté hier à Montréal, mais sans me retrouver dans le slogan « Je suis Charlie ». Je referme cette parenthèse personnelle.

Finalement, ce « Je suis Charlie » qui (me) pose problème ne pourrait-il pas être le point de départ de discussions de fond sur la situation actuelle ? Comment, par exemple, se sortir collectivement de l’injonction réductrice au « je suis » vs « je ne suis pas », et tracer des lignes de fuite solidaires et inclusives ?