Vous trouverez ici le texte d’une intervention prononcée lors de l’avant-première du documentaire “John Banks, une vie d’engagement” le 15 août 2018 au cinéma du Parc à Montréal. La soirée était organisée par les Archives gaies du Québecdans le cadre des célébrations de la Fierté LGBTQ+. Ce texte trouve une bonne part de son inspiration dans la lecture du livre d’Enzo Traverso Mélancolie de gauche, la force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), paru aux Éditions La découverte en 2016.

Texte publié initialement sur Medium.

Le sida comme point de vue

Pourquoi (encore) parler du sida en 2018 ? Et surtout pourquoi en parler, alors que la vie de John Banks — racontée dans le documentaire — ne se résume évidemment pas à cette terrible épidémie ? Mon propos n’a ici aucune visée préventive ou sanitaire. En évoquant le sida, je voudrais parler de notre rapport au passé, de notre rapport au temps, à nos ami-e-s et amant-e-s disparus, mais aussi vous parler de questions très actuelles, puisque l’épidémie est loin d’être terminée.

Au fond, et pour reprendre les mots du penseur français Didier Éribon, je vais vous parler du sida parce que nos vies, en tant qu’hommes gais ou bisexuels, sont toujours « hantées » par cette épidémie, qu’on le veuille ou non. Il est courant d’entendre dire, ces derniers temps, qu’avec l’avènement du “traitement comme prévention” une page se tourne dans les relations entre homosexualité et sida. C’est vrai, car le rapport au risque et à la sexualité change profondément, sous nos yeux. Mais la place qu’occupe une approche comme la Prophylaxie pré-exposition (PrEP) dans les débats autour de la sexualité gaie illustre aussi indissociablement la place que la crainte du sida continue d’occuper, directement ou indirectement, dans nos vies et dans nos imaginaires collectifs.

Quelles que soient notre génération, nos trajectoires biographiques ou nos relations, le sida demeure un point de repère, un point de départ, et pour plusieurs d’entre nous un point tournant ou un point de rupture de nos vies. Le sida est incontournable pour qui s’intéresse aux communautés LGBT contemporaines. Incontournable, au sens littéral, c’est à dire que l’épidémie est une donnée, toujours « déjà là », de l’univers du pensable et du possible pour nos communautés. C’est pourquoi, je propose de prendre le sida comme point de vue sur nos vies, nos formes d’affections et d’amitiés, et donc un point de vue sur l’histoire de nos communautés.

Pour me présenter en quelques mots, je suis sociologue, et je travaille à la Direction régionale de santé publique de Montréal. Mais je suis aussi un homme gai, engagé depuis près de 17 ans dans la lutte contre le VIH/sida. Pour vous faire une meilleure idée de mon expérience, je devrais ajouter que mon adolescence et ma découverte de la sexualité se situent immédiatement après l’arrivée des trithérapies en 1996. J’ai donc grandi comme gai dans un contexte particulier, où l’urgence des quinze premières années de l’épidémie laissait progressivement la place à la gestion d’une maladie en voie de devenir chronique — du moins dans les pays développés. Je fais aussi partie de la « génération capote », celle qui a été exposée aux messages de prévention dès son plus jeune âge. Pour le meilleur, car il n’y a sans doute jamais eu autant d’information sur le VIH qu’à cette époque ; mais aussi pour le moins bon, car cela a conduit beaucoup de gens de ma génération à mettre en équivalence très tôt le sexe entre hommes et la maladie. Pour de nombreuses personnes de ma génération (qui ont grandi avant internet), les pamphlets et les affiches de prévention ont parfois été nos premiers contacts visuels avec l’homosexualité (et encore, souvent suggérée). Cela en dit long, ça aussi, sur la place de l’épidémie dans nos vies.

Deux histoires

Je voudrais commencer en partageant deux petites histoires significatives concernant les enjeux de mémoire et de savoir autour du sida.

La première se situe à Montréal, et plus précisément au cœur du Village. La mémoire de l’épidémie y est matérialisée de plusieurs manières. On pense spontanément au Parc de l’espoir, cet espace de commémoration et de vie gagné de haute lutte par Act Up-Montréal, et qui est situé à l’angle des rues Ste-Catherine et Panet. Mais on pense aussi bien sûr à la fresque murale qui surplombe le terre-plein à l’angle des rues Ste-Catherine et Wolfe. Pour information (ou rappel) cette murale représente un ruban rouge, le symbole de la lutte contre le sida, complété par les couleurs de l’arc-en-ciel. Le dessin est accompagné d’une phrase prophétique de Ron Farha:

« Le sida disparaîtra un jour. En attendant, nous avons l’occasion d’apprendre et de grandir, et nous devons le faire »

Ron Farha est décédé des suites du sida en 1993. Or, les plus observateurs d’entre vous l’auront remarqué, ces dernières années l’état de la fresque s’est dégradé : la peinture s’abîme et le mur s’effrite progressivement. Et puis, l’année dernière, surprise : une exposition d’art est installée à la fin du printemps, masquant presque entièrement la murale. Avec mon ami Denis-Daniel Boullé (et quelques autres), nous nous en sommes inquiétés et émus. Nous avons entrepris quelques démarches pour en savoir plus sur la murale et en particulier sa date de sa création — une recherche à ce jour infructueuse, soit dit en passant. Nous avons même imaginé une mobilisation pour restaurer et pourquoi pas reproduire à l’identique la murale à un autre endroit du Village. Les réponses des uns et des autres nous ont conduit à réserver notre énergie militante : « la murale va être repeinte » ; « les travaux sont déjà prévus » ; « l’exposition d’art n’est pas permanente », nous a-t-on répondu. Soit. Toujours est-il que plus d’un an après, ce patrimoine commun de la lutte contre le sida est durablement effacé du paysage, et la fresque s’abîme de plus en plus. Drôle d’ironie de voir s’effacer le souvenir de l’épidémie au cœur de l’une des communautés les plus durement touchées, au moment même où Montréal s’engage à devenir une ville sans sida

La deuxième histoire est aussi très récente, puisqu’elle correspond au lancement d’un livre dont je suis co-auteur avec François Berdougo, qui s’intitule La fin du sida est-elle possible ?. Dans le bouquin, on propose une réflexion critique sur ce projet ambitieux de mettre un terme à l’épidémie. On y discute du consensus international qui s’est créé autour, mais aussi des angles morts que ce projet comporte. François et moi, avons été amenés à faire plusieurs présentations publiques du livre, dans le milieu communautaire, dans des librairies ou des conférences scientifiques. À chaque fois un débat riche s’est engagé, ce qui était l’un des objectifs du livre : rendre ce sujet appropriable au-delà des cercles experts. Par contre, l’une des réactions fréquentes des participants à ces rencontres nous a frappés ; elle émanait à chaque fois de personnes vivant avec le VIH qui nous disaient : « au fond, l’objectif de la fin du sida c’est d’attendre que les séropositifs-ves soient tous morts ». Pour plusieurs de ces personnes, le terme même de « fin du sida » représente de ce fait une forme de violence symbolique faite à leur identité, à leur expérience et à leur histoire personnelle. Cela correspondait pour eux à l’effacement d’une part de leur vie, et même de leur vie toute entière.

Ces deux histoires rapidement présentées illustrent chacune à leur manière le fait que la mémoire et l’histoire de l’épidémie de sida sont des enjeux d’une brûlante actualité. Et que même les meilleures intentions du monde n’empêchent pas les tensions, les blessures et les incompréhensions.

Nostalgie vs mélancolie

Pour poursuivre mon processus de dévoilement — et vous parler encore un peu de moi — je suis originaire de France. Et si certains éléments de l’histoire des hommes gais et du sida n’ont pas de frontières, d’autres sont éminemment contextuels, liés à des situations locales, à des personnalités, à des organismes et à des mobilisations collectives situées. Tout cela pour dire que je ne suis pas un spécialiste de cette histoire pour Montréal, mais plutôt un observateur attentif et bienveillant. Ce n’est d’ailleurs pas tellement d’histoire qu’il s’agit ici, mais plutôt de mémoire et savoir, c’est-à-dire les manières dont on met en forme le passé, dont on peut s’en servir pour comprendre, apprendre et lutter aujourd’hui.

Contrairement à une idée reçue qui voudrait que le sida n’intéresse plus personne notamment dans la communauté gaie, l’histoire des premières années de l’épidémie a fait l’objet ces dernières années d’une production très importante d’œuvres cinématographiques, littéraires ou documentaires (Dallas Buyers ClubThe Normal HeartUnited in Anger, How To Survive A Plague, We Were Here, N’essuie jamais de larmes sans gants, L’immeuble Christodora, entre autres. À juste titre, car il reste des témoins pour raconter et faire savoir ; c’est un travail de mémoire indispensable. Le dernier exemple en date est le film 120 Battements par minute sorti en 2017, qui retrace l’histoire de militant-e-s d’Act Up-Paris au début des années 1990.

Mais cette multiplication des productions sur les années sombres de l’épidémie soulève aussi des questions. Les années 1980/1990 sont celles de l’incertitude médicale, des décès massifs, du retour de l’ordre moral, de la mise à l’index de la communauté gaie à cause du sida… Ce sont aussi les décennies où émerge une mobilisation communautaires inédite face à l’épidémie, des mouvements collectifs qui ont changé le cours de l’histoire, qui ont changé les relations entre patients et médecins et qui ont changé la place des minorités dans nos sociétés. Cette période fascine, indéniablement. Au point par moment de susciter une nostalgie questionnable.

C’est autour de cet enjeu de la nostalgie que je vais vous proposer quelques réflexions, organisées autour de trois propositions, et au fond trois invitations à repenser la mémoire et le savoir concernant l’épidémie de sida.

La nostalgie fige une histoire vivante

Mais reprenons le fil de la nostalgie. La nostalgie, c’est le regret d’un passé révolu. Y a-t-il de quoi être nostalgique avec le sida ? Pourquoi cette fascination pour le passé d’une épidémie aussi dévastatrice dans nos communautés ? Ces questions méritent je crois discussion. Elles sont dérangeantes. Elles soulignent l’ambiguïté de nos relations au passé, mais aussi de notre perception du présent et des engagements possibles dans situation actuelle.

À ce titre, la période que nous vivons apparaît contradictoire. Pour qui suit un peu l’actualité de la lutte contre le sida, difficile d’échapper ces dernières années au vent d’optimisme qui souffle des conférences scientifiques et médicales jusqu’à la Une de certains journaux. L’horizon de la fin de l’épidémie apparaît aujourd’hui envisageable à l’échelle d’une ou deux générations. Qui l’aurait imaginé possible il y a seulement dix ou quinze ans ? La “fin du sida”, en tant que slogan, en tant que perspective médicale, n’est pourtant pas sans poser problème.

Pour résumer, la perspective de fin de l’épidémie s’appuie sur le constat de l’efficacité des traitements antirétroviraux : efficacité pour le soin, et l’espérance de vie — on le sait depuis maintenant plus de vingt ans. Mais l’efficacité vaut aussi pour la prévention des risques de transmission. On parle aujourd’hui de charge virale indétectable — et le fait qu’indétectable = intransmissible fait heureusement de plus en plus consensus. On parle aussi beaucoup de la PrEP pour les personnes séronégatives exposées au risque de transmission du virus.

Le principal problème dans ce contexte, c’est la tentation de mettre au second plan des analyses sociales et politiques de l’épidémie. L’efficacité des traitements fait courir le risque, comme souvent dans l’histoire de la médecine, de croire qu’on a découvert une solution miracle (voir LA solution miracle…) pour faire face à l’épidémie. Or la réalité est évidemment plus complexe. Les traitements fonctionnent très bien. Mais encore faut-il y avoir accès ; ce n’est pas le cas pour des millions de personnes sur le continent africain, mais aussi des dizaines de milliers à travers le monde. Les traitements fonctionnent très bien, mais encore faut-il connaitre son statut sérologique, avoir accès au dépistage et à un accompagnement médical respectueux. C’est toujours un défi pour des centaines de milliers de personnes à travers le monde, usagers de drogues, travailleuses et travailleurs du sexe, membres des communautés autochtones, immigrants, personnes trans, gais ou bisexuels, ou encore prisonniers. Les traitements fonctionnent très bien, mais les effets indésirables n’ont pas disparu, en particulier pour les femmes. La recherche est à la traîne dans ce domaine. Ces trois exemples autour de l’accès aux soins pour rappeler une évidence : le sida reste bel et bien une épidémie politique, c’est-à-dire une épidémie qui se nourrit des inégalités sociales, de la criminalisation, des violences et des discriminations.

Le danger c’est que l’air du temps nostalgique, qui va avec une certaine fascination pour le passé de l’épidémie, combiné au souffle d’optimisme lié à la « fin de l’épidémie », opère une forme d’effacement des enjeux politiques actuels. Le « c’était mieux avant » s’appuie sur la nostalgie d’une période terrible, mais où les lignes de partage politiques paraissaient plus évidentes, plus “simples” et à la fois plus terribles : les activistes s’opposaient aux gouvernements homophobes et réactionnaires ; les laboratoires pharmaceutiques étaient les ennemis désignés de l’indignation militante ; et les multiples décès d’ami-e-s et de proches exacerbaient le sentiment d’urgence.

Vingt-cinq ans plus tard, tout semble plus compliqué, les lignes de partages se sont brouillées :

  • D’un côté, la lutte contre le sida s’est en partie institutionnalisée, notamment par le biais des subventions publiques — ce qui en fait est une bonne nouvelle, la preuve que les États prennent mieux en considération ces questions. Mais ce qui rend les organismes plus dépendant des financements publics et privés.
  • D’un autre côté, les laboratoires pharmaceutiques restent des cibles logiques de la critique — la loi du profit maximal est sans doute la seule chose qui n’a pas changé durant les dernières décennies. Mais, notamment autour de la PrEP, de nouvelles alliances se sont nouées entre soignants, chercheurs, industrie et militants pour accélérer la mise à disposition du médicament. Là aussi, les lignes de partage politique sont moins claires.
  • Finalement, le sentiment d’urgence n’est plus le même, du moins dans les pays du Nord. Là encore, on ne s’en plaindra pas… Cela dit, la “normalisation” progressive de l’épidémie a eu des effets réels de démobilisation pour l’activisme sida.

Pour couronner ces différents constats, la lutte contre le sida apparait pour beaucoup de plus en plus « technique » : le traitement comme outil de prévention, la charge virale indétectable, la PrEP, la criminalisation, les brevets de médicaments… Tous ces sujets font appel à des compétences médicales, scientifiques ou juridiques de plus en plus pointues, et qui obscurcissent parfois les enjeux plus directement politiques.

De ce fait, nous voilà face à une situation singulière : le passé est figé dans une image (parfois fantasmée) de l’activisme, d’une lutte simple et sans nuance. L’avenir est pratiquement déjà écrit, avec la promesse de fin du sida — une promesse qui porte son lot de violence symbolique pour les personnes vivant avec le VIH, comme je le disais en introduction. Pris en étau entre le passé révolu et le futur prévisible, que reste-t-il au présent ?

Pourtant, si le sida reste une épidémie politique, c’est bien parce que les enjeux d’aujourd’hui nous concernent et sont politiques. Les inégalités d’accès aux soins, la sérophobie, la surreprésentation des minorités dans les statistiques de l’épidémie… autant de questions qui se posent à nous au présent. J’irai un pas plus loin, en affirmant que, le passé et l’avenir sont justement des enjeux de lutte qui éclairent le présent.

Beaucoup de constats pour en venir à ma première proposition.

La « fin du sida » est indéniablement un horizon porteur d’espoir, et je crois que nous devons nous réjouir de l’entrevoir enfin. Mais sa réussite nécessite de le penser aussi comme un enjeu de mémoires et de savoirs, incarnés et présents dans nos vies et dans nos villes. Envisager la fin du sida implique de retracer les fils de la lutte contre l’épidémie : les fils individuels (à travers l’histoire des corps, ou les trajectoires de vie) et les fils collectifs (à travers les mobilisations, le souvenir des lieux, le travail d’archive). C’est-à-dire de l’envisager comme un mouvement vivant, héritier du passé. C’est une condition d’appropriation des enjeux politiques d’aujourd’hui, en tissant les liens entre les générations et entre les communautés.

Il s’agit alors de prendre le contre-pied des approches dominantes, qui rendent compte de l’histoire comme un fait accompli, comme si l’issue était toujours déjà écrite. À l’inverse, il nous faut revaloriser une lecture de l’événement, des brèches, des bifurcations possibles, et de l’irruption toujours imprévisible des résistances sociales.

La nostalgie est un rapport de pouvoir

Si j’ai décidé de tordre le cou à la nostalgie, ce n’est pas une simple obsession personnelle. C’est parce que la nostalgie nous désarme individuellement et collectivement, comme j’ai essayé de le montrer. Mais c’est aussi parce que la nostalgie est un rapport de pouvoir qui prend pour objet le passé.

Je m’explique. Lorsque j’ai évoqué les œuvres, cinématographiques ou littéraires, sur le sida, il manquait un élément de contexte majeur. À quelques exceptions près, la plupart de ces films, ouvrages ou documentaires ont pour objet des histoires de vie, des mouvements sociaux ou des actions qui se sont déroulés aux États-Unis. J’ajouterais : qui se sont déroulés aux États-Unis, dans la communauté gaie. Il n’est évidemment pas question de dire ici que les activistes gais et lesbiennes américains n’ont pas joué un rôle décisif dans le mouvement global de la lutte contre le sida ! La preuve en est : la création de plusieurs des premiers groupes d’auto-support entre personnes atteintes, la déclaration des principes de Denver, la création du Gay Men Health Crisis ou d’Act Up-New York, entre autres réalisations.

Mais il s’agit aussi de reconnaître que le travail de mémoire n’est jamais, ici comme dans d’autres domaines, une activité neutre. Ces inégalités de représentation soulignent en creux la difficulté pour d’autres mémoires d’accéder à la parole et à l’espace public. À l’échelle des communautés, ce décalage n’est que le reflet des inégalités de représentation politique : les hommes gais blancs ont historiquement occupé des places de direction ou de représentation dans les organismes ou dans les institutions sida. Il n’est alors pas surprenant de les voir occuper la place dans le travail d’histoire et de mémoire. Mais « pas surprenant » n’est pas une excuse pour passer sous silence la diversité et l’intensité des engagements communautaires dans la ce domaine. À l’échelle géographique, les mécanismes sont les mêmes. L’histoire est racontée par ceux et celles qui ont accès aux médias et dont la force de diffusion est la plus forte. Rien de surprenant là non plus de voir nos voisins du sud occuper le haut de l’affiche dans ce domaine — le succès du film français 120 BPM constitue à ce titre une exception notable (même s’il s’agit d’un autre impérialisme culturel, francophone).

L’idée n’est pas de tomber dans une dénonciation caricaturale de l’influence des États-Unis dans ce domaine, mais plutôt de s’interroger sur ce que cette domination mémorielle occulte ou cache, et ce qu’elle révèle de notre rapport au passé. Si l’on parle de ce qui est caché ou occulté :

  • On peut citer la mémoire des mobilisations des communautés trans, bisexuelles ou des communautés Haïtiennes, par exemple. Sur tous ces sujets le travail mené par Viviane Namaste à l’Université Concordia peut inspirer une nouvelle historiographique francophone critique. Dans la même perspective, la participation active des lesbiennes dans la lutte contre le sida est encore trop souvent passée sous silence.
  • On peut aussi parler des histoires et les résistances du quotidien. L’attention ces dernières années s’est beaucoup portée vers les leaders charismatiques, les coups d’éclats, les actions publiques, les mobilisations visibles. C’est logique et tout à fait compréhensible. Mais cette histoire publique occulte la diversité des manières de s’engager dans la lutte contre le sida ; le travail des professionnels de santé (autres que les médecins) ; les relations entre soignants, militants et chercheurs ; ou encore les solidarités plus discrètes. Tous ces espaces où s’élaborent d’autres rapports sociaux et d’autres relations en réponse à la maladie.
  • Un dernier exemple de ces occultations. Il y a bien des manières de faire l’histoire des normes de prévention : à partir des politiques publiques ; à partir des affiches ou les pamphlets ; ou à partir de la réception ou de la couverture médiatique des campagnes. Mais une histoire à partir des corps et des subjectivités reste à écrire : comment ces normes et ces savoir-faire sexuels ont-ils été appropriés ? Comment le rapport au plaisir s’est transformé, avec quelle créativité mais aussi au prix de quels renoncements ? Autant de pistes qui méritent d’être explorées, avec des méthodologies innovantes, au croisement de l’histoire orale, de l’anthropologie du corps et du récit de vie.

La mise en avant de certaines voix et de certaines mémoires n’est jamais le fruit du hasard, elle répond à des logiques sociales et politiques qui s’ancrent dans l’histoire de l’épidémie et de nos communautés.

J’en viens à ma seconde proposition. Pour prévenir la tendance à la nostalgie du sida, il est sans doute nécessaire de se donner d’autres projets d’exploration du passé. Des projets qui révéleraient les potentialités radicales qui se cachent souvent hors du champ de vision de l’histoire publique des luttes. Une telle démarche nécessite de s’intéresser aux affects, aux relations, aux différents espaces où s’élabore la résistance, dans les lieux du soin, dans les lieux militants, dans les appartements, dans les parcs, dans les bars ou dans les rues. Une exploration du passé nous révélerait beaucoup sur les formes d’alliances inédites entre communautés qu’a permis la lutte contre le sida tout au long de cette histoire. À l’heure où l’on parle beaucoup d’intersectionnalité et d’entrecroisement des oppressions, on se rendrait alors compte de l’ampleur de l’héritage politique qui nous est ainsi offert, à la fois en termes d’alliances minoritaires, de formes de mobilisation, mais aussi de solidarité et d’inventivité relationnelles.

La mélancolie pour penser un monde “hanté”

J’ai proposé dans les lignes précédentes un certain nombre de critiques de la nostalgie comme un prisme de lecture dominant de l’histoire du sida. Or, je ne prône pas, vous l’aurez compris, une approche non émotionnelle de l’épidémie: bien au contraire. Se pencher sur l’histoire et penser le présent implique nécessairement des affects. Je voudrais terminer cette présentation en tirant le fil d’une autre émotion, à mon sens plus productive, la mélancolie.

La mélancolie c’est le souvenir des disparu-e-s, les traces d’un passé qui ne passe pas. Elle est souvent associée à l’inaction et à la contemplation. À l’inverse, il apparaît qu’avec la colère et l’indignation, la mélancolie a constitué pour beaucoup, le moteur de l’action collective face au sida, alors que deuil et militantisme étaient inséparables. Cette perspective mélancolique, je propose de l’utiliser comme une boite à outil critique, des lunettes à travers lesquelles envisager nos engagements d’aujourd’hui face à l’épidémie.

Je reprends ici les mots du penseur français Didier Éribon sur la mélancolie, un extrait de son texte « Vies hantées »:

« il y a une certaine spécificité — je veux dire une spécificité gaie — dans la communauté des morts produite par le sida (…) et cette communauté des morts hante la subjectivité gaie d’aujourd’hui et l’inconscient de tout homosexuel. L’ensemble des amis survivants forme une communauté constituée par le souvenir spectral de ceux que l’on n’a pas oubliés. Toutes nos activités, tous nos gestes, tous nos propos, des plus quotidiens aux plus politiques, portent en eux le poids de cet héritage » (p.19)

Plus loin, il ajoute :

« la brutalité liée à l’épidémie et à l’hécatombe qu’elle a provoquée retentit en nous tous. Oui, en nous tous! Car même ceux qui pourraient avoir l’illusion de n’être pas concernés sont inévitablement façonnés par ces pertes, par ce dont elles nous ont privé et aussi par ce qu’elles nous ont laissé, ce qu’elles nous ont légué » (p.20)

Je partage évidemment le souci d’Éribon (et d’autres) d’élaborer une approche non-psychanalytique et non-essentialiste de la mélancolie. En effet, ce n’est pas parce que nous sommes gais, ou parce que nos vies seraient intrinsèquement tristes, que nous devrions être mélancoliques. Au contraire, la mélancolie est ici la reconnaissance des traces du passé, du poids de l’oppression, la pensée pour les absent-e-s, le pont entre le passé et le présent.

La mélancolie, c’est aussi la mémoire des combats, des victoires — et parfois des défaites. C’est l’espérance maintenue que d’autres relations et d’autres solidarités sont possibles, malgré le rouleau compresseur néolibéral de la concurrence de tou-te-s contre tou-te-s, des normes dominantes de corps, de sexualité ou de santé, qui véhiculent de l’exclusion et laissent si peu de place à la créativité et à l’incertitude.

On a du mal à mesurer aujourd’hui la violence d’une épidémie comme le sida qui, dans les années 1980, a fauché en plein essor le mouvement de libération LGBT. Bien sûr, les communautés ont organisé la résistance, ont repensé leurs solidarités, leurs pratiques de plaisir, leurs formes d’affection et de mobilisation. Mais au moment même où ces réalités sortaient du placard hétérosexiste, l’épidémie a sonné comme un rappel de la fragilité des vies minoritaires. Cette marque de la fragilité est tout sauf une faiblesse. C’est un puissant point d’appui pour l’action et pour le développement de solidarités nouvelles.

Voici ma proposition sur ce dernier point.

La mélancolie nous parle d’un rapport au passé qui prend au sérieux les expériences individuelles et collectives qui nous ont précédées. J’ai découvert en arrivant au Québec le beau mot de « remembrance », c’est-à-dire « ce qui revient à l’esprit, fortuitement ou volontairement, des expériences passées » ; remembrance vient du verbe « remembrer », qui implique de réunir en un tout des parties dispersées. Un beau programme, qui s’applique bien au travail de mémoire.

Si la mélancolie est la trame de fond, alors la remembrance serait la méthode, le cadre qui permet de tisser les fils de notre rapport au passé. C’est d’autant plus important dans nos communautés, où la transmission de la mémoire dans le cadre familial reste marginale. Autrement dit, l’apprentissage de notre passé est un travail perpétuellement à recommencer, d’une génération à l’autre. Il existe heureusement des organismes comme les Archives gaies du Québec pour faciliter ce travail.

Conclusion

Pour terminer, je voudrais revenir sur deux éléments en lien avec la soirée proposée par les AGQ.

Le premier concerne les enjeux de mémoire et de savoir. Des soirées comme celle-ci illustre bien l’importance de la transmission de nos petites et grandes histoires. S’intéresser aux liens entre homosexualité et de sida, c’est envisager bien plus que la somme des deux : on parle indissociablement de cultures sexuelles, de plaisir, d’amitié, de mobilisations, de résistances, de deuils et de colères, d’espoirs et de victoires. Autant d’éléments qui tissent la toile de la vie gaie contemporaine, qu’on le veuille ou non. Mais autant d’éléments qui restent trop souvent impensés ou inaudibles. Le documentaire retraçant la vie de John Banks est une belle illustration de ces dimensions entremêlées.

Le deuxième élément de ma conclusion concerne l’exposition d’affiches qui se trouve dans l’entrée du cinéma du Parc (août 2018). J’en profite pour saluer le formidable travail des Archives gaies du Québec, un travail de conservation et de mise en valeur qui nous permet d’être réunis ce soir. L’exposition est modeste— une vingtaine d’affiches — mais d’une incroyable diversité. Je vous invite à vous arrêter devant chaque affiche, pour mesurer ce qu’elles nous disent chacune et toutes ensemble de la diversité des engagements contre le sida. Il y a là des affiches de prévention, des messages de solidarité et des appels à la mobilisation. Différentes époques, différentes communautés et différentes régions du monde sont représentées. Chaque affiche nous raconte une histoire ; un état des connaissances ; une ambition ; une volonté de transformation sociale, aussi. J’ai parcouru cette exposition la semaine dernière avec beaucoup d’émotion, et je vous en souhaite tout autant en la découvrant.


Références

  • Éribon, Didier (2010), “Vies hantées. Le sida et l’avenir de notre passé”, in De la subversion. Droit, norme et politique, Éditions Cartouche, p.15–47
  • Namaste, Viviane (2015), Oversight. Critical Reflections on Feminist Research and Politics, Women’s Press
  • Traverso, Enzo (2016), Mélancolie de gauche, la force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Éditions La découverte