On continue cette exploration critique du bareback, avec un troisième volet consacré… aux hétérosexuel-le-s ! La question du jour : les hétéros sont-ils des barebackers qui s’ignorent ? Esquisse de réponse dans les lignes qui suivent…

Dans les relations hétérosexuelles, l’absence de préservatif est — presque toujours — la norme. C’est justement pour cela que le terme bareback n’a jamais été pertinent pour qualifier ces pratiques.

Y a-t-il un bareback hétérosexuel ?

Autant ne pas faire durer le suspense inutilement, la réponse est : non ! Et pourtant, en France, dans les relations sexuelles entre hommes et femmes, l’absence de préservatif est la norme (à l’exception des premiers rapports qui sont d’après les enquêtes, souvent protégés). Mais c’est justement pour cela que le terme bareback n’a jamais été pertinent pour qualifier les pratiques chez les hétéros.

Je vais étayer ici mon argument en trois points :

  • C’est d’abord une question de contexte épidémiologique. On s’est assez vite rendu compte que le VIH était — au Nord — une épidémie « concentrée », c’est-à-dire présente de façon disproportionnée dans certaines populations. Parmi ces populations, les gais ont payé (et payent) un lourd tribut, avec une prévalence située entre 15% et 20%. Autrement dit, près d’un gai sur cinq vit avec le VIH, ce qui est énorme. L’éventualité de devenir séropo est une réalité avec laquelle de nombreux gais apprennent à vivre. Les risques du VIH sont donc beaucoup plus conscientisés… et la prévention massivement utilisée, quoi qu’on en dise ! Rien de tel dans la « population » hétéro. Sans nier la réalité des contaminations, l’épidémie n’a jamais eu une telle ampleur. D’où le fait d’ailleurs que la prévention dans les relations hétérosexuelles est beaucoup moins conscientisée que dans les relations entre hommes. Passés les premiers rapports sexuels, les gars et les filles laissent assez vite la capote de côté, parce que le risque du VIH n’est pas perçu — à tort ou à raison — comme très fort. Les hétéros ont d’autres enjeux de santé sexuelle, comme la contraception, pour ne citer que celui-là. Mais le VIH n’est pas une réalité massive dans la population hétérosexuelle blanche, comme elle l’est chez les gais.
  • C’est aussi une question politique. À travers le bareback, le rejet (ponctuel ou durable) de la capote traduit une prise de distance avec les injonctions morales associées à la prévention. L’épidémie a en effet constitué un moment clé de reconfiguration de l’identité gaie. Dans les années 1980, les mouvements sida et gais ont cherché à rendre l’homosexualité plus respectable et acceptable par la société, par exemple en revendiquant la reconnaissance de la conjugalité. Cette stratégie de normalisation a contribué à invisibiliser certaines réalités vécus par les gais : le sexe en public, le multipartenariat ou encore le sexe sans capote. L’émergence du bareback rend (aussi) compte de ces tensions morales et politiques. Rien d’étonnant alors que certains des barebackers revendiquent leur filiation avec les mouvements de libération homosexuelle des années 1970. Les choses sont très différentes pour la grande majorité des hétérosexuels cisgenres. Le sexe sans préservatif ne « libère » de rien, il traduit surtout une continuité historique et sociale !
  • C’est enfin une question culturelle. Comme on l’a vu dans un volet précédent, le bareback a d’abord été approprié par des gais séropositifs comme une position de résistance aux normes de prévention centrées sur le port du préservatif. Il s’agit, pour ceux qui s’en revendiquent, d’affirmer une sexualité sans contrainte, ou « naturelle ». Mais il s’agit aussi de remettre le sperme au cœur de la sexualité gaie. Le bareback apparait donc à certains gais comme une forme de réappropriation du plaisir sexuel, après près de 15 ans d’épidémie traumatisante. C’est notamment le cas pour les gais vivant avec le VIH, dont la sexualité a été occultée des discours de prévention durant les années noires de l’épidémie. Encore une fois, l’impact culturel et politique du VIH sur les subjectivités gaies est majeur. Cette spécificité dramatique permet de comprendre la virulence des débats publics autour du bareback, où des approches contradictoires de la prévention et de la responsabilité s’affrontent. Cela dit, en pratique les pratiques sans préservatif ne sont que rarement conscientisée comme des formes de « résistance » aux normes de santé publique ! Il s’agit bien souvent plutôt d’adaptations pragmatiques à des tensions inhérentes entre plaisir, souci de soi et de l’autre. C’est aussi pour cela que l’utilisation du terme bareback présente un intérêt limité pour décrire les comportements sexuels des gais.

Et les hétéros dans tout ça ? Aucun de tous ces constats ne devrait conduire à négliger une meilleure compréhension des enjeux de prévention VIH et de santé sexuelle pour eux et elles. Une démarche pour laquelle l’analyse féministe mériterait d’être mobilisée plus systématiquement, d’ailleurs.

Mais il y aurait aussi beaucoup à gagner à mettre en dialogue l’expérience de la sexualité chez les gais, les lesbiennes, les bis et les hétéros, cisgenres et trans. Par exemple, comment se construisent des rapports de confiance avec un/des partenaires ? Quels sont les habiletés des un-e-s et des autres à négocier des pratiques/de la prévention dans les relations affectives/sexuelles ? Qu’est-ce qui rend parfois le risque si désirable ? Et quelles sont nos (multiples) pratiques de plaisir ? (Liste non exhaustive !).

Bref, laissons le bareback de côté, et (ré)ouvrons collectivement des perspectives d’émancipation sexuelle !