La seconde Conférence de l’Association for Social Science and Humanities in HIV (ASSHH, qu’on prononce tout simplement « H ») s’est terminée le mercredi 10 juillet dernier, et c’est l’heure des bilans « à chaud » ! Je me lance donc, pour un premier retour — très subjectif — sur quelques points saillants de cette conférence. J’aurais l’occasion revenir sur d’autres points/sessions par la suite !

Commençons par un constat : au regard du nombre de participant-e-s et de la très bonne qualité générale des sessions, la Conférence a fait la preuve éclatante de sa pertinence dans le paysage de la recherche sur le VIH/sida. Ce constat n’est pas contradictoire avec un certain nombre d’éléments critiques, sur lesquels je reviendrai.

La médicalisation en toile de fond

Pertinente, la Conférence ASSHH l’est assurément car elle permet à des chercheur-e-s en sciences humaines et sociales (SHS) parfois isolé-e-s de se rencontrer, d’échanger et d’élaborer… sans avoir systématiquement à justifier leurs méthodologies et leurs perspectives théoriques. Et cette échéance scientifique (dont la première édition a eu lieu à Durban, en Afrique du Sud, en 2011) n’intervient pas à n’importe quel moment de l’histoire de l’épidémie. La médicalisation accrue des réponses politiques à l’épidémie, dans les années 2000, a en effet participé à la marginalisation des approches sociologiques, anthropologiques, de science politique, etc. Comme si le concept de « Traitement comme prévention », porteur à juste de titre de bien des espoirs, renvoyait au second plan la compréhension nécessaire des dimensions sociales, culturelles, économiques et politiques de l’épidémie. Le VIH n’est pas une exception : de manière générale dans le monde médical, les SHS font figure de parent pauvre, dont la scientificité est souvent en doute : moins valorisées, moins directement applicables, ces recherches engagent (souvent) des temporalités et des analyses dont les sciences « dures » ne perçoivent pas la valeur ajoutée.

Dans ce contexte, on peut dire que les chercheur-e-s en sciences sociales, à l’image des participant-e-s de la Conférence, relèvent quotidiennement le défi : continuer à produire des savoirs critiques et réflexifs sur le VIH/sida, indispensables pour agir et se mobiliser. Le thème du congrès « Knowing practices », reflétait cet enjeu, en interrogeant les pratiques des acteurs de la lutte contre le sida, mais aussi en questionnant la manière dont est faite la recherche : la production du savoir comme « pratique ».

Toile de fond du congrès, les tensions entre recherche médicale et SHS ont été au cœur des plénières d’ouverture et de clôture. Dans la première, Françoise Barré-Sinoussi (Prix Nobel de médecine et présidente de l’International AIDS Society — IAS) a tenu à souligner l’articulation indispensable entre les avancées médicales et les SHS, en s’engageant à œuvrer à un meilleur dialogue au sein de l’IAS. En clôture, c’était au tour de Jean-François Delfraissy, le directeur de l’ANRS, de souligner la complémentarité entre les deux « mondes », en vantant le modèle interdisciplinaire de l’Agence de recherche.

Si la volonté de dialogue est claire, reste à créer les conditions de la rencontre. C’est loin d’être évident, tant les hiérarchies préexistantes entre les disciplines se nourrissent de représentations caricaturales sur la nature de sciences « dures » et des sciences « molles ». Des représentations renforcées par la globalisation et l’uniformisation des critères de scientificité, où la quantité de publications définit souvent la qualité du chercheur. Dans ce cadre, les sciences sociales sont trop souvent prises au piège, entre le risque de l’instrumentalisation et celui de la marginalisation. Penser les collaborations nécessite donc d’imaginer des points de rencontre entre les disciplines, tout en laissant la place et le temps à des détours intellectuels autonomes et non soumis à la loi de la « rentabilité » scientifique. Au-delà des pétitions de principe, il reste du travail…

Jeunes chercheur-e-s

Mais revenons sur la conférence elle-même ! La mobilisation des jeunes chercheur-e-s constitue l’un des premiers points saillants, chronologiquement comme par ordre d’importance. Une mobilisation qui se traduit par la présence à la conférence d’un nombre très important de chercheur-e-s en début de carrière (indépendamment de l’âge !). Sans avoir de statistique précise, la diversité générationnelle se ressentait, et elle représente un élément très positif du renouvellement des thématiques et des problématiques de recherche autour du VIH. Notons cependant que la « géographie » de la recherche continue à refléter les inégalités structurelles : une écrasante majorité de blanc-he-s, très peu de chercheur-e-s issu-e-s d’Amérique Latine, d’Afrique et d’Asie.

Le dimanche 7 juillet, une réunion « early career » s’est tenue avant l’ouverture de la conférence. La rencontre a rassemblé une quarantaine de personnes, une vraie réussite. Après un premier tour de table, un point a été fait sur les différents groupes ou réseaux existants. Ce qui a permis de constaté que le réseau francophone « jeunes chercheurs et VIH/sida », soutenu par l’ANRS, est assez unique en son genre, d’une part car il est auto-organisé par les jeunes chercheur-e-s qui en sont membres ; et d’autre part du fait de sa dimension politique. Étaient également présents : le réseau de Goldsmiths College / University of London, qui regroupe des chercheur-e-s autour de Marsha Rosengarten ; l’équipe qui anime Transcriptions, un forum de réflexion sur le VIH hébergé par Somatosphere ; mais aussi des doctorant-e-s et post-doctorant-e-s qui gravitent autour de la Chaire de recherche VIH et santé sexuelle de l’Université Concordia au Québec, et une membre de l’AMADES.

La réunion a permis de lancer plusieurs pistes de travail et de mutualisation : mettre en place un annuaire de jeunes chercheur-e-s ; créer une liste de diffusion internationale pour s’échanger des infos et des articles ; favoriser la mobilité (séjours dans des labos étrangers, par exemple), etc… Des pistes qui restent à concrétiser, mais l’envie est bien réelle ! L’apéro du lendemain soir et la réunion du mercredi ont permis d’avancer encore (mais je n’ai pas assisté à la seconde), c’est donc une affaire à suivre.

Genre

Autre moment fort de la conférence, l’intervention de Nathalie Bajos lors de la plénière du lundi matin. Directrice de recherche à l’INSERM, N. Bajos avait intitulé son exposé : « The failure of gender analysis in HIV social science ». Outre le fait qu’elle abordait la question de l’échec — un thème important ! — l’intervention a posé des questions majeures à l’assistance. Avec deux de ses collègues, Nathalie Bajos a en effet effectué une revue de littérature à partir de deux corpus :

  • en analysant l’ensemble des résumés des interventions de la conférence
  • et en reprenant plus de 3500 articles publiés dans des revues scientifiques, comportant les mots clés « genre » et « VIH », sur les 20 dernières années.

Le résultat est passionnant, mais pas très rassurant. Sur le fond, leur analyse montre que les usages du genre dans la recherche sont presque aussi diversifiés que dans le reste de la société. De manière générale, le concept est utilisé de manière trop statique, avec une nette tendance a en faire un simple terme descriptif, qui remplace « femme(s) ». Dès lors, l’appropriation du genre comme un rapport social — dans les relations hommes/femmes, mais aussi entre hommes et entre femmes — reste l’exception.

N. Bajos a par ailleurs mis les pieds dans le plat : dans la littérature sur le VIH, l’analyse de genre reste largement cantonnée aux articles traitant du continent africain, qui concernent pour beaucoup les couples hétérosexuels et les violences sexuelles… mais elle est singulièrement absente dans les travaux sur les gais. Comme si la construction des masculinités (gaies) blanches n’étaient pas aussi un enjeu dans la compréhension de l’épidémie ! Cet état de fait renforce la perception essentialiste d’une Afrique sexiste et homophobe, alors même que les hiérarchies de genre dans les pays du Nord sont sous-étudiées.

Le genre reste donc, historiquement, un impensé de la recherche en sciences sociales sur le sida. C’est tout un champ de recherche que cette intervention nous propose de (ré)explorer, armé-e-s d’une grille de lecture critiques des rapports de pouvoir genrés. Un outillage théorique également bien utile pour penser les conditions de la production scientifique. Cette intervention (du moins le power point) devrait être mis en ligne prochainement. N. Bajos et ses collègues vont également publier un article à ce sujet.

Des émotions ?

Qui dit bilan subjectif, implique aussi un retour sur les émotions et les ressentis. Sur ce plan, la table-ronde du (futur) dossier de Genre sexualité et société sur le VIH a, à ma grande surprise, servie de révélateur. [Rappelons que ce dossier se composera de traductions de textes clés des sciences sociales sur le VIH, publiés entre 1984 et 1990]. À la tribune, ce mardi 9 juillet :

  • Veronica Noseda (de Sidaction) et Cécile Chartrain, au nom du comité de coordination du dossier (composé par ailleurs de Vincent Douris, Élise Marsicano et moi-même !)
  • Dennis Altman, chercheur australien de toute première importance sur les questions gaies et sur le VIH, auteur d’un article clé traduit dans le dossier de GSS (« AIDS: The politization of an Epidemics », paru en 1984)
  • Sandrine Musso (Université Aix-Marseille) et Vinh-Kim Nguyen (Collège d’études Mondiales, MSH, Paris), qui ont écrit un commentaire de l’un des articles du dossier.

En somme, un panel très intéressant, dans une ambiance détendue, et devant une salle étonnamment remplie. Et, comme souvent, l’émotion fait irruption là où on l’attend le moins. Prenant la parole après les interventions de Veronica et Cécile, Dennis Altman a profité de cette tribune pour livrer son appréciation de la démarche du dossier de GSS… et son point de vue sur la conférence. Il est donc revenu sur les enjeux de mémoire et d’histoire du sida, en soulignant la nécessité de ne pas laisser s’effacer une certaine expérience de l’épidémie, celles des années les plus sombres. Une occasion supplémentaire de constater l’importance croissante de cette question de la mémoire

Prenant la parole en français, il a ensuite évoqué avec beaucoup d’émotion l’un de ses amants, un parisien mort du sida dans les années 1980, auquel il ne pouvait s’empêcher de penser en participant à une conférence à Paris. Il en a également profité pour questionner avec justesse l’absence de certaines thématiques dans la conférence, telles que la perte et le deuil… alors même qu’elles sont toujours d’actualité. Loin de se réfugier dans la nostalgie, Dennis Altman a exprimé sa perception d’une forme de neutralisation des émotions dans la conférence. Comme si, l’engagement « total » des premiers chercheurs, souvent touchés dans leur chair par le VIH, avait laissé la place à des motivations plus froides — et parfois plus carriéristes.

Très honnêtement, son intervention m’a beaucoup touché, et je crois pouvoir dire que l’émotion était à son comble dans la salle. Comme si chacun-e attendait (secrètement) ce genre de moment, où le dispositif se fissure et où émergent des paroles inattendues et fortes. La discussion qui a suivi a bien reflété ce ressenti. Plusieurs intervenants en ont profité pour exprimer leur attachement intellectuel (et émotionnel) à ces premiers textes pionniers sur le VIH… et pour dénoncer l’absurdité de certaines règles bibliographiques, qui interdisent par exemple de citer des articles de plus de 10 ans ! Sandrine Musso et Vinh-Kim Nguyen ont très finement soulevé des questions autour de l’engagement du chercheur, en soulignant les transformations des contextes militants au cours des 25 dernières années.

À la sortie de cette table-ronde, je me suis dit que la conférence manquait cruellement de ce genre de moment. Les plénières étant très cadrées (pas de débat, un amphi immense), le rythme des sessions étant intense, la place laissée à l’inattendu et au débat politique s’en est trouvée, à mon sens, trop restreinte. Il aura fallu cette session pour que je réalise à quel point ! À certains égards, d’ailleurs, la session du mercredi après-midi consacrée à l’échec (« The museum of failure in HIV research ») a aussi joué ce rôle.

Politique(s) de la recherche

C’est justement sur ces enjeux politiques que je vais terminer ce premier compte-rendu subjectif. Au jeu des ressemblances et des différences, la conférence se rapproche du modèle classique des conférences biomédicales sur le VIH : l’organisation et la planification très stricte des sessions, l’anglais comme langue « universelle », l’usage généralisé du power point dans les plénières… Mais plusieurs différences se dessinent. La plus anodine, mais néanmoins frappante : l’absence de préservatif, de gel et d’outils de prévention/RdR dans les différents espaces de la conférence ! Pour le coup, par rapport aux conférences sur le VIH auxquelles j’ai pu assister, c’était une première. Un détail dirons certain-e-s, mais qui représente symboliquement une mise à distance entre chercheur-e-s et objet de recherche (les sociologues et les anthropologues n’ont pas de relations sexuelles, ne consomment pas de produits ?). Une manière déroutante de renvoyer l’individu face à lui-même par rapport à ses besoins de prévention !

L’autre surprise de la conférence, c’est l’absence de place faite au monde associatif/communautaire. Certes, Jean-Luc Romero a pris part à la conférence d’ouverture, il l’a fait au nom du CRIPS et en tant que gai séropositif. Mais pour le reste… c’est bien maigre : pas de plénière associative, ni de table d’information.

[MAJ : précisons que je ne cherche pas imputer des « erreurs » à la petite équipe d’organisation, qui a fait tout son possible – et même au-delà. Rien de personnel là-dedans, plutôt des questions à la collectivité de chercheur-e-s que nous étions]

Pourtant, les chercheur-e-s présent-e-s sont, dans leur grande majorité, engagés dans la lutte contre le sida, et certain-e-s se définissent comme activistes ; beaucoup des recherches menés le sont en collaboration avec le milieu associatif. Mais pas la moindre revendication ne s’est exprimée, alors que la conférence aurait pu être l’occasion de formaliser une prise de parole collective, sur la situation globale de la recherche et/ou sur certains des enjeux de l’épidémie.

En parallèle, l’un des fils conducteurs de la conférence était la critique de la bureaucratisation du monde du sida, en particulier des organismes communautaires (parmi les francophones, le « AIDES bashing » a d’ailleurs été un sport plutôt bien pratiqué durant la conférence !). Mais concernant, par exemple, l’institutionnalisation de la « recherche communautaire », et toutes les questions que cela pose, le débat n’a en fait pas eu lieu. La session consacré au sujet lundi 8 n’était, à mon sens, pas à la hauteur des enjeux. Il s’agit pourtant de questions fondamentales, qui touchent à la définition des frontières de nos disciplines, à l’engagement des chercheur-e-s, aux conditions de possibilité de la production du savoir ou aux mécanismes de représentativité dans les organismes communautaires.

En tant que chercheur-e-s « académiques » nous gagnerions aussi à interroger nos propres présupposés politiques. De qui sommes-nous les porte-paroles (parfois auto-proclamé-e-s) ? Qui devient chercheur-e ? Qui a accès aux cadres d’échanges scientifiques ? Et de quel mouvement social participons nous (ou pas) comme intellectuel-le-s ? Enfin, comment inscrire la critique des sciences sociales dans un mouvement démocratique de discussion des résultats de recherche et de formulation de revendication politiques ? Et ce, alors même que la plupart d’entre nous sont lié-e-s, avec plus ou moins de marges de manœuvre, à la « bureaucratie du sida ».

Les enjeux de « représentativité » sont, je pense, au cœur des débats incontournables pour penser l’articulation des savoirs dans notre domaine. Pour reprendre l’interrogation provocante — mais heuristique — issue de la conférence Au-delà de l’échec, et relayée par Viviane Namaste le mercredi après-midi : « À quoi ressemblerait une politique anarchiste de lutte contre le sida ? » Une bonne question de départ pour réfléchir, nous aussi, aux implicites normatifs qui structurent nos manières de penser les enjeux de la lutte contre le sida. Et pour imaginer des stratégies de résistances — individuelles et collectives — à la bureaucratisation croissante du monde de la recherche lui-même !