Une petite période creuse sur ce site, car l’organisation du colloque « Perspectives féministes sur le VIH/sida » a été très prenante… et il a fallu quelques jours pour s’en remettre !  Ce billet de rentrée est justement l’occasion de revenir sur mon intervention, dans laquelle j’ai proposé une analyse de genre de certaines de mes données de thèse. La première pierre d’un travail de plus longue haleine sur les masculinités gaies et la prévention du VIH !

Retour sur le colloque

Un mot pour dire d’abord que le colloque a été un succès, avec une quinzaine d’intervenantes de différents pays francophones, universitaires et/ou issues du monde communautaire ! Nous avons malheureusement regretté l’absence d’intervenantes en provenance des pays du Sud, faute de moyens pour leur permettre de participer.

Sur les deux journées, près d’une cinquantaine de personnes sont venues assister aux présentations et prendre part aux (riches) débats. Gageons que ce colloque ouvrira la voie à des échanges et des collaborations dans le futur ! Nous préparons — Élise Marsicano, Kira Ribeiro et moi — un texte de bilan public pour donner une première suite à ces réflexions partagées.

Le genre, un point aveugle ?

Mon intervention dans le colloque « Perspectives féministes sur le VIH/sida » est partie d’un double constat.

  1. D’abord, la dimension genrée des rapports sociaux est largement absente des approches de la prévention du VIH chez les hommes gais et bisexuels (notamment dans le monde francophone). Comme si les relations sociales, affectives, sexuelles entre hommes n’étaient pas aussi des rapports de genre. Et comme si les hommes gais n’étaient pas également le produit de constructions de la masculinité socialement situées.
  2. Ensuite, un mea culpa : j’ai moi-même participé à cet « aveuglement » dans ma thèse, en n’envisageant que marginalement les données de terrain au prisme de l’analyse de genre.

Cette relative occultation du genre lors du doctorat s’explique par des effets de contexte académique, mais aussi par des choix théoriques qui m’ont conduits à emprunter certaines voies plutôt que d’autres. Reste que, et j’ai eu l’occasion d’en discuter avec plusieurs collègues, mes données méritaient d’être reprises à la lumière d’une réflexion sur le genre/les masculinités.

Pour dépasser l’auto-critique (un peu nombriliste), mon intervention a débuté avec une présentation rapide de la littérature scientifique sur les questions de masculinités, d’homosexualités et de prévention VIH. Je précise que j’ai effectué une revue de littérature (non exhaustive) via PubMed, avec des mots clés comme « gender » ; « hiv prevention » ; « gay men » et « masculinity ».

Le genre, un concept à risque ?

Un premier constat : les articles qui croisent VIH et masculinité portent très majoritairement sur les hommes hétérosexuels (ou les couples hétéros), et beaucoup concernent le continent africain. Les recherches sur le genre, dans ce domaine comme ailleurs, restent donc largement centrés sur les rapports femmes/hommes, notamment autour de la prévention, du soin ou du dévoilement du statut.

Du côté des hommes gais, les articles sont concentrés sur des masculinités perçues comme « à risque » par la santé publique. On trouve ainsi de nombreux écrits sur la consommation de drogues et la sexualité, et/ou sur le bareback, qui font appel à des lectures en terme de masculinités « excessives » ou « compulsives ». Le genre est également mobilisé pour l’étude des masculinités noires ou latinos, notamment aux États-Unis. De façon plus marginale, les trans FtM liés au milieu gai font aussi l’objet de quelques articles.

D’autres dimensions sont explorées : quelques travaux proposent une analyse critique des catégories (MSM), d’autres portent sur la construction des normes de sexualité, et le rôle clé de la pénétration anale dans l’apprentissage de l’homosexualité, notamment chez les plus jeunes. Quelques publications portent sur les contextes de sociabilité/l’appartenance communautaire, et donc incidemment sur les relations genrées entre hommes. Et quelques recherches portent sur l’effémino-phobie (ou la follophobie) dans le milieu gai. On trouve par contre très peu de travaux sur les normes de genre dans les discours/les politiques de prévention du VIH.

Ce qui frappe, en consultant les écrits scientifiques sur ces masculinités gaies et le VIH… c’est la relative absence des gais, blancs, cisgenres, de classe moyenne (qui n’abusent pas de drogue). Autrement dit, dans le champ de la prévention VIH, l’analyse de genre est avant tout mobilisée pour évoquer les masculinités problématiques (du point de vue de la santé publique) et/ou minoritaires et/ou racialisées. Finalement, les gais mainstream — souvent ceux qui sont en situation de mener les recherches et de faire les campagnes de prévention — ne se sentent pas vraiment concernés par les enjeux de genre. En découle une occultation des rapports de pouvoir structurels entre gais.

Dans mon échantillon d’entretiens pour la thèse, les gais blancs/cis/de classe moyenne étaient très majoritaires, ce qui peut aussi expliquer mon propre aveuglement aux dimensions genrées de leurs discours.

Le genre, au ras du sol

Ces dernières années, entre les débats sur le barebacking et la montée en puissance des approches biomédicales de prévention comme la Prophylaxie pré-exposition (PrEP), les discours sur le risque VIH se sont beaucoup focalisés sur la question du contrôle de soi. Ainsi, certains épidémiologistes parlaient en 2010 d’une épidémie « hors de contrôle » ; le barebacking a soulevé aussi la question d’un attrait « irrépressible » pour le sexe sans préservatif. Et plus récemment, avec la PrEP, l’enjeu de la « gestion » individuelle des prises de risque est devenu un thème central de la prévention.

Ces tensions autour du contrôle de soi sont révélatrices d’un ordre de genre en action. L’opposition responsabilité / irresponsabilité est au coeur d’une lecture normative des masculinités contemporaines, où les hommes sont sensés trouver l’équilibre entre la prise de risque (valeur masculine par excellence) et la maitrise de soi (valeur masculine par excellence, aussi !). Je fais donc l’hypothèse ici que ces injonctions contradictoires, très présentes dans le milieu gai, travaillent les subjectivités homosexuelles en profondeur. Et qu’elles fondent — le plus souvent implicitement — les normes et les discours de prévention du VIH.

C’est pourquoi, dans mon intervention, je me suis intéressé à la manière dont les gais que j’ai rencontrés s’approprient concrètement (et se positionnent vis-à-vis de) ces normes de responsabilité et de masculinité. J’ai choisi trois extraits, issus d’entretiens avec des gais vivant avec le VIH. Précisons que les entretiens ont été réalisés avant 2008 et les annonces/débats sur la charge virale indétectables, et dans un contexte français, où la criminalisation de la transmission est un enjeu très marginal.

Voilà ce que me disait Maxime, 28 ans, enseignant du primaire qui vit dans l’Ouest de la France :

[La prévention], c’est un truc qui se fait naturellement, mais ça m’est arrivé deux fois d’avoir un partenaire qui ne met pas de capote, alors qu’il sait que je suis séropo. C’est quelque chose que j’ai trouvé difficile les deux fois. Une fois avec un mec qui était un peu paumé, avec qui je ne suis pas resté très longtemps, quelques semaines. Lui je ne sais ce que ça a donné, je sais qu’il n’y a pas eu de Traitement Post-Exposition, parce qu’il n’y a pas été, je ne vais pas non plus le prendre par la main et l’emmener ! Ça, c’est un truc avec lequel je ne suis pas très à l’aise. Et c’est arrivé avec mon ex, aussi, un soir où on était assez défoncés, et là y a eu un TPE, tout s’est bien passé, mais en général, c’est moi qui prend en charge la prévention…enfin, j’essaie. Du moins, s’il y a carence, moi je gère. C’est un peu ça.

On voit dans cet extrait comment il agence sa propre conception de la responsabilité préventive, mais aussi les limites de son action. Et plus largement, les termes employés révèlent bien ici son interprétation des attentes morales envers les séropositifs : il s’agit de « gérer » et de « prendre en charge » la prévention, parfois à la place des autres.

Dans le second extrait, Stéphane, 44 ans et employé dans une association, explique son propre rapport à la prise de risque :

[Mon statut sérologique, je n’en parle] pas systématiquement, mais le fait que c’est capote / no capote, la question j’essaie de la poser systématiquement…sachant que quand je suis dans un bordel, par exemple, selon l’âge des mecs, la question ne va pas se poser, ça va plutôt être quelque chose, comment dire, dans les préliminaires qui fait que je me dis : « on baise avec capote ou sans capote ». C’est inconscient tout ça, mais c’est généralement comme ça que ça se passe, assez souvent. Après si je suis sur internet, je serai plutôt sur la tendance : chercher des mecs séropos, quoi. Pour être à l’aise et ne pas avoir de mauvaises surprises après.

Dans son cas, la gestion de la prévention est différenciée selon les espaces et selon les situations. L’explicitation verbale du statut sérologique ou de l’utilisation d’un préservatif ne va pas toujours de soi. Ici, l’enjeu de la réduction du risque est aussi un enjeu moral : « éviter les mauvaise surprise », c’est éviter d’avoir à prendre en charge la possibilité d’une transmission du VIH à un partenaire occasionnel.

Dernier extrait, celui de Michel, 53 ans, fonctionnaire, qui vit à Paris :

« Alors il m’est arrivé de faire quelques dérapages (…). C’était les moments où j’étais dans cet état d’esprit très particulier, où je me disais : je vais le faire « sans » [préservatif]. Donc à chaque fois que je l’ai fait « sans », c’est arrivé 4 ou 5 fois, je l’ai toujours fait de façon à ce que ça reste limité, et surtout à ne pas éjaculer, évidemment… donc à me retirer avant que ça arrive, même si les partenaires me disaient de rester. Ils me disaient clairement : « reste ! »… Et sur le moment, au niveau sexuel, et au niveau excitation, c’était… je sais pas comment dire ça… c’était le pied, quelque part ! Comme si cette espèce de transgression que je faisais sur le moment, amenait plus de plaisir …

Après je tombe dans des phases de culpabilité… Parce que je me dis, bon, peut-être qu’un jour je vais perdre le contrôle…Et puis je me dis que je n’ai pas le droit de jouer comme ça. Ce n’est pas parce qu’il y a des partenaires qui sont disponibles pour ça qu’il faut rentrer dans ce jeu là, parce qu’après c’est tout un enchaînement, « l’appétit vient en mangeant », comme on dit

Les propos de Michel soulignent très clairement les tensions morales à l’œuvre dans ses pratiques de prévention. Ici, la crainte de « perdre le contrôle » implique une auto-limitation de soi, et le sentiment de culpabilité est un fort moteur du schéma préventif.

La responsabilité « incarnée »

À travers ces trois extraits présentés rapidement, on voit que la responsabilité préventive est un enjeu éminemment relationnel :

  • entre des normes de santé publique et des ajustements individuels en situation ;
  • selon les partenaires, la ou les pratiques.

Un sentiment de responsabilité spécifique, lié à la peur de transmettre le VIH, est intériorisé par ces hommes séropositifs. Dans les entretiens, cela s’exprime par tout un champ lexical du contrôle de soi : « maitriser », « gérer » ou « être adulte ». Cela définit implicitement les valeurs auxquels les interviewés adhèrent, mais cela permet aussi (parfois) de jeter l’opprobre sur d’autres hommes gais qui eux « ne gère pas », « font n’importe quoi », ou qui se comportent « comme des salopes ».

On voit donc que les discours autour de la responsabilité sont révélateurs, de façon sous-jacente, d’un ordre de genre intériorisé. Et les récents débats autour de la PrEP en attestent : l’opposition entre des « salopes du Truvada (Truvada whores) » et des « héros (PrEP heroes) » est illustrative de ces conflits autour d’une masculinité gaie « responsable ».

Des masculinités plurielles

Analysant l’organisation sociale des masculinités gaies, la sociologue australienne Raewynn Connell, spécialiste de l’étude des masculinités, explique :

Les interprétations habituelles de l’homosexualité, qu’il s’agisse du schéma traditionnel ‘normal/déviant’ ou du schéma plus récent ‘culture dominante/sous-culture’, semblent monolithiques lorsqu’on les compare aux réalités de la vie de ces hommes (2014, p.154)

C’est dans cette voie de la complexité que j’envisage de poursuivre l’analyse de mes données actuelles (et à venir) à travers une grille de lecture de genre. Un travail qui engage également une réflexion critique sur les conceptions courantes des gais comme un groupe épidémiologique homogène.

Comme je l’ai montré dans mon livre, il s’agit d’envisager la diversité des sociabilités gaies, de s’interroger sur les modes d’appartenance ou de distance à l’égard d’une « communauté », pour mieux comprendre les contextes de la prévention du VIH. À ce travail déjà bien entamé, s’ajoute alors une lecture genrée qui ne peut qu’enrichir l’analyse des réalités gaies !


Pour aller plus loin :

– Connell R., Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Éditions Amsterdam, 2014

– Vuattoux A., Genre, masculinité et santé publique à l’échelle mondiale : synthèse d’un domaine de recherche et pistes de réflexion, Les cahiers de santé publique et de protection sociale, n°15, décembre 2014, p.21-25