Le congrès de l’ACFAS vient de s’achever… Retour sur les points saillants des journées consacrées au VIH et à la santé sexuelle ! Un compte-rendu subjectif et sélectif, qui s’appuie sur mes notes prises pendant les colloques « Politique et programmes de prévention du VIH » (lundi), « Sciences sociales et VIH » (mercredi) et Politiques publiques et minorités sexuelles (vendredi). [La formule du titre est empruntée à l’ouvrage collectif coordonné par Patrice Pinell].

Expériences

Mais d’abord, à quoi bon continuer à étudier les enjeux contemporains du VIH/sida ? Une question explicite, mercredi, où l’on s’est penché collectivement sur le rôle des sciences sociales face aux nouveaux défis de l’épidémie. Mais une interrogation en filigrane des deux autres colloques. Chronicisation, fin de l’exceptionnalisme, normalisation, banalisation… les mots sont multiples pour décrire la transformation du statut de cette maladie dans nos sociétés. Dans ce cadre, parler d’un contexte « nouveau », c’est d’abord mesurer la forte hétérogénéité des expériences du VIH.

Un constat valable pour la prise en charge des personnes vivant avec le VIH dans les pays du Nord. Longtemps associée à des communautés spécifiques (les hommes gais, les usagers de drogue, les migrant-e-s, etc.), les difficultés associées au VIH se conjuguent aujourd’hui en grande partie avec la pauvreté. Des situations soulignées par Michèle Blanchard, de la Maison d’Hérelle, un organisme qui met en oeuvre des actions dans le domaine du logement communautaire pour les plus précaires. La lecture en terme d’inégalités sociales ne fait cependant pas consensus, comme l’a montré mercredi Elhadji Mbaye dans son intervention comparative sur l’épidémie chez les migrant-e-s en Europe et en Amérique du Nord. En France la prise en compte de la précarité a permis l’invisibilisation des minorités raciales, littéralement effacées des statistiques épidémiologique dans les années 1980. Aux États-Unis, à l’inverse, la focalisation sur les Haïtiens a nourri une lecture culturaliste du sida… qui a donné lieu, en réaction, à une forte mobilisation communautaire.

L’hétérogénéité concerne également le domaine de la prévention. Dans son intervention lundi matin, le Dr Réjean Thomas l’a bien montré : si d’un côté on parle d’indétectabilité du virus et de réduction des risques, la sérophobie reste plus virulente que jamais. Signe que des représentations erronées du risque et de la séropositivité demeurent bien ancrées. Mieux informé sur les nouvelles réalités du VIH a été défini par plusieurs intervenant-e-s comme une priorité, notamment auprès des communauté les plus concernées. Mais aussi dans le reste de la société. Dans un énoncé récent, les acteurs canadiens de la lutte contre le sida demandent aux pouvoirs publics de mettre fin à la criminalisation de la non-divulgation du statut sérologique.

Plaisirs

Mieux comprendre les développements contemporains de l’épidémie implique également de s’intéresser à la sexualité et au plaisir. Dans son intervention, Jorge Florès-Aranda a proposé une lecture empirique d’un phénomène décrié : l’usage du Crystal-Meth dans le milieu gai à Montréal. Issues d’une enquête qualitative, ses données éclairent les rationalités à l’oeuvre chez ces hommes, trop souvent présentés exclusivement comme des victimes de leur pulsions. Il a notamment mis en avant le rôle positif des sociabilité liés à l’usage du Crystal, qui constituent des réseaux d’information et d’auto-support de premier ordre.

Mercredi, un panel était consacré à la Prophylaxie Pré-Exposition (PPrE). L’occasion de se pencher sur les dimensions morales du risque dans le monde homosexuel. L’intervention de Patrick Charette-Dionne et celle que j’avais proposé avec Mathieu Trachman ont mis au cœur de la discussion l’expérience subjective de la PPrE. Loin de se résumer à une question de risque, les discours reflètent un fort souci préventif, de soi et des autres. Dans le cas de l’essai IPERGAY, les enjeux sont cependant spécifiques, car à la question du risque s’ajoute celle du placebo.

Mais, comme Patrick l’a souligné, la PPrE a libéré une parole stigmatisante et pathologisante sur la sexualité sans préservatif, au sein même de la communauté gaie. En Amérique du Nord, la mise à l’index des « Truvada Whore » a incarné ce discours, combinant jugement moral et disqualification du vécu des hommes sous PPrE. Dans son intervention, Riyas Fadel et ses collègues ont proposé de modéliser les réactions à la PPrE sous forme d’un « cycle » en 5 étapes, applicable historiquement aux différentes innovations dans le domaine de la prévention du sida : une pratique marginale émerge (1), soulevant des controverses dans la communauté (2). Dans un second temps, la santé publique et les chercheurs s’y intéressent, formulant le « problème » sous forme de question de recherche et l’évaluant (3). La publication de données objectivées et de positionnements publics incitent les organismes communautaires à prendre une position officielle (4). Finalement, le « problème » se normalise, par sa prise en charge communautaire et/ou médicale (5).

Au-delà de son caractère nécessairement réducteur, le schéma présenté illustre le caractère cyclique des « paniques morales » concernant la sexualité des gais. Si, on le voit, les questions de risque et de plaisir en temps de sida continue à représenter un enjeu de réflexion, il est cependant frappant que ces réflexions concernent avant tout… les hommes gais !

Classements

Analyser les politiques contemporaine du VIH/sida impose de se pencher sur les conditions sociales du savoir. Comment savons-nous ce que nous savons ? Avec quels implicites idéologiques ? Le colloque de mercredi a permis de déployer ces questionnements sur différents objets de recherche. Liam Michaud, dans son travail sur la réduction des risques auprès des usagers de drogue par voie intraveineuse à Montréal, a dévoilé certaines des logiques politiques de la santé publique. Sous couvert d’une évaluation quantitative des besoins des personnes concernées, on assiste ces dernières années à la mise au pas de l’action communautaire. Les intervenant-e-s de rue sont sommés de rendre des comptes : combien de seringues distribuées ? Combien de personnes rejointes ? De ce fait, la part administrative de leur travail prend le dessus, au détriment de la qualité de l’action. Au détriment, aussi, d’une compréhension politique des conditions de vie des usagers de drogues (précarité, répression policière, etc.). Cette logique du chiffre, qui n’a rien de spécifique au VIH ou au VHC, est vécue comme une violence institutionnelle par les travailleurs de rue, tant elle transforme leur manière de penser leur engagement communautaire.

La même journée, Kira Ribeiro a amené une réflexion passionnante sur la criminalisation du VIH dans trois contextes nationaux : Canada, États-Unis et France. L’originalité de son approche, c’est de proposer une lecture féministe critique de ces enjeux. Comment penser le consentement, tel que définit par la justice ? Quels sont les soubassements idéologiques de la conception du corps — vu comme une « propriété » dans le droit canadien ? Non seulement la vision dominante du droit véhicule un impensé néolibéral, mais les décisions de justice s’appuient sur une vision patriarcale de la protection du corps des femmes. Cette grille de lecture féministe, dans un travail en cours, promet d’apporter un éclairage renouvelé sur ces questions cruciales.

Dans un autre registre, Gwenael Domenech-Dorca a questionné l’omniprésence de l’idée de connaissance dans les discours de prévention. Comme si le fait d’être informé pouvait suffire à adopter des comportements adéquats. Là encore, un travail en cours sur les représentations du risque chez des militants de la lutte contre le sida permettra d’interroger les préjugés dominants sur la prévention. Car, malgré leur connaissance fine des risques, des militant-e-s associatifs sont (aussi) infectés par le VIH… Enfin, lundi matin, Isabelle Wallach a soulevé des réflexions importantes sur l’absence des « aîné-e-s » dans les discours de prévention du VIH/sida. Elle a montré à quel point le monde de la santé est aux prises avec des représentations âgistes, qui empêchent nombre de professionnel-le-s d’imaginer que des hommes et des femmes âgé-e-s aient une sexualité. Ce déni a pour conséquence une augmentation inquiétante des 50 ans et + dans les statistiques épidémiologiques du VIH et des ITSS. Isabelle Wallach a également rappelé avec raison que l’âge… est un rapport social ! Dans le milieu gai, on pense en particulier aux enjeux de négociation du préservatif entre deux partenaires d’âge différent. Parfois, la crainte du rejet, ou la difficulté à trouver un partenaire, conduit certains hommes à renoncer à la prévention.

Actions

S’il a beaucoup été question de constats, durant ces journées, la nécessité d’agir n’a pas été négligée. Lundi, Annie Talbot a présenté le projet d’établir une « cascade des soins » québécoise pour le VIH. Cascade des soins ? Il s’agit, à partir des données existantes de modéliser l’épidémie dans un pays ou une région, en mettant en parallèle le nombre de personnes infectées, le nombre de celles qui le savent (dépistées), le nombre de personnes prises en charge, le nombre de personnes sous trithérapie et le nombre de personnes dont la charge virale est indétectable. Au bout du compte, cette « cascade » de données permet d’identifier les principaux manques en termes d’interventions (dépistage ? Prise en charge ? Observance du traitement, etc.). La France ou les États-Unis ont déjà établi leur modélisation. Le projet est en cours, et il est attendu au Québec !

Lundi également, plusieurs acteurs du milieu communautaire montréalais étaient à la tribune. Pour RÉZO, David Thompson a dressé un tableau critique de la médicalisation de la prévention du VIH chez les hommes gais. Il s’est notamment alarmé de la position attentiste du monde associatif vis-à-vis de la santé publique… son principal bailleur. Résultat, les organismes n’ont toujours pas communiqué publiquement sur les sujets de l’heure : charge virale, PPrE, etc. Ken Monteith, de la COCQ-Sida, a pour sa part souligné les contradictions des politiques publiques autour du VIH : manque de volonté politique, frilosité vis-à-vis des tendances populistes, rigidité des évaluations, déficit de gouvernance, etc. Se dessine en creux une santé publique qui perd de vue les droits humains et l’intérêt de la personne, dans le domaine des traitements ou de la prévention. Et Pierre-Henri Minot, du Portail VIH-sida du Québec, a rappelé l’impérieuse nécessité pour les acteurs francophones du VIH… de prendre le virage numérique ! L’action de son organisme, avec le développement d’une application mobile pour le dépistage et la prévention, illustre bien l’étendue des possibilités.

Penser l’action, c’est aussi prendre du recul sur les nouvelles formes de militantisme. Un constat d’autant plus important si l’on s’intéresse aux relations entre recherche et engagement. Dans mon intervention de vendredi, j’ai retracé l’affirmation en France d’un activisme « par les preuves » (evidence-based) dans le domaine de la prévention. D’après le concept élaboré par Vololona Rabeharisoa et ses collègues, j’ai analysé la variété des positionnements des acteurs associatifs vis-à-vis de la recherche ces dernières années : développement de la recherche communautaire à AIDES ; posture critique et principe de précaution « communautaire » pour Act Up-Paris ; théorisation de la santé gaie et critique du « retard français » pour The Warning. Des évolutions parallèles, où la spécialisation/complexification des discours entre en tension avec la démarche de transformation sociale.

Mercredi, Aurélie Hot et Sylvain Beaudry ont pour leur part fait le point sur leur implication en recherche communautaire dans le contexte québécois. Ils ont rappelé à quel point une démarche participative sérieuse prend du temps : pour se comprendre entre chercheurs et militants ; et pour s’assurer de la participation des personnes du terrain. Mais ils ont surtout mis en avant les bénéfices potentiels de cette démarche : produire un meilleur savoir et outiller politiquement les communautés impliquées. S’en est suivi un débat passionnant sur… ce que signifie le terme « communauté » !

Politique des silos ?

Difficile de tirer un bilan de ces trois journées aux objectifs et aux contenus relativement hétérogènes. D’un point de vue optimiste, on ne peut que se satisfaire de la vitalité des recherches et des réflexions dans le domaine du VIH. Les programmes des colloques et la richesse des débats en attestent.

Mais les interventions, malgré leur diversité, n’ont pas permis de dépasser un certain niveau de constats sur ce qu’il est souhaitable de faire dans le contexte actuel. Ou plutôt, le consensus s’établit à un niveau discutable. Il est ainsi de bon ton, dans le milieu du VIH, de critiquer le travail « en silo » : les différents acteurs (associations, santé publique, etc.) agiraient de manière trop peu coordonnée. Difficile de ne pas partager cette vision de bon sens. Mais elle demeure, me semble-t-il, trop limitée : la critique du travail en silo sous-entend en effet que la solution aux problèmes de la lutte contre l’épidémie est avant tout technico-organisationnelle. Évacuant de ce fait une lecture plus politique des enjeux.

Car, au fil des interventions, plus ou moins explicitement, c’est bien la main-mise de plus en plus forte de la logique du marché sur la santé qui se dessine. Qu’il s’agisse de la « politique du chiffre » ; qu’il s’agisse de l’individualisation de la responsabilité préventive ; qu’il s’agisse de la baisse des financements publics ; qu’il s’agisse du poids de l’industrie pharmaceutique dans les développements de la prévention ; ou qu’il s’agisse de la précarisation évidente d’une partie des personnes vivant avec le VIH.

Finalement, la focalisation sur les « silos » de la lutte contre le sida, pour légitime qu’elle soit, centre l’attention sur des questions de gouvernance et d’organisation. Laissant hors du champ de la critique le système qui s’en nourrit : le néo-libéralisme. Face au sida comme face à d’autres questions de santé publique, il est indispensable de renouveler nos approches critiques, afin de mieux penser les évolutions contemporaines du capitalisme. Et afin d’ouvrir la voie à des perspectives nouvelles de transformation sociale.

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