Elle enfile des perles. Ils écossent des petits pois. Elle tricote. Elles et ils sont nu-e-s. Comme le dit le slogan : « Pas de préservatif. Pas de sexe ». #Nosex, la nouvelle campagne grand public de AIDES a déjà fait coulé de l’encre et de la salive… Mais si je reviens ici sur quelques unes des critiques qui lui ont été adressées, c’est plutôt pour amener une question plus large : pourquoi prévention (du sida) rime toujours avec pénétration ?

La prévention du sida, si elle doit se réinventer, ne pourra pas faire l’économie d’un examen critique de ses propres évidences. La critique féministe pourrait nous être encore une fois bien utile !

Comment communiquer à l’heure de la prévention combinée ?

D’après ce que j’ai lu sur les réseaux sociaux, la campagne de AIDES pose pas mal de problèmes. Précisons tout de suite que mon échantillon n’est pas du tout représentatif, car il est composé de beaucoup de personnes militantes de (ou en proximité avec) la lutte contre le sida ! Les principales critiques ? Le message est perçu comme caricatural (capote ou abstinence) ; trop réducteur par rapport aux enjeux de prévention combinée ; ou trop injonctif. Quelques rares personnes y voit avant tout de l’humour. Bref, le message fait réagir (ce qui était le but, j’imagine).

Pour ma part, réflexion faite, je ne la trouve pas si mal cette campagne. D’abord parce qu’elle pose une affirmation qui ne va pas du tout de soi. À part dans le milieu gai, et dans certaines communautés très concernées par le VIH (travailleuses du sexe, migrant-e-s et/ou trans), l’usage du préservatif reste relativement marginal. Dans la population générale (hétéro), la capote est utilisée lors des premiers rapports avec un/une partenaire mais, très souvent, ça s’arrête là. Du coup, « Pas de préservatif, pas de sexe » est un slogan provocateur, parce qu’il rappelle que le préservatif n’a rien d’une évidence partagée.

Mais la campagne a aussi le mérite de s’attaquer à une question épineuse : comment communiquer sur le VIH à l’heure de la prévention dite « combinée ». Autrement dit, comment évoquer la multiplication des options préventives : dépistages, capotes, traitements comme prévention (Prep, Tasp, etc.), techniques de réduction des risques, etc. Car si l’on regarde de près #Nosex (le communiqué de presse et le site dédié), on notera que la prévention combinée est évoquée à plusieurs reprises. Ce qui éclaire, selon moi, l’intention des concepteurs : 1) rappeler le rôle central du préservatif et 2) donner l’information sur les autres options préventives.

Car prévenir c’est prescrire

On peut évidemment critiquer l’articulation des messages, la hiérarchisation explicite des outils et beaucoup d’autres aspects. Mais il n’y a pas de recette simple pour communiquer sur une réalité complexe, et reconnaissons que AIDES s’y essaie. À l’étranger d’autres exemples existent, comme cette vidéo de l’organisme ACON, cette campagne de AIDS Vancouver sur l’indétectabilité, ou ce clip américain sur la Prep. Évidemment, c’est plus difficile lorsqu’on s’adresse au grand public, souvent beaucoup moins informé des nouveaux développements dans le domaine des traitements et de la prévention.

Mais finalement, à la réflexion, ce qui me plait dans la campagne #Nosex, c’est qu’elle joue sur un registre agaçant et pourtant central : elle prescrit un message de prévention. Et c’est sa force : admettez qu’un point d’interrogation aurait rendu le message moins énervant !

Et pourtant, prévenir, c’est prescrire. Même avec les meilleurs intentions du monde, un message de prévention s’appuie sur une conception (implicite ou explicite) de ce que devrait être les relations sociales (sexuelles, amoureuses, responsables, etc.) dans un contexte d’épidémie. On pense par exemple à l’enjeu de la transparence entre partenaires, ou à l’idéal du plaisir partagé, qui sont sous-jacents dans beaucoup de campagnes. En fait, la prévention véhicule toujours des normes. Ce qui fâche (et ce qui marche) dans la campagne de AIDES, c’est que la norme est imposée sans nuance, mettant la logique préventive à nue. Rien que pour ça, je trouve le message intéressant.

Mais revenons à la pénétration.

Hiérarchies et occultations

Car une autre dimension se dégage de cette campagne, et elle est passée relativement inaperçue (un grand merci à Lydie de me l’avoir fait remarquer !). Ici, comme dans la grande majorité des discours autour de la prévention, « l’éléphant dans la pièce » c’est l’évidence de la pénétration (anale et/ou vaginale) : « Pas de préservatif, pas de sexe ».

Le constat n’est pas nouveau : les messages de prévention ont historiquement établis une hiérarchie des pratiques à risque, qui justifie une hiérarchie des messages, la pénétration sans capote figurant parmi les pratiques les plus risquées. En cela, les recommandations suivent une logique épidémiologique de bon sens apparent. Mais les discours de prévention, ce faisant, n’éclairent qu’une dimension partielle et partiale de la sexualité.

D’abord, parce que s’établit ainsi une distinction discutable entre les pénétrations (anales ou vaginales). Par exemple, dans les rapports ou les articles scientifique, le fait de mentionner « la pénétration anale » ne sert bien souvent qu’à parler des hommes gais cisgenres. Occultant de ce fait toutes les autres configurations du sexe anal (hétéros, gouines, bis, etc.). Dans un autre registre, on n’interroge que très rarement les hommes gais sur leurs pratiques de pénétration vaginale, jetant dans l’ombre les pratiques bisexuelles, mais aussi les réalités vécues par certains gars trans.

Ensuite, parce que la pénétration est sans aucun doute la pratique à risque pour le VIH la plus clairement identifiée comme telle. Quelques heures d’intervention de prévention (quel que soit le public) pourront vous en convaincre : c’est rarement à ce sujet que les gens viennent poser des questions. Par contre la fellation, pourtant moins risquée sur le papier, est un sujet d’inquiétude (et d’incertitudes) beaucoup plus évoqué !

Finalement, la prévention du VIH reconduit une définition relativement étroite de la sexualité, centrée sur la pénétration. On voit ici à quel point la définition médicale du risque VIH a contribué à modeler les discours de santé publique sur la sexualité… et combien une certaine vision de la sexualité s’impose en retour au monde médical. Mais tout cela n’était pourtant pas écrit d’avance : dans les années 1980, la crainte du sida et l’inventivité collective avait contribué à la promotion des pratiques non pénétratives (massages, masturbation, BDSM, etc.), à l’exemple des jack-off parties.

Le pouvoir est au bout du phallus ?

Plus récemment, le développement de la santé gaie, dans un mouvement plus global de promotion de la santé sexuelle, pouvait laisser espérer une approche plus inclusive de la diversité sexuelle. Les avancées biomédicales dans ce domaine ont bien vite contribué à refermer cette « fenêtre ». Car les recherches et les messages autour du traitement comme prévention (TasP, PrEP) mettent l’accent, d’abord et avant tout, sur la pénétration et ses risques associés.

On me répondra que les discours sur le VIH s’adaptent à une réalité « de masse » : pour beaucoup, la pénétration définit l’idée même de sexualité. Admettons. Mais cette vision permet-elle d’envisager la diversité des pratiques de plaisir ? Et surtout, permet-elle d’entendre la réalité des besoins préventifs ?

La focalisation « génitale » va tellement de soi qu’elle est souvent indiscutée. Gageons que la créativité sexuelle s’expérimente plus qu’elle ne se raconte. Mais la prévention du sida, si elle doit se réinventer, ne pourra pas faire l’économie d’un examen critique de ses propres évidences. La critique féministe pourrait nous être, encore une fois, bien utile ! Une réflexion à poursuivre, bien entendu.