La Prophylaxie pré-exposition du VIH (la PrEP) est indéniablement en passe de transformer la vie sexuelle de nombreuses personnes, notamment dans la communauté gaie. Ce traitement préventif souligne aussi la nécessité de repenser les formes de solidarité et de soutien autour de la santé sexuelle. Retour d’expérience depuis Montréal, au Québec, où la PrEP est disponible depuis 2011 et concerne près d’un millier d’utilisateurs.

La PrEP est un outil, pas une fin en soi. Elle ne résoudra pas tous les problèmes par magie, c’est une certitude. Mais ce “printemps” de la prévention (ré)ouvre un espace d’élaboration politique et de mobilisation collective sur le sujet.

Lassitude

D’habitude, lorsque je parle de mes recherches universitaires lors d’une conversation avec des amis gais, on m’écoute poliment. Il faut dire que la sociologie de la prévention du VIH/sida n’est pas forcément un sujet trèssexy. Et on peut le comprendre : cela fait trois décennies que les hommes gais/bisexuels sont ciblés par des campagnes de prévention, parfois jusqu’à la saturation. “Oui, on sait qu’il faut mettre une capote, merci !”, soupirent certains…

Généralement, lorsque des amis gais séronégatifs montrent un intérêt pour le sujet, la discussion tourne rapidement autour d’un sujet principal : “les jeunes”. Considérés comme “plus insouciants”, “moins informés”, “moins conscients du risque”, ils cristallisent les inquiétudes. Préoccupation légitime. Mais la focalisation sur ce groupe d’âge (difficile à délimiter) permet aussi… de ne pas parler de soi. Jusqu’ici, dans bien des cas, les questions de prévention n’étaient abordés entre nous que dans des contextes de “crise” : une prise de risque, l’angoisse qui va avec, le besoin d’informations, de conseils et/ou d’accompagnement vers le traitement d’urgence. Point final.

Et puis les choses ont (en partie) changé.

Une parole libérée sur la prévention ?

Difficile de dater avec précision ce ressenti. En réfléchissant bien, je le situerais au cours du dernier hiver. En février, des amis m’ont invité à boire un café pour me présenter l’un de leurs proches qui se posait la question de commencer à prendre la PrEP. L’objectif avoué était de lui permettre de me poser toutes les questions qui le turlupinaient. Le dialogue est rapidement devenu une discussion collective entre trentenaires sur les risques, la recherche biomédicale et la sexualité gaie. La décision finale du gars importe finalement assez peu : on a discuté pendant près d’une heure de prévention du VIH.

Cela faisait bien longtemps que ça ne m’était pas arrivé dans un contexte amical. Sans doute depuis que je ne suis plus impliqué dans des actions de terrain à AIDES, c’est à dire déjà quelques années… J’ai participé entre temps à différents groupes de discussions avec des gars gais/bis, cis et trans, mais la prévention y était vraiment secondaire.

Cette discussion entre amis n’a en fait été que la première d’une série qui continue depuis. Autour d’un verre, d’un café ou d’un pique-nique, les gars que je fréquente évoquent spontanément leurs pratiques de prévention, leur sexualité et aussi bien souvent leurs prises de risque. Pas celles des autres, non, non ! Les leurs.

La PrEP joue évidemment un rôle clé dans ce changement de perspective. Elle fournit en effet un point de départ idéal pour les discussions. Qu’on la prenne depuis deux semaines ou depuis deux ans, qu’on soit intéressé ou réticent, les questions sont nombreuses : selon quel schéma ? Avec quels partenaires ? Que disent les médecins ? Faut-il dévoiler (ou pas) le fait d’être “prepeur” ? Quels sont les effets indésirables ? Quid des ITSS ? Des relations sérodifférentes ? Et le plaisir sexuel dans tout ça ? (liste non exhaustive).

L‘ouverture de la parole sur la PrEP dans mon entourage n’est pas liée au hasard. À Montréal, le nombre d’utilisateurs (majoritairement trentenaires, blancs et cisgenres, soyons francs) a franchi un seuil qui rend ces conversations beaucoup plus probables. Et ma position de “spécialiste” sur ces sujets crée également un contexte favorable à la discussion.

Éloge des incertitudes

Ce qui me frappe le plus dans ces différents moments, c’est la qualité d’écoute des uns et des autres : ni jugement intempestif, ni fanfaronnade, ni posture d’expert. Juste de l’intérêt pour l’expérience des autres. Cette atmosphère respectueuse est évidemment un privilège. Sur les réseaux sociaux, mais aussi dans la “vraie vie”, l’évocation de la PrEP est fortement teintée par les accusations moralistes.

Mais la PrEP ouvre également un nouvel espace de dialogue sur la sexualité et la prévention. Elle autorise une parole sur le risque : le fait d’en prendre, de chercher à les réduire et de vouloir se protéger du VIH. En cela, la PrEP fait de la prévention un objet d’incertitudes et de doutes propice à la parole subjective. On sort alors d’un “tout ou rien” préservatif/barebacking pour entrer dans la complexité des pratiques, des représentations et des ajustements préventifs.

De ce fait, la prophylaxie pré-exposition n’est pas réductible à sa dimension strictement pharmaceutique. Cet outil de prévention crée les conditions pour de nouvelles formes d’auto-support et de soutien communautaire. Elle fait de nous — les personnes informées/sensibilisées au sujet — de nouveaux “buddies” de la prévention, à l’image des volontaires qui symbolisent la mobilisation sida des années 1980 et 1990.

Le printemps de la santé sexuelle

La ligne de crête est bien sûr étroite entre l’institutionnalisation d’une nouvelle doxa préventive (“hors de la PrEP point de salut”) et la normalisation d’un contrôle médical sur la sexualité des gais/bisexuels concernés. Mais cette voie fragile et incertaine est riche de potentialités pour développer des solidarités au-delà des statuts sérologiques, et pour envisager avec bienveillance la diversité des moyens de prévention à notre disposition. L’occasion, aussi, de revendiquer le droit à la santé sexuelle et l’importance d’un accompagnement LGBT-friendly.

La PrEP est un outil, pas une fin en soi. Elle ne résoudra pas tous les problèmes par magie, c’est une certitude. Mais ce “printemps” de la prévention (ré)ouvre un espace d’élaboration politique et de mobilisation collective sur le sujet. À nous d’écrire les prochaines saisons !


Cet article, publié initialement sur Medium, doit beaucoup à tous ceux qui ont partagés ces expériences avec moi : merci ! Et en écrivant tout ça, je pense aussi aux pionniers qui ont commencé à écrire (et donc à s’exposer publiquement) à la première personne sur la PrEP.