Pourquoi les hommes gais, considérés comme la communauté la mieux informée sur le VIH,  prennent-ils des risques ? Et comment renouveler les messages de prévention les concernant ? J’ai rédigé récemment un résumé « long » du contenu du livre publié en mai dernier !

En France, au cours des quinze dernières années, ces questions sont devenues incontournables dans le monde de la lutte contre le sida. Dès la fin des années 1990, les controverses sur le phénomène de « bareback » ont occupé le devant de la scène. Puis, au cours des années 2000, la notion de « réduction des risques sexuels » s’est imposée dans les débats, non sans soulever des désaccords de fond entre les acteurs. Mais qu’en pensent les gais, acteurs « ordinaires » de la prévention, parfois très loin de ces débats associatifs ? Comment élaborent-ils leur propre savoir préventif, à partir des messages et des informations en circulation ?

L’objectif de l’ouvrage Les homosexuels et le risque du sida est d’apporter un regard sociologique sur ces questions complexes. Issu d’une recherche qualitative menée entre 2006 et 2011, le livre se propose d’interroger les manières de penser le risque VIH parmi les gais en France, à l’heure des trithérapies.

Mettre le « bareback » en perspective

Dans une première partie, l’ouvrage revient sur les controverses qui ont divisées les acteurs de la prévention du sida. Où l’on s’aperçoit que l’émergence du « bareback » – comme désignation d’un risque intentionnel – n’est pas un coup de tonnerre dans un ciel tranquille. En effet, dès le début de l’épidémie, des options différentes s’opposent au sujet de la prévention en direction des gais : à qui doivent s’adresses les messages ? Faut-il une approche « identitaire » ou « universaliste » ? La « communauté gaie » existe-t-elle ? Des questions qui demeurent débattues, encore aujourd’hui.

À partir de la fin des années 1980, l’hypothèse d’un « relâchement » préventif fait l’objet de toutes les attentions. Il s’agit alors de comprendre les ressorts psychologiques et sociaux de ces « rechutes » ponctuelles. Mais dix ans plus tard, une nouvelle problématisation du risque émerge : le risque VIH deviendrait, pour certains gais, une possibilité… voire une revendication. Cette revendication a un nom : le bareback.

Alors qu’un consensus communautaire s’était établi sur la promotion de la capote – outil de survie, de résistance et de fierté – ce débat va bouleverser le monde de la prévention du sida. Le phénomène, alors extrêmement minoritaire, est au cœur d’un conflit de longue haleine entre les militant-e-s d’Act Up-Paris et des écrivains séropositifs qui mettent en scène des pratiques non protégées dans leurs ouvrages (Guillaume Dustan, Érik Rémès). Une controverse qui rappelle à quel point la gestion des risques sanitaires est un objet politique. Dans ce cadre, les conflits de perspectives sont inhérents au débat citoyen sur la prévention. Mais, pour les homosexuels, l’enjeu identitaire sous-jacent contribue à la complexité – et la vigueur – du débat. En l’occurrence, l’usage du préservatif est parti prenante de la définition d’un sujet homosexuel responsable et solidaire.

Ces tensions politiques sont également révélées par les désaccords entre Act Up-Paris et AIDES au sujet de la réduction des risques sexuels (RdR), à partir de 2002. Pour ces derniers, face à la difficulté de continuer à « faire passer » le message préventif dans les actions de terrain, il est temps de renouveler les messages et les modes d’intervention. La promotion du préservatif doit s’accompagner de messages visant à la gestion du risque, lorsque la capote n’est pas utilisée. Pour Act Up-Paris, cette démarche est critiquable, car elle accrédite les comportements à risque. Entre les deux approches le différend est politique, et confronte deux visions de la réponse préventive nécessaire. La démarche de AIDES met l’accent sur les individus et leurs capacités à choisir dans une gamme d’outils de RdR ; pour Act Up, à l’inverse, la situation épidémique rend nécessaire une re-mobilisation collective autour de l’usage du préservatif. Par ailleurs, le conflit met en jeu l’application de la notion de RdR à la sexualité : peut-on élaborer des messages à partir d’une probabilité de transmission liée à certaines pratique ? Au-delà des tensions entre les deux associations, ces débats divisent les acteurs de la prévention du sida tout au long de la décennie… jusqu’à aujourd’hui.

Au fil des trois premiers chapitres, l’ouvrage vise à envisager le bareback comme un phénomène social et historique. Non pour nier les enjeux politiques qui structurent les débats associatifs, mais pour mieux comprendre ce qui est en jeu pour les acteurs, et proposer ainsi des clés de lecture de ces controverses. Car ces prises de position, parfois contradictoires, sur les meilleures manières de se protéger agissent comme autant de révélateurs des différentes manières de définir les contours et les valeurs de la communauté gaie.

L’expérience ordinaire de la prévention

L’hétérogénéité des conceptions politiques du risque se reflète, sans surprise, dans les expériences « ordinaires » de la prévention. Les deux autres grandes parties de l’ouvrage s’y intéressent particulièrement, en mobilisant une analyse sociologique des contextes relationnels de la prévention. À partir d’entretiens biographiques, menés en Bretagne et en région parisienne, il s’agit d’explorer la manière dont des hommes gais perçoivent le danger. L’échantillon recouvre une diversité de profils et de situation (en terme d’âge et de statut sérologique), mais ne prétend évidemment nullement à la représentativité.

En analysant la manière dont les répondants envisagent le phénomène de bareback (comment ils définissent le terme), et plus généralement la prévention du VIH, deux lignes de tension se dégagent : le sentiment d’appartenance ou non à une « communauté » gaie ; le degré de critique vis-à-vis des sociabilités gaies. Dès lors, quatre grands contextes d’appréhension du risque se dessinent.

Pour les hommes qui revendiquent une appartenance communautaire, ce sentiment met en jeu des visions nuancées.

  • Pour certains d’entre eux, la communauté apparaît « menacée » par l’affaiblissement de la cohésion du groupe au cours des dernières années. Selon eux, l’augmentation des pratiques sans préservatif et l’émergence du bareback illustrent ce délitement des normes collectives et de la solidarité.
  • Pour l’autre groupe de répondant, la communauté est d’abord envisagée comme un espace protecteur vis-à-vis de l’homophobie et de la sérophobie. L’appartenance communautaire nécessite – autant que possible – une attitude inclusive et compréhensive, notamment pour les gais en difficulté avec la prévention. Ces hommes craignent par ailleurs que les controverses autour du bareback n’entrainent des réactions homophobes dans la société.

Dans les deux groupes, la communauté constitue une instance de référence pour penser la prévention. Mais elle n’engage pas la même exigence morale vis-à-vis de ses membres.

Pour les répondants qui se définissent comme étant à distance de la communauté gaie, deux discours prévalent :

  • Pour certains d’entre eux, l’expérience de l’homosexualité se fonde sur le rejet de l’appartenance communautaire. Les contraintes normatives que celle-ci leur semble véhiculer entravent l’épanouissement individuel. La notion de « libre arbitre » structure leurs conceptions de la prévention, les conduisant à considérer le bareback comme un phénomène peu significatif sur le plan moral : chacun agit comme il l’entend.
  • Pour les autres, enfin, le monde gai apparaît comme un espace potentiellement utile à la socialisation homosexuelle, bien qu’ils ne se sentent pas appartenir à une communauté. Leurs conceptions de la prévention mettent en jeu la confiance et la notion de responsabilité partagée, qui se posent en particulier dans les relations de couple. Dans leur expérience, ils ne se sentent pas très concernés par le bareback.

Dans ces deux situations, la revendication d’autonomie individuelle fonde des appréhensions divergentes de la responsabilité.

Cette typologie ne saurait évidemment résumer l’ensemble des manières de penser le risque. Loin de décrire des réalités figées, elle constitue un outil de compréhension, une grille de lecture attentive aux enjeux relationnels de la prévention. Il est intéressant de constater que la notion de communauté – si elle ne fait pas consensus quant à sa définition – est une référence pour tous les hommes rencontrés. Ces configurations relationnelles structurent des rapports différents au savoir préventif.

L’objectif des chapitres suivants (6 et 7) n’est pas d’associer les prises de risque à l’un ou l’autre des groupes de répondants. Au contraire, au fil des extraits d’entretiens, on les perçoit de manière transversale à l’échantillon. Mais il s’agit d’identifier comment le rapport au risque s’imbrique dans des visions du monde, des rapports de confiance, des conceptions de la responsabilité et un sentiment d’appartenance (ou non) à un groupe. Cette approche sociologique propose donc de faire un pas de côté par rapport aux notions couramment employées dans les débats sur la prévention : risque, communauté, bareback…

Dès lors, comment ces hommes articulent-ils l’expérience acquise, des messages de prévention évolutifs et les incertitudes qui perdurent (le risque associé à la fellation est un exemple) ? Au fil des entretiens, il apparaît que le parcours de vie et les rencontres façonnent les conceptions individuelles du danger, dans une circularité parfois fragile entre connaissance, pratiques et représentations du risque. C’est là encore en prenant en considération les contextes relationnels que l’analyse se déploie, en particulier dans le dernier chapitre de l’ouvrage consacré aux formes profanes de la réflexivité préventive.

À quoi sert la prévention ?

Au terme de la lecture, on ne répondra pas à la question du « pourquoi prennent-ils des risques », mais on aura esquissé quelques pistes de réflexion sur les évolutions de la prévention parmi les gais. Finalement, l’analyse de ces différentes manières de concevoir le risque plaide en faveur d’une diversification des messages de santé publique. Dans tous les cas, l’homogénéité présupposée du groupe « cible » doit être évaluée avec un regard critique. La diversité des modes d’appartenance (ou de distance) à l’égard de la notion de communauté façonnent en effet des sensibilités différentes au savoir préventif. Et cette diversité relève sans doute moins d’un registre « identitaire » (gais, bis, HSH, etc.) que dépendante des réseaux de sociabilité des hommes concernés. Car de ces réseaux découlent la diffusion des informations, le soutien social et émotionnel potentiel… mais aussi que la possibilité d’exposition au risque. Des recherches complémentaires, quantitatives et qualitatives, seraient nécessaires pour étayer ces conclusions.

Au plan sociologique, les gais constituent une population hétérogène, et les mobilisations en faveur du droit au mariage sont venues le rappeler : ainsi un débat pour savoir si un rassemblement « pro-mariage » devait avoir lieu dans le Marais ou dans un autre quartier a récemment enflammé les réseaux sociaux. Au-delà de l’anecdote, les différentes manières d’être soi et de s’identifier (ou non) à un groupe d’appartenance illustrent des tensions entre le désir de normalisation et l’individualisation des modes de vie, dans un contexte où l’homophobie structurelle (et réelle) n’a pas disparue, loin de là. Ces évolutions permettent également de comprendre l’émergence de nouvelles modalités d’appartenance communautaire et la création de nouveaux espaces de sociabilité – réelle et virtuelle – entre gais. Mais aussi, sur un versant négatif, le cumul des exclusions au sein du monde gai, dont la sérophobie est une illustration criante.

Les homosexuels et le risque du sida n’aborde que très marginalement les enjeux actuels de la médicalisation de la gestion du risque. Ce décalage prend sens si l’on s’intéresse aux temporalités qui travaillent la prévention du VIH. Car à l’urgence médiatique des conférences internationales, s’opposent bien souvent les rythmes plus lents et sinueux des comportements sexuels ordinaires. Pour les homosexuels, la « mise en risque » (1) du monde social à laquelle contribuent les programmes de santé publique reste constitutive de processus identitaires, individuels et collectifs. Loin d’une définition strictement objectiviste, le risque s’affirme de facto comme un argument politique sur la longue durée. Les débats sur la prévention du VIH/sida des années 2000 nous offrent ainsi une illustration passionnante de la nécessité, pour la santé publique et ses acteurs, d’expliciter les principes moraux qui fondent sa démarche. Un travail qui, loin d’apporter des réponses définitives, ouvre des réflexions indispensables sur l’autonomie individuelle et la justice sociale.

(1) Peretti-Watel P., Moatti J.-P., Le principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives, Éd. Seuil, Paris, 2009