Lundi 3 juin, le CRIPS Île-de-France organisait une après-midi de réflexion sur le thème « Genre, homosexualité et discriminations aujourd’hui, quelles implications pour la prévention auprès des jeunes ?« . [Maj : le compte rendu est ici]. Retour sur quelques points saillants de cette table-ronde.

le sexe à risque comme le sexe sans risque, ce ne sont pas seulement des comportements, ce sont fondamentalement des relations sociales (…). Si nos relations entre nous ne font plus l’objet d’un débat, alors que cela a été au coeur des luttes dans les années 1970, elles deviendront à nouveau l’occasion d’un faux semblant (…). On risque de mauvaises surprises à court terme si on transforme le safer-sex en langue de bois militante.

(Daniel Defert, 1990)

J’étais invité à intervenir dans le premier panel, présidé par C. Martet de Yagg, autour des liens entre reconnaissance sociale de l’homosexualité et prévention du VIH/sida à l’heure du mariage pour tou-te-s. La première intervention, élaborée par Nicolas Méthy, Annie Velter et Nathalie Bajos, a mis en perspective l’acceptation sociale de l’homosexualité dans les données des Enquêtes Presse Gay (EPG). Nicolas Méthy travaille en effet sur une analyse socio-historique de ces enquêtes sur la durée. Où l’on voit une progression continue de l’acceptation par les parents et l’entourage amical, malgré des disparités. Parallèlement, l’homosexualité tend de plus en plus à être considérée comme « une sexualité comme une autre » dans les enquêtes d’opinion et les enquêtes sur la sexualité des français-e-s, en particulier chez les plus jeunes.

Dans son intervention, Nicolas Méthy a mis en lumière un « paradoxe » : l’augmentation de l’acceptation déclarée par les gais s’accompagne d’une hausse significative de l’expérience de l’homophobie, sous la forme d’injure(s) et/ou d’agression(s). Les évènements des derniers mois ne viendront pas contredire ce constat : à l’heure où la loi sur le mariage et l’adoption est votée, l’homophobie sous toutes ses formes a rarement été aussi décomplexée en France. Plusieurs pistes de réponses issues de l’analyse des données : la plus grande visibilité de l’homosexualité dans la société — sa relative banalisation — donnent corps à des réactions de rejet ; mais d’un autre côté, le « seuil de l’intolérable » s’est abaissé, conduisant les gays à mieux déclarer les discriminations dont ils sont victimes. Il y a déjà 10 ans, C. Broqua et P.-O. de Busscher avait qualifié cette tension en terme de « normalisation paradoxale », dans leur article dans l’ouvrage de l’ANRS Homosexualités au temps du sida, (p.19-34).

L’intervention de Nicolas a donné lieu à plusieurs réactions dans la salle. Pour une participante travaillant dans un établissement scolaire, les données semblaient contradictoires avec son expérience quotidienne, où les insultes « pédé » et « enculé » font partie des incontournables. Ce qui la conduit à nuancer l’idée d’une meilleure acceptation parmi les jeunes. Une autre intervenante questionne ensuite la distribution sociale de l’homophobie : n’est-elle pas plus fréquente dans les classes populaires ? Une intervention que la tribune tempèrera en évoquant la composition sociologique des « manifs pour tous » : pas très « populaires », et pourtant très homophobes ! Toujours est-il que les analyses présentées par Nicolas sont en cours et que la structuration de classe des expériences d’homophobie sera bien évidemment explorée.

Reconnaissance sociale = prévention ?

Dans un second temps, mon intervention portait elle aussi sur un paradoxe apparent : comment comprendre la relative disjonction entre acceptation sociale de l’homosexualité et maintien des nouvelles infections à un niveau très élevé dans la communauté gaie ? Autrement dit, si la revendication d’égalité est indiscutablement une nécessité démocratique, c’est le lien « mécanique » entre reconnaissance de l’homosexualité et prévention que je souhaitais mettre en discussion. Précisons que mon intervention porte sur le contexte français. Un contexte dans lequel l’homosexualité n’est plus pénalisé depuis 1982.

Retour sur l’histoire

Cette démarche implique nécessairement un retour sur l’histoire. On peut dire que la question des droits humains, et plus généralement de la reconnaissance sociale de l’homosexualité, est au coeur de la lutte contre le sida depuis le début de l’épidémie. C’est d’abord une évidence pour les groupes touchés et mobilisés : la stigmatisation et les inégalités sociales sont le terreau de l’épidémie. Pour les communautés gaies, il apparaît très vite que l’homophobie sociétale est un facteur aggravant face au VIH.

  • D’abord en freinant la mise en œuvre de campagnes de prévention ciblées prenant en compte les réalités sociales et culturelles du monde homosexuel. La honte et la réprobation sociale des pratiques apparaissent très nettement comme des facteurs de risque.
  • Mais au niveau légal, l’absence de reconnaissance des relations entre personnes du même sexe crée aussi des situations terribles : lors du décès de l’un des partenaires, la famille – pas toujours très gay-friendly – avait tous les droits. Dont celui d’exclure le conjoint vivant…
  • Enfin, l’homophobie se manifeste aussi au niveau de la prise en charge des personnes séropositives dans le monde du soin. C’est d’ailleurs la lutte contre ces préjugés et ces exclusions qui motivent la création des premières associations, comme AIDES ou Arcat sida.

Au cours des années 1980, les associations trouvent des allié-e-s dans le monde de la santé publique et parfois dans le monde politique. Et progressivement, grâce au combat des militant-e-s, il est établi que la lutte contre le sida est indissociable de la lutte pour les droits humains, et en particulier pour la reconnaissance sociale de l’homosexualité. Un principe qui n’aura cependant pas toujours de débouché réel en matière de campagnes de prévention. C’est dans ce contexte qu’émerge, à partir des situations créées par le sida, la revendication d’un partenariat ouvert aux couples de même sexe. Dès le début, l’initiative est appuyée par les associations de lutte contre le sida, (notamment par le groupe juridique de AIDES, autour de D. Borrillo). On connaît la suite : le PaCS est voté en 1999 après quelques péripéties ; mais déjà, la logique compassionnelle qui a présidé à l’écriture du texte, a cédé la place à une nouvelle revendication : l’égalité des droits. Dès lors si le PaCS résout bien des situations (et aussi pour les couples hétéros !), il apparaît comme un « sous-mariage », une preuve supplémentaire que l’homosexualité n’est pas encore reconnue à l’égal des relations hétérosexuelles…

À partir des années 2000, le combat pour l’égalité des droits va être d’abord celui des associations LGBT, même si les acteurs de la lutte contre le sida ne sont pas en reste : on pense à l’implication d’Act Up, sur la durée. Mais toujours est-il que l’enjeu du sida reste largement « au placard » dans le mouvement LGBT — pour reprendre le slogan d’Act Up et de AIDES à la marche des fiertés 2008 ; il est en tout cas très largement absent des argumentaires politiques en faveur de l’égalité des droits. C’est dommage, non pas qu’il faille systématiquement associer homosexualité et sida, mais parce que le VIH fait partie du quotidien d’un nombre non négligeable de gais et de trans.

Une revendication politique à discuter ?

Pour en revenir à la question de départ, à ce paradoxe apparent : pourquoi l’amélioration de la situation collective et individuelle des gays dans la société ne s’est-elle pas accompagnée d’une baisse des contaminations, et même parfois au contraire ? Et alors, que faire ? Faut-il blâmer les individus ? Faudrait-il finalement dissocier l’enjeu politique de l’égalité et l’enjeu sanitaire ?

Questions un peu provocatrices, qui n’appelle évidemment pas des réponses simples…

Repartir de l’analyse des déterminants sociaux du risque

Pour penser une situation sanitaire, on prend en compte l’articulation des déterminants sociaux de la santé.

  • On pense aux facteurs structurels : le contexte légal des populations concernées, les discriminations qu’elles vivent, l’imbrication des rapports de domination, les inégalités pour l’accès au dépistage et aux soins…
  • À l’échelle des communautés, on peut analyser la structuration du groupe, les disparités sociales qui le traverse, les mécanismes d’exclusion intra-communautaires, l’organisation des réseaux de sociabilité et de solidarité, les cultures sexuelles, la prévalence et l’incidence, l’évolution des normes de sexualité, de conjugalité et de prévention…
  • Enfin, au plan individuel et inter-individuel, on peut s’intéresser aux perceptions du risque, aux effets de trajectoire, l’isolement, mais aussi au désir, au plaisir, au nombre de partenaires, aux pratiques, etc.

Autrement dit, la revendication d’égalité des droits et la reconnaissance du mariage pour tous agissent d’abord à l’échelle sociétale, structurelle, en changeant les représentations de l’homosexualité ; et aussi à l’échelle des relations, en ouvrant un nouveau droit pour les individus. Il s’agit évidemment d’un levier important pour améliorer la vie des gais et des lesbiennes… mais les déterminants de la santé, on le voit bien, sont multiples.

Il n’existe en fait pas de réponse simple aux questionnements sur les liens entre lutte pour l’égalité des droits et prévention du sida. On peut cependant réfléchir à des pistes permettant d’analyser dans le même mouvement les différents niveaux : le niveau politique, le niveau communautaire et le niveau individuel.

Inégalités sociales et rapports de pouvoir

Le premier point incontournable, c’est la situation de l’épidémie. Et chez les gais en particulier, la prévalence est très élevée (entre 15 et 18%), avec une proportion importante d’hommes qui ne savent pas encore qu’ils sont séropositifs. Dans un tel contexte, le risque d’acquérir ou de transmettre le VIH est disproportionné par rapport au reste de la société. C’est un facteur majeur pour expliquer la dynamique de l’épidémie.

Le second point concerne les rapports de pouvoirs. Car l’un des préalables pour penser la situation de santé des personnes LGBT, et qui va faire l’objet d’autres discussions dans cette table-ronde, c’est de ne pas considérer les communautés dont on parle comme des groupes homogènes.

  • Genre, race, classe, âge…

Comme le reste de la société, les personnes LGBT sont inscrites dans des rapports sociaux : de genre, de race, de classe… Autrement dit, le fait de partager des modes de vie, de fréquenter les mêmes lieux, n’est évidemment pas contradictoire avec la diversité sociologique. C’est parfois l’une des limites des discours de santé publique et des associations d’avoir eu tendance à considérer les réalités homosexuelles comme un ensemble cohérent / homogène.

  • Homophobie : violence symbolique et réelle

D’autre part, la persistance de l’homophobie, la lesbophobie et de la transphobie est une réalité indiscutable à l’échelle structurelle. Ces violences prennent des formes symboliques, plus ou moins subtiles : c’est le cas des discours qui commencent par « je ne suis pas homophobes, mais… ». On en a eu l’illustration ces derniers mois. Mais les violences restent aussi très concrètes et les agressions récentes sont là pour le confirmer. De manière structurelle, être gai, lesbienne ou trans, c’est toujours faire l’expérience de « l’injure », bien analysée par D. Éribon, du discrédit réel ou potentiel. On a parfois tendance à le minimiser, mais la perception de soi, de son bien-être, de santé sont conditionnées par l’acceptation sociale. Le taux de suicide toujours anormalement élevé des jeunes LGBT le prouve.

  • Dans les relations, au sein des communautés

Mais les rapports de pouvoir sont aussi à envisager au cœur des relations entre homosexuels et/ou au sein des communautés LGBT. Le monde gay, en particulier, reproduit aussi des exclusions, fondées sur l’âge, le genre, les normes de beauté physique, le statut sérologique, le handicap, et autre… Pour beaucoup, le rapport au milieu communautaire est ambivalent : c’est un espace de libération, d’épanouissement et un espace où se reproduisent des rapports de domination. Par ailleurs les violences et les rapports de pouvoir dans les relations affectives et sexuelles sont aussi une réalité qui influence le rapport à la santé et à la prévention. Au Québec, par exemple, la prise en charge des violences conjugales dans les couples/relations gais ou lesbiennes ouvre des pistes de réflexion et d’action encore trop peu explorées en France.

On le voit donc, penser les inégalités sociales de santé au sein même des mondes LGBT est une étape indispensable pour mieux comprendre les comportements préventifs et les évolutions de l’épidémie du VIH et des autres IST.

Les risques de la normalisation

Quelques réflexions pour ouvrir le débat !

La première piste concerne une vision un peu mécanique et réductrice des liens entre reconnaissance sociale et prévention du sida. Si l’égalité est une condition nécessaire à la prise en charge de la santé, elle comporte aussi des écueils. Par exemple, est-ce qu’on a pris suffisamment le temps  de réfléchir collectivement aux implications sociales d’une telle revendication ? Le mariage et ce qui va avec : la promesse de fidélité, avec toutes les conséquences qu’on lui connaît en terme de prévention : absence de dialogue, confiance aveugle dans l’autre comme idéal de relation… Avec la norme du couple à deux instituée par la loi, le mariage fige des réalités conjugales, alors qu’historiquement les mouvements LGBT ont innové et porté une critique de la famille traditionnelle. Bref, le mariage banalise l’homosexualité — et c’est très bien — mais restons attentifs au fait que cette institutionnalisation ne ferme pas les possibilités d’intervention préventive, en donnant l’illusion d’une protection absolue. Bref, gardons la porte grande ouverte pour les débats critiques sur les normes, homos ou hétéros !

Réajuster notre lecture du changement social

À l’heure où le mariage pour tout est une réalité, il est sans doute temps de réajuster notre lecture du changement social : prendre en compte les évolutions de la société, mais reconnaître le poids important de l’homophobie ; penser l’individualisation des trajectoires homosexuelles, sans oublier les rapports de pouvoirs qui façonnent les expériences de vie des personnes LGBT.

On pourra ainsi poser quelques balises pour éviter les matins qui « déchantent » et pour éviter que la banalisation de l’homosexualité ne s’accompagne d’une marginalisation de ceux et celles qui ne veulent ou ne peuvent rentrer dans les normes dominantes. Mais aussi pour éviter que la société ne se mette à blâmer les gais qui se contaminent aujourd’hui, sous prétexte que « rien ne le justifie plus ».

Comme le disait bien Daniel Defert, le fondateur de AIDES, en 1990 :

Si aujourd’hui je suis convaincu que l’organisation de la réponse à l’épidémie et de la solidarité est effectivement un instrument important de la reconnaissance individuelle et collective du fait homosexuel, je crois que les homosexuels ne peuvent pas réduire tous leurs enjeux à la bonne image de contrôleurs de l’épidémie, car si cette image redevenait un leurre, cela coûterait cher à la fois en vies et en réactions sociales.

Mais réajuster notre lecture du changement social, ça veut aussi dire s’intéresser aux transformations complexes des normes de relation et des modes de vie gais et lesbiens ou de la perception du risque VIH. Notamment pour les plus jeunes, pour qui la découverte de l’homosexualité à travers internet et les réseaux sociaux conditionne des stratégies de coming out diverses, mais aussi l’accès à l’information préventive !

 De l’égalité formelle à l’égalité réelle

Pour conclure, l’égalité formelle, par la loi, devra s’appuyer sur un mouvement en faveur de l’égalité réelle (selon la distinction opérée par les mouvements féministes), en terme d’accès aux soins et au dépistage dans des environnements « LGBT-friendly », par exemple. Mais elle implique aussi le développement d’une approche de la santé des personnes LGBT qui soit justement attentive aux rapports sociaux qui traversent ces communautés. Penser les droits humains isolément des oppressions structurelles ne permet pas d’envisager les conditions de la transformation sociale.