Je publie ici un article issu de ma communication au colloque « Histoire des relations de santé » de l’ACFAS. Il a été initialement publié en deux parties sur Medium (ici et ). Il s’agit d’un travail préliminaire, à partir d’archives de la presse gaie québécoise, sur la construction d’un discours communautaire de prévention du VIH. Une réflexion à poursuivre !

Les années 1980 constituent à bien des égards une période clé pour comprendre l’organisation de la réponse au VIH dans le contexte québécois.

D’où vient la prévention ?

Ces dernières années, nombreux ont été les films et documentaires consacrés aux premières années de l’épidémie de VIH aux États-Unis : United in AngerDallas Buyers Club, We Were Here ou encore l’adaptation récente de The Normal Heart, pour n’en citer que quelqu’uns. Dans ce cadre, l’attention se porte spontanément (et logiquement) sur les tragédies individuelles collectives vécues par les personnes séropositives et leurs proches.

Au risque de laisser dans l’ombre une autre dimension de l’histoire de l’épidémie : les messages et campagnes de prévention. Sur le sujet, le regard rétrospectif comporte deux biais principaux : 1) le fait d’imaginer que les recommandations préventives auraient toujours été formulées — grosso modo—dans les mêmes termes. Et 2) leur caractère universel, du moins dans les pays du Nord et au sein des communautés gaies. Cette réflexion sera centrée sur la construction des discours de prévention du VIH dans la presse gaie québécoise entre 1986 et 1989.

Pourquoi la presse gaie ? Parce que l’histoire de la prévention est trop souvent résumée à l’histoire des organismes ou associations. Alors que, le plus souvent, les normes de réduction du risque se sont élaborées au sein des communautés concernées, à l’intersection des discours officiels et des expériences individuelles. Et la presse gaie y a joué un rôle clé de formalisation et de diffusion, par l’intermédiaire d’articles, d’enquêtes, d’éditoriaux ou la publication de campagnes communautaires. En l’occurence, au Québec, les messages de prévention ont circulé dans le milieu gai bien avant la création en 1991 de Séro-Zéro, le premier regroupement spécifiquement dédié à ces enjeux.

Pourquoi le Québec ? À la différence d’autres contextes (France, USA), l’histoire de la lutte contre le sida au Québec est relativement peu documentée. Dès lors, une plongée dans les archives s’imposaient pour mieux saisir ce moment particulier où s’élaborent et se stabilisent des normes communautaires de prévention.

Pourquoi une période si précise : 1986–1989 ? Parce qu’il s’agit d’un moment d’intensification des publications d’articles, d’éditoriaux, d’images et de tribunes au sujet du VIH/sida dans la presse gaie. 1986, c’est l’année de la première campagne de prévention dans le Village ; et 1989, c’est l’année de la conférence internationale sur le sida à Montréal, qui est le théâtre de la première action d’ampleur des malades, menée par Act Up-New York, AIDS Action Now et Réaction Sida.

Des années 1980 mal aimées ?

Selon les récits critiques des observateurs/acteurs de cette histoire québécoise, les années 1980 sont facilement “oubliables”. Dans un article de 1991, Ken Morrison, l’un des acteurs clés de la réponse communautaire au VIH au Québec souligne l’inexistence d’interventions de prévention dans le milieu gai montréalais avant 1990, “à l’exception des articles de journaux”. De son côté, René Lavoie (ancien directeur de Séro-Zéro) situe lui aussi au début des années 1990 les premières initiatives communautaires en prévention. Comment expliquer cette mauvaise réputation ?

On peut y voir un effet de contexte politique, d’abord. L’émergence du sida à Montréal a lieu (en grande partie) sous le gouvernement de Robert Bourassa, premier ministre Libéral du Québec. Sous son “règne” (fin 1985 à début 1994), le sida n’a jamais figuré en haut des priorités politiques. Pour des raisons moralistes et électoralistes, principalement : malgré les avancées, l’acceptation de l’homosexualité reste encore fragile au Québec. En témoigne la répression policière contre le Sex Garage, un établissement gai au début des années 1990. Mais aussi parce que l’heure est (déjà !) à la rigueur budgétaire au Québec. Résultat, les premières initiatives de prévention sont très largement portées par les communautés concernées (gais, Haïtiens) et des professionnels de santé.

À cela s’ajoute un élément de contexte “organisationnel”. Le Comité Sida Aide Montréal (C-SAM) a été l’un des principaux organismes communautaires au Québec, à partir de 1985. Le Comité est à l’origine de la première campagne de prévention dans le milieu gai montréalais, en 1986 (on y reviendra). Et c’est au sein du C-SAM qu’émerge en 1990 les prémisses de Séro-Zéro, qui donnera naissance à l’organisme du même nom en 1994, aujourd’hui connu comme RÉZO. Or le C-SAM disparait en 1994, miné par une affaire de détournements de fonds et des conflits internes. Une trouble disparition qui a sans doute contribué à l’oubli des actions de prévention engagées dans les années 1980…

Stabilisation d’un discours autour du condom

Au printemps 1986, la première campagne de prévention au sein de la communauté gaie montréalaise est diffusée. Intitulée “Jouez Sûr / Play Safe”, il s’agit d’un dépliant expliquant les principes du sexe à moindre risque, accompagné d’un condom.

L’initiative émane du Comité Sida Aide Montréal (C-SAM) et vise explicitement à populariser l’utilisation du préservatif masculin. Les recommandations s’appuient sur une échelle du risque à trois niveaux : “sans risque”, “à faible risque” et “à risque élevé”. Le document est aussi accompagné d’un court questionnaire d’enquête sur les pratiques sexuelles et la connaissance du VIH. Le dépliant et son contenu démontre la stabilisation, dès cette période, d’un discours autour du préservatif et/ou de l’évitement de certaines pratiques de pénétration. “Sur moi et non en moi est la solution la plus sûre”, explique par exemple le texte du C-SAM.

La brochure sera critiquée pour son caractère très généraliste, c’est-à-dire pas franchement ciblée vers les hommes gais, ni en termes de visuels, ni en termes de références identitaires…

Prévention et hygiène

La même année, plusieurs articles paraissent dans la presse gaie au sujet des recommandations de prévention. L’évitement des sécrétions sexuelles et l’utilisation du préservatif y occupent une place centrale. Mais la promotion des “Pratiques sexuelles sans risque (PSSR)” est aussi assortie de conseils sur l’hygiène et le mode de vie. Ainsi, dans le numéro de Sortie de décembre 1985/janvier 1986, on recommande :

Ayez un régime alimentaire équilibré, prenez le repos dont vous avez besoin et réduisez le niveau de stress de votre vie. Tous ces items ont un effet direct sur la santé en général et plus spécifiquement sur le système immunitaire.

De la même manière, dans le numéro de RG de décembre 1986, les conseils de Safe sex intègrent en phrase conclusive : “surtout mangez bien, dormez suffisamment tout en gardant une attitude positive de confiance en vous-même”.

Cette insistance sur l’hygiène peut surprendre (ou faire sourire) aujourd’hui. N’oublions cependant pas qu’en 1986, si les connaissances sur les mécanismes du VIH étaient relativement étayées scientifiquement, il demeurait des zones d’ombres. On n’était alors pas certain que toutes les personnes séropositives développeraient le sida (le terme “porteur sain” était utilisé). Et l’hypothèse, très populaire au début des années 1980, que lespoppers pourraient faciliter la diffusion du VIH n’est pas si éloigné dans le temps. Enfin, on peut aussi lire ces recommandations comme la volonté d’une communauté très touchée par le VIH de promouvoir des valeurs positives, et non uniquement des messages angoissants.

Un contexte d’incertitude

Si le discours autour du condom et des “pratiques sexuelles sans risque” se stabilise durant la période 1986–1989, des incertitudes continuent de s’exprimer. Les risques associés à la fellation sont, sans surprise, au coeur de nombreux questionnements.

La presse gaie y consacre plusieurs articles, notamment “Le sexe oral : relativement sécuritaire” (RG, novembre 1987) et “L’amour oral : dangereux ou pas ?” (Sortie, février 1988). La lecture des différents textes sur le sujet révèle la tension entre l’impératif de sécurité face au VIH et la volonté de maintenir des pratiques de plaisir non contraintes par le préservatif.

Pour ceux/celles que cela intéresse, les experts de l’époque recommande d’avaler le sperme, l’acidité de l’estomac étant considéré comme suffisamment protectrice [voir ici pour les conseils actuels]. Le lecteur contemporain s’étonnera (ou pas !) de la permanence historique des incertitudes autour des risques liés au sexe oral. Près de trente ans après ces publications, la fellation demeure en effet l’une des pratiques les plus fréquemment évoquées auprès des intervenants de prévention.

L’absence de données

Pour élaborer des campagnes et des messages de prévention, les organismes communautaires et la santé publique manquent cruellement de données sur les comportements sexuels et les habitudes de vie des hommes gais et bisexuels au Québec. Dans ce contexte, la presse va être le relai, et parfois à l’initiative, d’enquêtes auprès de son lectorat. À la même époque, des initiatives similaires donnent naissance à l’Enquête Presse Gay (en France), qui a son équivalent dans d’autres pays d’Europe.

Ainsi, le journal Sortie relaie une enquête de chercheurs de l’Université McGill en mai 1987 : “Face à l’impact du sida” ; et un “Sondage sur l’utilisation du condom” est diffusé dans RG en avril 1989. Sans rentrer dans le détail des résultats — publiés dans des numéros subséquents — il apparait dès cette époque que les répondants ont largement adopté le condom et les pratiques sexuelles sécuritaires. Des résultats qui tempèrent l’idée selon laquelle les messages de prévention gaie ont tardé à se diffuser à Montréal.

Autrement dit : même en l’absence de campagnes (publiques) ciblées, des normes de réduction du risque issues de la communauté se sont diffusées dès la seconde moitié des années 1980. Il ne s’agit pas ici d’exonérer les pouvoirs publics de leurs responsabilités, mais bien d’envisager que les adaptations comportementales — individuelles et collectives — face à l’épidémie ont suivi des cheminements pluriels.

La cohabitation de savoirs et de légitimités

Au fil des trois années d’articles de presse étudiées, il apparait qu’un réseau d’expertises autour de la prévention se structure progressivement. On y retrouve évidemment des médecins et des professionnels de santé, appelés à répondre ou commenter les informations disponibles. Mais il s’agit également de contributeurs profanes, issus du militantisme gai. Bernard Courte, journaliste et militant décédé du sida en 1991 est l’un des plus prolifique. Progressivement, des acteurs du réseau communautaire occupent une place dans ce dispositif de prévention : une tribune sur la prévention, signée par un intervenant du C-SAM, est incluse à partir de 1989 dansFugues et RG ; et un employé du Centre Local de Santé Communautaire tient à partir de la même époque une rubrique “Qualité de VIH” dans Fugues.

Enfin, les discours autour de la prévention sont régulièrement relayés par les éditorialistes des différentes publications, mais aussi par des élus au travers de tribunes ou d’interviews : Raymond Blain, conseiller municipal dans le quartier, et André Boulerice, le député provincial de Sainte-Jacques. La période 1986–1989 voit donc l’émergence et la stabilisation de la prévention du VIH/sida comme un enjeu communautaire incontournable.

(Re)découvrir les années 1980

Les années 1980 constituent à bien des égards une période clé pour comprendre l’organisation de la réponse au VIH dans le contexte québécois. Ce détour par les archives a permis de souligner que, malgré l’absence d’organisme dédié à cette question dans la communauté gaie, des normes de prévention se sont diffusées de façon relativement rapide et rationnelle. La presse gaie a joué, dans ce cadre, un rôle décisif.

Durant la dernière année de la période étudiée, 1989, les choses s’accélèrent. La tenue de la Conférence internationale sur le sida à Montréal en juin focalise les attentions et les intérêts. La couverture éditoriale du sujet “sida” s’en ressent : le nombre d’article explose, et même Fugues, relativement en retrait jusqu’alors, y consacre un dossier entier.

Mais la Conférence marque également un tournant en terme de ton employé dans les articles. L’irruption des associations de malades au coeur des débats marque les esprits : pour beaucoup, l’attentisme et le moralisme des gouvernements est devenu insupportable. En juillet 1989, RG reproduit le “Manifeste de Montréal”, la déclaration des droits et des besoins “de la personne atteinte du VIH”, issu des groupes militants présents à la Conférence.

En décembre 1989, la création d’un groupe Act Up-Montréal est annoncée dans les colonnes du mensuel. Les activistes produiront, l’année suivante, le premier document de prévention à destination des gais et des lesbiennes au Québec. Mais ça, c’est déjà le début d’une autre histoire !


“Boite noire” : des sources d’informations diversifiées

Cette série d’articles est construite à partir de deux types de sources principales :

  1. Les articles sur la prévention du VIH dans la presse gaie québécoise, issus de trois titres : Sortie, RG et Fugues. Au total, 192 articles/textes/images ont été collectés.
  2. Les quelques articles et mémoires académiques sur le sujet, en particulier
  • Morrison, Ken (1991), « Séro-Zéro : l’histoire des interventions en milieu gai montréalais de 1985 à nos jours sur la prévention de la transmission du VIH. Où va-t-on maintenant ? », in Pollak, Mendès-Leite, Van Dem Borghe, Homosexualités et sida, Lille, GKC
  • Lavoie, René (1998). « Deux solitudes : les organismes sida et la communauté gaie », dans Demczuk I., Remiggi F., Sortir de l’ombre. Histoire des communautés lesbienne et gaie de Montréal, Montréal, VLB
  • Gosselin, E. (2005). La lutte contre le sida au Québec : Le centre québécois de coordination sur le sida (1989–1995), Mémoire de maitrise en histoire, Université Sherbrooke