L’histoire de la mobilisation contre le VIH/sida dans les communautés gaies fait-elle encore recette ? À en croire le succès récents des fictions (Dallas Buyers Club, The Normal Heart) ou des documentaires (United in Anger, We Were Here) sur le sujet, la réponse est positive ! Ce billet est le premier d’une série de réflexions sur l’histoire de la prévention du VIH dans la communauté gaie à Montréal.

Une histoire universelle ?

Au cours des dernières années, la prolifération des productions cinématographiques, documentaires, littéraires ou scientifiques sur l’histoire du VIH/sida est une donnée marquante. Et c’est une bonne chose : documenter la mobilisation contre l’épidémie, notamment aux heures les plus sombres, est une démarche à la fois passionnante et indispensable ! Mais ce travail de mémoire se heurte à un écueil majeur : le risque d’une universalisation sans nuance.

La domination d’un récit du sida centré sur les USA (et sur les gais) est facilement explicable, pour des raisons financières, culturelles et politiques. Mais on ne peut s’empêcher d’en ressentir de l’insatisfaction et de la frustration. Élargir les horizons de cette histoire est un véritable défi pour les activistes, les chercheurs et les acteurs de la lutte contre l’épidémie ailleurs dans le monde. À ce titre, les recherches historiques de Viviane Namaste sur les mobilisations des communautés trans, bisexuelles et haïtiennes au Québec et en FRance ouvrent des pistes politiques et épistémologiques très importantes (1).

Mais pour tout dire, mon intérêt pour ces questions est parti d’un constat très pragmatique. En commençant à rédiger des articles scientifiques à partir de mes données de recherche québécoises, j’ai été confronté à un obstacle : si les gais sont de fait la population la plus étudiée dans le contexte du VIH au Québec, le récit de leurs mobilisations reste parcellaire, voire lacunaire.

Un regard situé

Pourquoi s’intéresser à ces questions ? Mes motivations sont scientifiques, évidemment. On peut difficilement comprendre les enjeux de la prévention « combinée » du VIH, ni les débats autour de la PrEP au Québec, sans les resituer sans une histoire plus longue de la lutte contre le sida. Ce postulat est à mon sens une condition sine qua non pour mener des recherches sociologiques dans un contexte « nouveau » (pour moi). Il y a aussi dans cette démarche une dimension politique : éclairer le passé permet de mieux saisir les débats actuels et les potentialités de mobilisation futures.

Enfin, ces motivations sont également personnelles. Immigrant français, je n’ai jamais « appris » l’histoire du Québec. Et si je fréquente le milieu communautaire VIH depuis quelques années, je n’en ai qu’une connaissance superficielle — et très actuelle. En bref, mon intérêt pour l’histoire de la prévention du VIH dans la communauté gaie à Montréal tient beaucoup à ma position d’outsider.

Identifier des sources

Le premier défi pour retracer cette histoire tient à l’hétérogénéité des sources. Voici quelques pistes que j’ai identifié ces derniers mois :

  • Principale source d’une telle démarche : les personnes concernées ! Si plusieurs sont aujourd’hui disparus, notamment emportés par le sida, de nombreux acteurs sont toujours là et ont bien des choses à raconter (par exemple ici ou ou encore ) Dans un autre registre, le documentaire « Médecins de coeur » sorti en 1993 illustre les préoccupations médicales et communautaires à cette époque (il est accessible en ligne ici).
  • Les Archives gaies du Québec. Outre la collection très importante de périodiques, de livres et de brochures, les archives conservent les fonds « Ken Morrison » et « Douglas Buckley-Couvrette » — deux acteurs clés de cette histoire — qui éclairent différentes dimensions de la lutte contre le sida au Québec. Du point de vue historique, ces fonds sont très utiles car ils contiennent des compte-rendu de réunion, des documents internes des organismes qui permettent de retracer les débats et les enjeux de l’époque.
  • La collection nationale de la Bibliothèque et des archives nationales du Québec. On y retrouve en particulier les collections de périodiques comme Sortie, RG ou Fugues, qui rendent compte chacun à leur manière des premières années de la lutte contre le sida. La collection recèle également plusieurs ouvrages ou documents clés sur le sujet.
  • Les recherches et les articles scientifiques. Il y a de nombreuses ressources existantes… mais peu connues et parfois peu accessibles. Je pense en particulier aux thèses de doctorat (celles de Thomas Haig et de Jean Dumas sur Séro-Zéro, par exemple). Mais aussi aux différents articles publiés au fil des années. Pour ne donner que trois exemples, en remontant le temps. En 2015, Joanne Otis, professeure à l’UQAM, a publié un article passionnant sur son expérience de recherche en lien avec la communauté (2). Elle y retrace du même coup l’histoire des collaborations entre organismes et chercheurs. En 1998, René Lavoie, l’ancien directeur de Séro-Zéro a pour sa part publié un article clé, dans l’ouvrage collectif Sortir de l’ombre, sur les relations complexes entre mouvement sida et mouvement gai au Québec (3). Enfin, en 1991, Ken Morrison — acteur de premier plan du militantisme sida à Montréal — avait publié un article très instructif sur les balbutiements de la prévention gaie au Québec (4). Reste que pour avoir accès à ces textes… il faut connaitre leur existence et les trouver !

Défis et limites d’une démarche socio-historique

Dans un premier temps, mon intérêt se porte sur la construction historique (et « écrite » : articles, brochures, campagnes) de la prévention dans la communauté gaie. Pour des raisons d’efficacité : le travail sur la PrEP est mon objet principal, et je n’ai pas le temps d’explorer en profondeur d’autres dimensions (activisme, histoire des organismes, etc.). Mais aussi pour des raisons de faisabilité : le certificat d’éthique qui encadre mon travail n’autorise pas des entrevues sur cette histoire.

Si la démarche scientifique dicte la marche, je souhaiterais sur ce site proposer de temps à autres de petites « vignettes », élaborées à partir de trouvailles : affiches, articles, campagnes, enquêtes, etc. à différentes époques. L’enjeu sera de les contextualiser le mieux possible. Et idéalement, de susciter des commentaires pour corriger ou compléter certaines informations.

Pour une histoire collaborative

Ouvrir un tel chantier soulève évidemment de nombreuses questions intellectuelles et politiques :

  • comment éviter la dépossession de l’expérience des premiers concernés, ceux et celles qui ont vécu cette histoire. Cela pose une exigence de transparence des démarches ;
  • mais aussi comment mener un travail collaboratif à plus long terme. La collaboration peut englober le partage de vécus et de documents, mais aussi le travail inter-disciplinaires avec des historiens, des géographes, des anthropologues.

Pour le moment, mes ambitions sont (très) modestes : collecter des informations sur l’histoire de la mobilisation des gais montréalais autour de la prévention du VIH. Mais on pourrait imaginer de déboucher sur un projet plus large, basés sur l’histoire orale, la photographie ou la vidéo. À suivre !


Références

(1) Namaste V. (2015), Oversight. Critical reflections on feminist research and politics, Toronto, Women’s press

(2) Otis J. (2015), « Parcours de recherches participatives avec la communauté gaie au Québec. Engagements et doutes », in Otis, Bernier, Lévy, La recherche communautaire VIH. Des savoirs engagés, Montréal, PUQ

(3) Lavoie R. (1998), « Deux solitudes : les organismes sida et la communauté gaie », in Demczuk, Remiggi, Sortir de l’ombre. Histoires des communautés lesbienne et gaie de Montréal, Montréal, VLB éditeur

(4) Morrison K. (1991), « Séro-Zéro : l’histoire des interventions en milieu gai montréalais de 1985 à nos jours sur la prévention de la transmission du VIH. Où va-t-on maintenant ? », in Pollak, Mendès-Leite, Van Dem Borghe, Homosexualités et sida, Lille, GKC