L’idée de cet article est de lancer une rubrique (appelons-la chronique) pour présenter des travaux et/ou des réflexions sur la prévention du VIH et la santé LGBT, glanés au gré de mes recherches. L’objectif étant de laisser de la place à des approches originales et/ou critiques sur le sujet. D’où le titre « Un autre regard ». On pourrait appeler ça une « veille bibliographique » ouverte, qui s’enrichira aussi de trouvailles suggérées par des lecteurs/lectrices ! Il n’y a cependant pas de régularité pré-définie : cela dépendra de l’humeur et du temps disponible.

Mémoires

Pour lancer cette rubrique, une réflexion sur les enjeux générationnels parmi les hommes gais. Épidémie plus que trentenaire, le VIH a marqué durablement et profondément l’histoire de ces communautés. Mais pas de manière homogène. Cela se manifeste avec force lorsqu’on parle de la mémoire de l’épidémie. Qui n’a pas entendu (ou lu) les critiques acerbes sur « ces jeunes gais » désintéressés par la question, « insouciants » et « frivoles » ? Mais à l’inverse, la parole des personnes séropositives — et de celles qui ont traversé l’épidémie sans le devenir — est bien souvent marginalisée ou tue : « ça fait ancien combattant ! ». Au miroir des relations inter-générationnelles, le VIH fait souvent figure d’épouvantail…

Ces deux dernières années, la multiplication des films, documentaires ou livres sur l’histoire de l’épidémie a (en partie) répondu à un besoin réel de dialogues collectifs sur ces enjeux. Au risque, parfois, de figer un passé mythique de la mobilisation associative. Un écueil qui limite la compréhension des tensions et des contradictions de la lutte contre le sida ; mais qui tend aussi à entretenir la nostalgie d’une période où lutter était « plus simple » (on oublie alors un peu vite les mort-e-s).

Reste que la compréhension générationnel des impacts du VIH sur les communautés gaies étaient, jusque là, peu explorées. Alors même qu’on parle d’une future génération « sans sida », que peut nous apprendre l’expérience des générations qui ont vécu avec ? C’est tout le mérite de Phillip Hammack, psychologue à l’Université de Californie, et de ses collègues, de s’y intéresser. J’ai découvert son travail récemment en discutant avec des collègues lors d’une réunion.

Générations

Les données qui nous intéressent ici proviennent d’un travail en cours (non encore publié), qui a été présenté au sommet de santé gaie de la Colombie-Britannique, en octobre 2013. Comme je n’y étais pas, je m’appuie sur le compte-rendu qui en a été fait ici et . On surveillera la sortie d’un éventuel article !

Dans leurs travaux, Hammack et ses collègues s’intéressent aux récit de vie, et à la manière dont les trajectoires individuelles s’insèrent dans des tendances historiques plus larges. En l’occurrence, pour les hommes gais, les chercheurs identifient 5 générations d’expériences par rapport au VIH.

1. La génération stigmate

Il s’agit des hommes nés dans les années 1930, et qui sont devenus adultes dans les années 1950, quand les mouvements homosexuels étaient encore balbutiants. Ces hommes ont aujourd’hui entre 70 et 80 ans. Ils ont vu l’homosexualité passer du statut de maladie mentale/criminalisée à celui d’identité social légitime. Ils ont vu se dérouler toute l’épidémie de sida, en perdant beaucoup de leurs proches, mais ils sont encore vivants. Ils sont les témoins et les porteurs d’une expérience unique de résistance sociale et culturelle de longue durée dans des contextes hostiles. Ce sont nos ainés, à l’instar de ceux qui témoignent dans le documentaire « Les invisibles ».

2. La génération Stonewall

Nés dans les années 1940, ils sont devenus adultes dans les années 1960 et sont aujourd’hui âgés de 60 à 70 ans. Beaucoup d’entre eux ont été actifs dans les mouvements de libération homosexuelle, et ont fait l’expérience d’une émancipation inédite dans nos sociétés. À l’image de la génération précédente, ils ont connu le stigmate et les discriminations, mais sur une période moindre. Mais comme eux, ils ont vécu l’épidémie de sida de plein fouet, avec ses conséquences majeures pour les modes de vie gais post-libération (safer sex, réorganisation du mouvement associatif, etc.).

3. La génération sida #1

Ils sont nés dans les années 1950 et 1960, et deviennent adultes dans les années 1970, c’est-à-dire dans l’euphorie liée à la libération homosexuelle, avant le sida. Ils ont entre 40 et 60 ans aujourd’hui. Les membres de cette génération ont vécu les années les plus sombres de l’épidémie aux premières loges, dans leur vingtaine/début de trentaine. Beaucoup de leurs proches sont morts du sida, et ils sont sans doute la génération la plus touchée par le VIH. Ceux qui ont survécu en restent durablement traumatisés.

4. La génération sida #2

Les membres de cette génération sont nés dans les années 1970, et l’épidémie est une référence indissociable de leur découverte de l’homosexualité. Ils n’ont cependant pas perdu autant de proches que la génération précédente. Ils ont aussi grandi dans des milieux plus acceptants, avec l’émergence de groupes de jeunes gays et lesbiennes dans les grandes villes, un milieu de la santé plus favorable et des informations disponibles sur la prévention du VIH. Leur expérience de la sexualité est fortement marquée par les discours autour du préservatif… et par l’arrivée des trithérapies, en 1996. Ils ont vu le centre d’attention du mouvement gai se déplacer de la lutte contre le sida vers les revendications d’égalité sociale.

5. La génération post-sida

Nés dans les années 1980 et 1990, les membres de cette génération ont fait l’expérience de leur sexualité dans le contexte de l’épidémie, sans qu’elle soit réduite à la peur du sida. Leur compréhension de l’identité gaie est plus ouverte et flexible que celle des autres générations. Ils envisagent globalement leur expérience avec un autre modèle que celui élaboré par les générations précédentes.

À suivre…

Comme souvent en recherche, ce découpage est discutable, car il est réducteur et un peu caricatural ! Mais l’analyse de Hammack et ses collègues offre une grille de lecture passionnante pour mieux envisager la santé des gais. L’expérience générationnelle permet d’apprécier les évènements collectifs par lesquels sont passés des individus. Cela ne résume pas leur expérience, mais cela l’éclaire. Dans le cas du VIH, cette approche ouvre par exemple la possibilité de comprendre où se situent les différents points de vue, parfois contradictoires, qui s’expriment autour de la prévention dans les débats publics. Bien sur on ne peut pas tout réduire à l’effet de génération : il y a des déterminations de classe, de race, de genre, etc. Mais le « climat » historique dans lequel on découvre et on vit sa sexualité influe grandement sur la perception du risque. Une manière de penser qui renouvelle intelligemment les perspectives de santé gaie. Des réflexions à poursuivre !

Pour terminer, je laisse la parole au chercheur (traduction libre) : « De mon point de vue, les cultures et les identités gaies nécessitent des descriptions et des interprétations fines, non réductibles à la surveillance épidémiologique. Les chercheurs deviennent de meilleurs avocats du bien-être individuel et collectif des gais lorsqu’ils envisagent les formes de solidarité que ces hommes ont construits à travers le temps pour déjouer le stigmate, la domination et le risque du VIH. »