Voici le texte de la tribune que nous avons co-signée, François Berdougo et moi, dans Libération ce matin !

La fin de l’épidémie ne saurait se réduire à des considérations médicales ou pharmaceutiques : une telle ambition nécessite de mettre les droits humains au cœur des décisions politiques.

Des réponses politiques indispensables

Novembre 2016 : des maires retirent les affiches de la campagne de prévention du VIH de Santé Publique France des rues de leur commune, au nom de « la protection des enfants ».

Juillet 2017 : Emmanuel Macron n’estime pas utile de prendre la parole lors de la conférence de la Société internationale du sida, qui se tient à Paris.

Octobre 2017 : la ministre de la santé Agnès Buzyn enterre le tiers payant généralisé, mesure symbolique s’il en est de la volonté de lever les obstacles financiers à l’accès aux soins.

A l’heure où l’horizon de la fin de l’épidémie semble être enfin à notre portée, sur la base de stratégies fondées sur l’accès universel au dépistage et aux traitements, ces événements cristallisent, chacun à leur façon, plusieurs des défis de la lutte contre le sida.

Le premier illustre l’ampleur des barrières morales à la prévention. L’hostilité de responsables politiques ou religieux aux messages de santé sexuelle n’est pas nouvelle ; on se souvient de l’opposition du pape Jean-Paul II à la promotion du préservatif dans les années 1980 et 1990. De même, l’accès au matériel d’injection stérile fait l’objet de tensions partout dans le monde, malgré son indéniable efficacité dans la réduction des transmissions du virus. L’infection à VIH, transmissible sexuellement et par le sang, met fondamentalement en jeu nos conceptions de la sexualité, du risque et de la santé. À de nombreuses reprises, le déploiement de stratégies de prévention efficaces et adaptées a nécessité des bras de fer mettant aux prises les associations et les pouvoirs publics. Sur la base de sombres calculs électoralistes, l’homosexualité, les usages de drogues ou les réalités des personnes racisées ont longtemps été invisibilisées dans les campagnes. Les réactions à la campagne de Santé publique France révèlent combien ces défis sont d’actualité. Or, dans ce domaine comme dans d’autres, les approches moralistes ou frileuses sont mauvaises conseillères. Difficile de promouvoir des pratiques à moindre risque si on ne peut pas parler de la réalité des relations sexuelles. Dans l’objectif de mettre fin à la transmission du VIH, ce sont de messages explicites et proportionnés dont nous avons besoin, qui prennent en compte la population dans sa diversité.

Le deuxième défi illustre la faiblesse de l’engagement actuel de la France dans la « riposte mondiale ». Au tournant des années 2000, notre pays fut l’un des leaders de la mobilisation mondiale contre le sida. Très tôt, la France affirma la nécessité d’un accès universel aux antirétroviraux, institua des programmes de coopération avec les pays à ressources limitées, plaida pour la création du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme et mit en place une taxe sur les billets d’avion pour financer l’achat de médicaments (UNITAID). En 2003, le Président de la République prononçait une allocution en clôture de la même conférence, qui se tenait déjà à Paris. Cette histoire ne fut pas un long fleuve tranquille, mais le sujet était considéré comme important et stratégique jusqu’à la tête de l’État. Quinze années plus tard, nous faisons l’amer constat que les dirigeants actuels, qui ont pour certains l’âge de l’épidémie, ne sont pas à la hauteur de la nécessaire mobilisation qu’appelle la situation du sida. La contribution de la France au Fonds mondial n’a pas augmenté – nous avons cédé la deuxième place au Royaume Uni – et notre pays ne semble plus porter d’ambition mondiale en matière de santé. Pour reprendre un vieux slogan de la lutte contre le sida : « vaincre le sida est une question de volonté politique ». C’est bien ce que nous devons retenir des 35 dernières années : rien ne s’obtient sans lutte, et aucune avancée n’est possible sans relais des revendications de la société civile dans la sphère politique.

Le troisième défi montre que le gouvernement actuel jette aux orties l’importance des facteurs structurels dans l’accès aux soins. Pour que les stratégies visant « la fin du sida » soient efficaces, il faut réduire tous les obstacles qui empêchent les personnes concernées d’accéder aux services de santé – dépistage, traitement et soutien psychosocial – et de s’y inscrire durablement. Ces obstacles peuvent être d’ordre systémique, structurel, ou financier ; les réduire est un impératif non seulement moral mais surtout pragmatique. Si en France, le niveau de couverture maladie est élevé, une proportion trop importante de personnes renoncent encore à accéder aux services de santé pour des raisons financières.

Dans de nombreux pays du monde, l’épidémie est concentrée dans des communautés spécifiques. En France, c’est le cas des hommes gais et bisexuels ou des personnes originaires d’Afrique sub-saharienne. Ces populations représentaient, en 2015, les deux tiers des nouveaux diagnostics. Preuve que les inégalités socio-économiques, le racisme ou l’homophobie demeurent des facteurs de la diffusion du virus. Mieux répondre à ces constats nécessite de changer les conditions légales et sociales des minorités. L’égalité des droits en est une des facettes, mais il y a souvent bien loin de l’égalité formelle à l’égalité réelle. Sans politiques volontariste d’éducation et de sensibilisation, les discriminations et les violences continueront à marquer le vécu de trop nombreux individus.

Mettre fin au sida nécessite une volonté politique durable. Autrement dit, l’engagement ponctuel ou le soutien du bout des lèvres ne sont plus des options acceptables. L’horizon de « zéro transmission » en 2030, qui figure dans la feuille de route de l’Onusida, est indissociable d’un programme audacieux de lutte contre les inégalités structurelles, appuyées par des partenariats solides entre les communautés, le milieu médical, la recherche et les décideurs politiques. La fin de l’épidémie ne saurait se réduire à des considérations médicales ou pharmaceutiques : une telle ambition nécessite de mettre les droits humains au cœur des décisions politiques.