Ce billet m’est inspiré par le contexte social et politique de ces dernières semaines. Un contexte qui voit se conjuguer, dans des registres assez divers, la crise du mouvement « sida » en France, l’élection du Parti Libéral au Québec, la déconfiture des gauches et les scores massifs du Front National aux élections européennes. Le lien entre ces différents évènements ? Quelques questionnements sur le rôle des chercheur-e-s en sciences sociales, face au fatalisme ambiant.

être non pas un intellectuel engagé, mais un engagé intellectuel, c’est à mes yeux un principe élémentaire de responsabilité et de réalité. C’est être confronté en permanence aux conséquences pratiques de ses idées et être rappelé à la responsabilité de ses actes. (D. Bensaïd, 2009)

Contexte de crise

Pas question de revenir ici en détail sur les explications de la crise économique, sociale et politique actuelle, dont les scrutins politiques sont l’un des baromètres. Au Québec la réélection du Parti Libéral, après seulement 18 mois dans l’opposition, est un révélateur de la crise durable d’un projet d’émancipation nationale que le Parti Québécois n’incarne plus (du tout). Le retour au pouvoir d’un parti notoirement corrompu, dont le seul programme est de mener une politique d’austérité sévère, en dit long sur l’absence d’alternative politique suffisamment crédible de ce côté-ci de l’Atlantique.

En France, la forte abstention, l’effondrement du PS et les scores de l’extrême-droite signent une défiance diffuse, multiforme mais très profonde vis-à-vis du monde politique. Un rejet qui n’entraine pas, loin s’en faut, l’émergence d’un projet alternatif de transformation sociale. La crédibilité même d’une autre politique à gauche est en question. Sans tomber dans le défaitisme, les années à venir s’annoncent difficiles, entre tentations populistes, montée du racisme et destruction systématique des solidarités collectives. On ne peut bien entendu pas prévoir les formes (et l’ampleur) des résistances que ces politiques vont susciter.

En France comme au Québec, les scrutins récents apparaissent comme le symptôme d’un air du temps fataliste et désabusé, où « l’horizon des possibles » de l’émancipation est bouché.

Par le petit bout de la lorgnette ?

Ce constat de fatalisme ambiant fait le lien avec la situation actuelle de la lutte contre le sida. C’est un peu mon « petit bout de la lorgnette », mais surtout l’endroit d’où j’observe ces évolutions globales. En France, les associations historiques de la lutte contre le sida sont en crise, et risquent de le rester. La survie d’Act Up-Paris est directement en question. Comme le signalait un lecteur dans un commentaire récent, il convient de contraster cette lecture en prenant en compte d’autres formes d’engagement, moins structurées, notamment en ligne : blogs, sites, think tanks, etc. Mais fondamentalement, c’est l’existence à moyen terme d’un mouvement social autour des questions de VIH qui en jeu actuellement.

Oh, la lutte contre le sida survivra. Mais au prix de quelles adaptations aux compressions budgétaires présentées comme « inévitables » ? Avec quelle capacité de peser collectivement sur les débats et les décisions politiques ? Au Québec, le rouleau compresseur libéral est passé dans les années 1980/1990. Avec lui, le financement associatif s’accompagne d’une telle machinerie bureaucratique, évaluative et quantitative, qu’il étouffe la créativité. Et qui oserait critiquer les pouvoirs publics, lorsque ceux-ci sont aussi les principaux bailleurs de fond ? Les marges de manoeuvre sont presque nulles.

Responsabilités

Dans ce contexte, les chercheur-e-s en sciences sociales ont, je crois, une responsabilité particulière. Car autour des questions de santé publique, du VIH et des minorités, un vaste champ de recherche s’est constitué. De nos positions diverses, nous observons et nous documentons sur la durée les évolutions de ces mondes sociaux. Ces dernières années, l’affaiblissement des mouvements sociaux (LGBT, sida, etc.) parait même inversement proportionnel à la multiplication des travaux académiques sur les questions minoritaires.

Dans le monde militant, certain-e-s nous le reproche d’ailleurs, parfois avec raison. La parole des chercheur-e-s, point de vue d’autorité et d’expertise, en vient en effet parfois à supplanter la parole militante. Mais avec quelle légitimité ? Et au nom de quel « principe de responsabilité » pour reprendre les mots de Daniel Bensaïd ? On n’a sans doute jamais produit autant de savoirs sur les enjeux trans, le travail du sexe, les questions de race, l’intersectionnalité… Mais la distorsion est grande entre des analyses universitaires, souvent radicales et critiques, et l’état de la mobilisation militante.

Implications

En recherche, les formes d’engagement sont multiples et doivent le demeurer : participation active, retour vers les enquêté-e-s, recherche communautaire, transfert de savoirs, etc. Reste que dans un contexte de crise, et face aux évolutions actuelles de la lutte contre le VIH/sida, une réflexion collective s’impose.

Pas question de parler « à la place de ». Pas question de se substituer à d’autres cadres (AG militantes, États Généraux, etc.). Mais, à partir de nos savoirs et de nos savoirs-faire, il est nécessaire de participer à des espaces d’échange et d’élaboration avec les différents acteurs de la lutte contre le sida.

Autour de la situation en France : pourquoi ne pas créer un atelier ouvert (université populaire, séminaire, ou autre), rassemblant des personnes séroconcornées, des militant-e-s, des chercheur-e-s et des acteurs de la santé ? Pas comme une fin en soi, ni pour en faire un livre ou un article. Mais pour contribuer à éclairer ce qui se déroule sous nos yeux et pour produire de l’intelligence collective sur ces questions. Bureaucratisation de la lutte, financement public et privé, comparaison avec d’autres enjeux de santé, vieillissement et précarité… les sujets sont nombreux !

À l’échelle internationale, inventons d’autres formes de discussion avec les outils disponibles : pourquoi ne pas créer un observatoire (francophone) des politiques de lutte contre le VIH/sida ? Là encore, les sujets ne manquent pas : financement de l’accès aux traitements, criminalisation de la transmission, traitement comme prévention, comparaison des politiques entre pays, etc.

Pour finir comme  j’avais commencé, je redonne la parole à Daniel Bensaïd :

être non pas un intellectuel engagé, mais un engagé intellectuel, c’est à mes yeux un principe élémentaire de responsabilité et de réalité. C’est être confronté en permanence aux conséquences pratiques de ses idées et être rappelé à la responsabilité de ses actes. Dans une société très individualiste où les médias flatteurs peuvent faire croire à tout un chacun qu’il est génial tout seul, ce rappel à l’intellectuel collectif et à la modestie est nécessaire : que chacun apporte sa part d’expérience et de compétence sans avoir l’illusion de la maitrise ou du surplomb.

Dans le domaine du VIH comme ailleurs, il est de notre responsabilité de proposer des espaces de discussions et d’analyses, pour contribuer à (r)ouvrir la possibilité de penser un autre futur que celui dessiné par le néo-libéralisme. Si notre travail contribue (modestement) à mieux comprendre le monde, participer à la réflexion critique est une nécessité, intellectuelle et citoyenne. Mais c’est surtout une urgence démocratique.