Retour de la chronique « Un autre regard sur la prévention », avec une réflexion issue de mes recherches, cette fois-ci. Et si la première portait sur les enjeux de génération, cette chronique traite de la question du risque et de sa mise en récit dans les témoignages publics. Ce texte s’appuie sur une présentation faite la semaine dernière à Bruxelles, dans le cadre de la journée « Prep » du cycle de conférences de l’Observatoire du sida et des sexualités. J’aurai l’occasion de revenir sur le reste de la journée dans un autre texte. Merci encore aux organisateurs/trices pour l’invitation !

L’histoire de Marc-André

Ma présentation s’est ouverte sur l’histoire de Marc-André Leblanc, un homme gai cisgenre séronégatif, utilisateur de la prophylaxie pré-exposition (PPrE) au Canada. Comme plusieurs hommes dans son cas, Marc-André a raconté son expérience à travers des textes, accessibles notamment ici et . Dans son premier texte, il met en perspective sa vie sexuelle pour expliquer les raisons de son recours à la PPrE. Dans ce récit de soi, cinq grandes périodes se dessinent, couvrant 25 ans de vie sexuelle gaie (je vous laisse aller découvrir ça !). Durant la période plus récente — au cours des cinq dernières années — Marc-André raconte que son utilisation du préservatif a été petit à petit moins systématique. Il explique aussi ses stratégies de sérotriage avec ses partenaires occasionnels :

  • Avec des partenaires séronégatifs connus et de confiance, avec lesquels il discute du dernier test, des ITSS, des prises de risque, etc., le préservatif n’est pas toujours de mise ;
  • avec des partenaires séropositifs, en fonction de la discussion autour la charge virale et des ITSS, l’usage du préservatif est variable ;
  • avec tous les autres, s’il n’y a pas de discussion, et que le statut sérologique est inconnu ou non dévoilé, il est intraitable sur l’utilisation de la capote.

En faisant le point sur son expérience avec la PPrE, Marc-André résume sa position ainsi :

En tant qu’homme gai sexuellement actif, intelligent, responsable, informé, ayant une bonne auto-efficacité et un accès facile à des soins de santé et à une information adéquate, j’en suis venu à conclure que la Prep a du sens pour moi à cette étape de ma vie. Je ne sais pas combien de temps ma nouvelle « phase prep » va durer. Mais je suis content de pouvoir y avoir accès alors que j’en sens le besoin.

La PPrE comme récit de soi

 Si j’ai choisi de commencer mon intervention avec le témoignage de Marc-André, c’est qu’il est illustratif d’un mouvement plus large autour de la PPrE en Amérique du Nord. Ces deux dernières années, on ne compte plus les prises de parole à la première personne sur ce sujet, au États-Unis et dans un moindre mesure au Canada. Blogues, sites, groupes Facebook, les supports d’expression sont multiples. Et les récits sont structurés par une auto-analyse, en forme d’explication et parfois de justification de « pourquoi je prends la PPrE ». Une chose est certaine, cela fait longtemps que des gais séronégatifs n’avaient pas pris aussi massivement la parole sur les questions de prévention du VIH !

Mais l’intérêt de ces discours publics, dans une perspective de recherche, c’est également qu’ils donnent à voir des manières de se raconter, comme sujets du risque et de la prévention du VIH. Est-ce que la PPrE transforme ces mises en récit de soi ? C’est l’une des questions qui m’intéressent ici.

Les problématisations du risque

Pour mieux situer cette réflexion, effectuons un petit retour sur l’histoire de la prévention et sur les « problématisations » du risque VIH, c’est-à-dire la manière dont les pratiques sans préservatif ont été pensées avant la PPrE.

Le relapse

Dès la fin des années 1980, les prises de risque commencent à poser problème, avec la question du relapse, ou du relâchement préventif. On est alors dans un contexte de très forte mobilisation de la communauté gaie contre le sida, et le préservatif est le symbole de la responsabilité et de la solidarité. Mais pourtant, des prises de risque sont constatées. Comment caractériser ces discours, qui couvrent la première partie des années 1990 ?

  • Relapse est un terme religieux, réapproprié par la psychologie anglo-saxonne pour qualifier les rechutes dans l’alcoolisme, et par extension, les prises de risque sexuelles. Le terme s’accompagne généralement d’un discours autour de la « défaillance » préventive.
  • À l’époque, le risque est largement situé aux marges de la communauté gaie : dans les messages de prévention, on cible les bisexuels ou les jeunes comme des populations plus à risque, car moins informées et plus à distance de la prévention communautaire.
  • L’enjeu pour beaucoup d’acteurs/de militants se situe autour de la question de l’homosexualisation du sida : en résumé, faut-il (ou non) cibler les hommes gais, et si oui, comment le faire bien et durablement ?
  • Mais surtout, avec le relapse, c’est l’idée d’un risque « excusable » qui s’impose. Autrement dit, la compréhension des écarts à la norme préventive met en jeu les différents déterminants, sociaux ou psychologique, de la prise de risque. L’idée étant que le relapse n’est qu’un dérapage, une erreur de parcours.

Le bareback

La seconde période, sans doute mieux connue, correspond à l’émergence du bareback, d’abord aux Etats-Unis, puis en Europe. Le terme bareback est une catégorie de désignation du risque, chargée de significations très diverses et parfois contradictoires. Leur point commun étant de désigner des relations sexuelles intentionnellement non protégées.

  • Si le phénomène émerge au milieu des années 1990, il est fortement médiatisé quelques années plus tard, dans un contexte où les traitements anti-rétroviraux sont disponibles. On a d’ailleurs souvent envisagé le bareback avec une forme de « relâchement » collectif, caractéristique de la période post-crise du sida. C’est en fait un peu plus compliqué que ça.
  • Avec les traitements, la vie avec le VIH à long terme ouvre de nouveaux enjeux pour la prévention, notamment avec le réengagement des personnes séropositives dans la sexualité. Pour le dire autrement, auparavant on avait insisté sur le risque d’être infecté, et la prévention ciblait avant tout les séronégatifs. Avec les trithérapies, la prévention va aussi devoir s’intéresser aux séropositifs.
  • La question qui émerge très fortement à cette période, c’est celle de la responsabilité communautaire. Car l’idée de prise de risque intentionnelle vient contredire les modes d’explication précédents, plutôt fondés sur les déterminants sociaux/psychologiques. Avec le bareback, ce sont des individus volontairement « acteurs » du risque qui sont au cœur du débat.
  • Dans ce contexte, les prises de parole autour du risque sont polarisées par la notion d’intentionnalité et/ou de transgression de la norme préventive.

La réduction des risques

La troisième période, plus récente, s’ouvre avec un constat : au-delà du bareback et des controverses qui l’accompagnent, la question du risque se redéfinit chez les hommes gais.

  • Recherches et pratiques de terrain s’orientent vers des approches de prévention alternatives ou complémentaires au préservatif. Dans le monde francophone on parle souvent de réduction des risques ou des méfaits.
  • Mais on voit aussi se développer d’autres approches autour de la notion de santé gaie, aux USA et en Europe.
  • Indéniablement, cette période est marquée par une diversification des modes d’expression du risque. Dans les discours publics, le relapse, le bareback et la réduction des risques cohabitent et se confrontent. Ces trois manières de penser (et de dire) le risque sont au cœur des débats associatifs dans les années 2000.

La médicalisation de la prévention

Enfin, dernière étape de ce survol : la médicalisation de la prévention, une tendance croissante à partir de l’Avis suisse sur la charge virale indétectable en 2008. Ce qui ne veut pas dire que la prévention n’était pas « médicalisée avant », mais la médicalisation devient, à compter de ce moment là, un enjeu de débat majeur.

  • Dans les années qui suivent, de nouveaux concepts émergent, celui de « prévention combinée » et celui de « traitement comme prévention », qui sont devenus en quelques années des incontournables du débat préventif.
  • Sur le fond, les évolutions récentes de la prévention traduisent une individualisation de la gestion du risque. On est en quelque sorte passé d’une prévention pour « taille unique » (la capote) à une prévention sur mesure, adaptée au plus près des pratiques des gais.
  • Cela ne va pas sans poser des questions. Et notamment celle de la responsabilité individuelle face au risque.
  • Avec la médicalisation, les gais, entrepreneurs de leur propre prévention, sont appelés explicitement à faire œuvre de réflexivité sur les pratiques, leurs prises de risque éventuelles, pour mieux adapter leurs choix en la matière.

La notion de contrôle de soi devient un axe central de la prévention. Et son envers aussi, on se rappelle des craintes autour d’une épidémie « hors de contrôle » en 2010.

Situer le risque chez les gais

À travers ce détour historique, il s’agit de pointer quelques éléments importants pour comprendre le contexte actuel, mais aussi montrer l’intérêt de mettre nos réalités en perspective, dans un monde de l’urgence et de la nouveauté perpétuelle. On pourrait résumer la démarche avec deux questions :

  • D’où viennent nos compréhensions du risque ?

Revenir sur les problématisations du risque VIH chez les gais, c’est se donner la chance de mieux comprendre les contextes historiques de la prévention, mais aussi les contextes dans lesquels les hommes gais sont entrés dans la sexualité. Ces contextes sont importants pour mieux saisir les conditions sociales et culturelles des discours autour du risque VIH.

  • Quelles sont les formes de la mise en récit de soi ?

La mise en perspective nous permet aussi d’envisager le pensable et le possible en terme de prévention dans les cultures homosexuelles. Autrement dit, à travers les termes, les catégories et les controverses, on dessine une carte des identifications possibles, positives ou négatives, un rôle qu’a notamment joué le bareback.

Le contexte du récit de soi

Mais revenons au témoignage de Marc-André. L’auto-analyse de son propre parcours sexuel est vraiment intéressante, dans ce qu’elle illustre un nouvel ordre de discours sur le risque VIH, marqués par la réflexivité et la connaissance de soi. Du même coup, à bien des égards, Marc-André rend explicite un rapport socialement situé à la prévention.

  • Ce rapport à la prévention est situé historiquement / à l’échelle de sa vie : il analyse en effet précisément l’évolution de ses comportements, en lien avec un contexte épidémique et scientifique donné.
  • Son rapport à la prévention est également situé géographiquement : comme il le dit, c’est parce qu’il vit au Québec, dans la région d’Ottawa, que Marc-André peut avoir accès à la PPrE.
  • Mais son rapport à la prévention est aussi situé sociologiquement : homme gai, blanc, cisgenre, travaillant dans le milieu du VIH en Amérique du Nord, il a les connaissances nécessaires pour effectuer un choix éclairé. On pourrait également élargir la réflexion au contexte culturel du coming out, un point que Marc-André aborde ici.
  • Enfin, son rapport à la prévention est situé « moralement » : conscient de ses propres prises de risque, Marc-André met en œuvre une conception du risque, qui combine des données scientifiques et une conception libéral de l’autonomie individuelle.

Finalement, à travers ce témoignage (et bien d’autres), on voit se dessiner la figure d’un utilisateur de PPrE, réflexif et responsable de sa propre santé. Une figure qui fait écho aux transformations récentes du contexte de la prévention. Il ne s’agit cependant pas de dire que les gais n’avaient pas un rapport réflexif à la prévention il y a 15 ou 25 ans. Bien au contraire. Mais il s’agit d’analyser les conditions d’un discours public contemporain sur le risque VIH.

Prévention et culture du risque

Pour terminer, quelques éléments sur les évolutions récentes de la prévention chez les gais. On ne peut en effet pas isoler la prévention de son contexte :

  • La reconnaissance sociale, et banalisation (relative) de l’homosexualité ;
  • La normalisation (relative) du VIH ;
  • Et dans le même temps, la remise en cause néolibérale des solidarités collectives et les attaques contre les systèmes de santé.

Dans ce contexte, les des expériences des gais sont marquées par une hétérogénéité croissante :

  • Des trajectoires différenciées, en terme de socialisation, de génération, de race, ou de conjugalité ;
  • La délocalisation des espaces de rencontre / sexe, avec la place croissante d’internet ;
  • La diversification des expériences du VIH selon les générations.

Cette diversification globale des modes de vie gais et de la perception de l’épidémie a des conséquences sur les normes de prévention. Elle questionne en effet la possibilité d’élaborer des discours communs dans le domaine de la sexualité et du risque.

Individualisation des normes ?

Schématiquement, on pourrait analyser ces enjeux normatifs avec deux angles. L’un plus critiques, autour de ce que l’individualisation des normes du plaisir et de la prévention fait aux communautés gaies. Dans ce cadre, l’injonction à être soi devient, comme dans le reste de la société, une norme dominante : s’épanouir, s’accomplir, se réaliser… Cela n’a rien de spécifique aux gais, mais cette pression s’articule ici avec le vécu d’une sexualité minoritaire. Elle s’accompagne d’ailleurs d’écueils évidents : dépression, solitude, sentiment d’échec, etc. Et ces enjeux là sont encore trop peu pris en charge à l’échelle communautaire.

Mais on peut aussi proposer une analyse plus optimiste : les évolutions des dernières années stimulent des cultures du plaisir créatives, et des formes de résistances aux normes individualistes, dans les relations et les réseaux affectifs et sexuels. La période voit émerger de nouvelles solidarités : la mobilisation autour de la PPrE, avec tous les forums/sites/lieux d’entraide qu’elle suscite en est la preuve.

Risque, parole et subjectivités

En conclusion, quelques pistes de discussion autour de la notion de « contrôle de soi », à partir de réflexions en cours, menées avec Mathieu Trachman. Cette question au cœur des défis actuels autour de la PPrE. D’abord en terme de genre : le « contrôle de soi » va de pair avec l’idée d’une masculinité gaie « responsable »… et se place en tension avec la prise de risque et l’expérimentation sexuelle. Dans ce cadre, les campagnes autour de la PPrE ne peuvent faire l’économie d’une réflexion approfondie sur les enjeux des masculinités gaies et du plaisir sexuel.

Mais la Prep se confronte aussi à des défis importants en terme de prise de parole. Les témoignages de Marc-André et de nombreux autres relèvent d’un choix individuel (et collectif) de s’exprimer. Mais la PPrE, on le voit bien dans les dispositifs d’accompagnement qui vont avec, s’appuie sur une forme d’injonction à la parole sur soi, qui peut s’avérer problématique ou inquiétante si elle devient une contrepartie nécessaire pour accéder à la prévention ou aux services de santé. Un problème que a sociologue Dominique Memmi a discuté avec l’idée de « gouvernement par la parole », au sujet de l’accès à l’avortement (Memmi, 2003).

Et finalement, avec les nouvelles formes de gouvernement du risque, quelle place reste-t-il pour nommer l’abandon de soi dans la sexualité, l’usage de produits, etc. ? À ce sujet, le retour de discours publics sur la contamination volontaire me parait significatif des effets inattendus de la norme du gai entrepreneur de sa propre santé. Enfin, plus largement, quelle est la place laissée à l’expression des échecs dans nos nouveaux modèles de prévention ?


Memmi D., Faire vivre et laisser mourir. Le gouvernement contemporain de la naissance à la mort. La Découverte, Paris, 2003. Cf un bon compte-rendu ici.

L’illustration est de Jon McNaught.