Eh non, désolé, il ne sera pas question ici de la situation économique en Europe, ni du formidable espoir que soulève le nouveau gouvernement Grec… Mais il s’agit bien, encore une fois, de prévention du sida ! Dix ans après sa publication, je voulais revenir sur l’article du sociologue Barry Adam « Constructing the neoliberal sexual actor: Responsibility and care of the self in the discourses of barebackers ». Paru en 2005, ce texte constitue un point de repère historique pour la compréhension du phénomène de bareback. Mais sa relecture est aussi une bonne occasion pour (re)discuter des usages du concept de « néolibéralisme » dans l’analyse de la prévention du VIH/sida.

Retour sur un article clé

« Constructing the neoliberal sexual actor » parait à l’été 2005 dans la revue Culture Health and Sexuality. Cet article est important à bien des égards. D’abord, parce que c’est l’un des premiers articles scientifiques qui s’attachent à appréhender le phénomène de bareback avec une perspective sociologique. Son apport est donc notable, face à la tentation, bien ancrée dans la santé publique nord-américaine, de rabattre l’analyse du bareback vers des compréhensions pathologisantes et/ou simplificatrices. D’autre part, à l’époque où l’enquête est menée par B. Adam et son équipe, les questions de prévention du VIH chez les gais sont moralement (très) sensibles. La critique du néolibéralisme qu’il amène ouvre alors des perspectives politiques et scientifiques à distance d’un moralisme spontané. Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, l’article est construit à partir des discours des hommes gais et bisexuels séropositifs qui ont des pratiques sexuelles sans préservatif.

Mais avant d’aller plus loin dans sa relecture, qui en est l’auteur ? Et sur quelle recherche s’appuie l’article ?

Barry Adam est professeur de sociologie à l’Université Windsor en Ontario, au Canada. Il mène des recherches sur l’épidémie de VIH/sida depuis près de trois décennies, tout en œuvrant activement au développement des études LGBT en Amérique du Nord. Intellectuel engagé, il a toujours eu à cœur d’envisager les retombées concrètes de ses recherches, comme en témoigne son implication dans des recherches communautaires.

L’article dont il est question est l’une des productions issues d’une recherche sur la gestion du risque VIH, menée à Toronto en 2002 et 2003. La recherche s’est appuyée sur des entretiens avec 102 gais et bisexuels. L’article est construit à partir des données d’un sous-échantillon de 25 hommes séropositifs ayant rapporté des pratiques sexuelles intentionnellement non protégées avec des partenaires occasionnels, et qui utilisent le terme de bareback pour qualifier ces pratiques.

Penser les moralités pratiques du risque

Il ne s’agit pas ici de faire un compte-rendu détaillé du contenu de l’article, je vous laisse aller consulter le texte original ! Je m’attacherai ici à faire ressortir quelques points saillants.

Premier constat : B. Adam bat en brèche une conception du bareback comme « transgression » ou « rébellion » vis-à-vis des normes de prévention. Loin d’être insouciants ou négligents, ces hommes séropositifs connaissent parfaitement les modalités de réduction du risque. Mais ce qui les caractérise, c’est une lecture individualiste de la responsabilité… pas si éloignée que ça, en réalité, des recommandations de santé publique. On retrouve notamment dans leurs propos l’appropriation pragmatique d’un message de prévention classique : « faute de preuve, considérez que tous vos partenaires sont séropositifs ». À la nuance près que, pour eux, cette présomption permet de justifier le sexe sans préservatif — la séroconcordance étant présupposée.

Le second constat découle du premier. Il déjoue également l’idée selon laquelle le bareback incarnerait l’affaiblissement morale de la communauté gaie. En fait, pour Adam, l’émergence de cette sous-culture est relativement logique dans les milieux urbains où vivent et se rencontrent beaucoup d’hommes séropositifs. Le contexte de forte prévalence du VIH, et le fait que plusieurs d’entre eux partagent une histoire et un traumatisme communs avec la maladie, créent les conditions d’émergence d’une communauté de désirs et de pratiques.

Cela étant, et d’après les extraits d’entretiens, les enquêtés ne rejettent en bloc pas les normes de prévention. Ils expriment plutôt la quête rationnelle de moments ou de situations (comme la séroconcordance) permettant de s’abstraire de ces normes ponctuellement ou durablement.

Le troisième et dernier constat concerne ce fameux « acteur néolibéral » de la prévention. B. Adam souligne à quel point la pensée néolibérale postule et cherche à produire un sujet rationnel, apte à contractualiser ses relations et ses choix dans un marché libre. Une telle lecture délaisse très largement la prise en compte des vulnérabilités, des dilemmes moraux et de la complexité constitutive des relations humaines. L’acteur rationnel constitue cependant le modèle des messages de la santé publique moderne. En cela, la façon dont les barebackers interviewés pensent la responsabilité préventive est relativement raisonnable dans un contexte de néolibéralisme triomphant — il serait d’ailleurs intéressant de voir ce que la crise économique a changé (ou pas).

Mais l’analyse d’Adam ouvre une autre piste, plus subtile et intéressante. En effet, la majorité des hommes interviewés soulignent aussi, indissociablement, leur attachement à des formes de « vivre ensemble » et de care (= le fait de prendre en compte et de prendre soin des autres). En fait, leurs conceptions de la responsabilité morale sont variables, selon les circonstances. Le défi, pour Barry Adam, c’est de savoir lequel de ces modèles concurrents — néolibéral, amoureux, communautaire, etc. — aura le plus de poids dans l’élaboration à venir des normes communautaires de prévention. Comme il le dit bien en conclusion de l’article :

Neoliberal discourse is not totalizing nor does it capture the subjectivity of these men in a fundamental way, but among some men it has become a modus vivendi, and a leading resource for organizing relations with other men (p.344)

De quoi « néolibéral » est-il le nom ?

L’article de Barry Adam est bien entendu à resituer dans un contexte social et historique. L’expérience de l’homosexualité au Canada, à Toronto, n’est pas transposable telle quelle à d’autres situations. Notamment parce que l’idée de communauté, d’individu et même l’idée de néolibéralisme n’ont pas nécessairement la même résonance ici qu’en Europe, par exemple. La réception du travail de Barry Adam est d’ailleurs restée très modeste en France, à l’exception notable de son invitation par Sidaction pour la journée « Sciences sociales, homosexualités et sida » en juin 2010 (voir la vidéo). On peut faire l’hypothèse que cette difficulté à traverser l’Atlantique (ou le lac Ontario) tient, en partie, à une confusion autour de la question du néolibéralisme.

Ces dernières années, un discours critique du « néolibéralisme » dans les milieux gais s’est développé. La démarche est souvent intéressante et salutaire, mais manque parfois de nuance… En France, on y retrouve notamment l’idée que les gais seraient — majoritairement — « passés à droite », c’est-à-dire qu’ils auraient à la fois cédé au conformisme en terme de mode de vie (le mariage) et en terme de classe sociale (embourgeoisement). En regard, l’accès au mariage pour les couples de même sexe, et la tolérance — toute relative — manifestée par les partis de droite et d’extrême-droite, signerait la normalisation définitive de l’homosexualité.

Ces lectures d’un « glissement à droite » spécifique des gais présentent plusieurs limites, notamment pointées ici et . D’abord parce qu’elles tendent bien souvent à mettre à l’index des individus ou des communautés, ce qui est une manière très libérale d’attribuer la « faute »… Mais surtout, elles conduisent souvent à occulter à quel point le vécu de l’homosexualité reste, très majoritairement, une expérience (individuelle) de l’oppression hétérosexiste et homophobe. Autrement dit, structurellement, l’acceptation ne remplace pas l’infériorisation, elles se conjuguent. Ce faisant, la critique du néolibéralisme tend à passer sous silence les coûts — psychiques, physiques et relationnels — des bricolages et des aménagements que la plupart des gais opèrent pour rendre leur vie vivable dans nos sociétés. Et pourtant les données d’enquête parlent d’elles-mêmes ou presque : les homosexuels sont concernés de manière disproportionnée par le mal-être, les idées suicidaires, la dépression ou les tentatives de suicide. Replacer ces éléments structurels amène à nuancer les analyses de la normalisation de l’homosexualité.

Le rapport à soi

La critique du néolibéralisme est-elle alors vaine dans le champ de la prévention du VIH ? Je ne le crois pas, et l’article de Barry Adam en apporte une illustration très intéressante. Toute sa démarche consiste en effet à questionner les effets idéologiques du néolibéralisme sur les discours de la responsabilité en prévention. En investiguant les « moralités pratiques », Adam s’attache à les analyser à l’intersection entre normes sociales et normes individuelles. Une telle approche permet 1) d’éviter de blâmer les individus, pour mieux s’intéresser aux logiques contextuelles du risque ; et 2) d’identifier la coexistence de plusieurs modèles concurrents au néolibéralisme : la solidarité communautaire, le care ou la quête d’intimité.

Il n’y a donc rien de définitif dans l’analyse de B. Adam, mais plus modestement l’identification de tendances évolutives. Et l’idée que le monde gai ne constitue pas, loin de là, un espace social homogène. Les dix ans écoulés montrent par ailleurs que ces évolutions n’ont rien de prévisibles.

Reprendre le fil d’une critique politique du néolibéralisme impose de décentrer nos regards des manifestations apparentes (et réelles) d’un embourgeoisement de certains gais. Comme le suggère Mathieu Belhasem dans l’excellent ouvrage La santé mentale, le néolibéralisme contribue de manière puissante à redéfinir la manière de penser notre propre intériorité. Et il la redéfinit autour d’un attirail normatif structuré par l’idée de « bonne » santé mentale. Avec tout ce que cela implique d’inadéquations, de fatigue et de souffrances lorsque l’on ne veut (ou ne peut) correspondre au modèle de l’individu qui se doit de « faire face » aux situations.

Mieux comprendre les transformations contemporaines du rapport de soi à soi, et du rapport aux autres, tels qu’ils se manifestent dans la prévention du VIH, c’est ce à quoi contribue l’article de Barry Adam, même à dix ans d’écart. Une entreprise poursuivie et enrichie par d’autres auteurs, David Halperin aux États-Unis, ou Kane Race en Australie, par exemple. Tisser les ramifications francophones de ces réflexions reste un chantier ouvert et passionnant !


L’illustration de cet article est extraite de Voyage aux Îles de la Désolation, une BD d’Emmanuel Lepage parue en 2011 !