Suite de cette série de quatre textes consacrés au bareback, à l’occasion des 20 ans (déjà !) de son appropriation pour parler de sexualité, de risque et de plaisir sans préservatif. Si dans le premier volet on s’interrogeait sur la définition du terme, il sera ici question de son « importation » !

Le bareback est-il une « importation » américaine ?

Oui et non. Effectivement, le terme a été popularisé aux États-Unis, et c’est avec la traduction d’un article de Michael Scarce dans le magazine Têtu, en juin 1999, que le bareback fait irruption dans les débats publics en France. Ce qui ne signifie pas, d’ailleurs, qu’il n’était pas discuté auparavant, dans les cercles militants sida.

Dès lors, le bareback va connaitre une carrière spécifique en France. La spécificité ne tient pas tellement à l’épidémiologie du VIH, ni à l’ampleur de la diffusion du phénomène. Comme ailleurs dans le monde occidental, le bareback reste en France une identité qui n’est endossée que par très peu de gais. Cette carrière singulière tient plutôt au fait que le phénomène devient rapidement un enjeu de controverses publiques majeures dans le domaine de la prévention du VIH/sida.

Sans rentrer dans le détail, l’opposition publique entre Act Up-Paris/Didier Lestrade d’un côté, et Guillaume Dustan et Érik Rémès de l’autre, à la fin des années 1990 est constitutive des débats français (en fait, surtout parisiens) sur le sujet. Beaucoup a été dit et écrit sur tout cela, et je vous renvoie à la fin du texte pour des références détaillées. Retenons, comme l’a bien montré Christophe Broqua dans son ouvrage sur Act Up (cf bibliographie), que l’opposition se cristallise entre deux manières de se vivre comme homosexuel séropositif. Lestrade, Dustan et Rémès se « ressemble » sociologiquement : ils sont gais, séropositifs, actifs dans la communauté gaie parisienne, et on connu la crise du sida des années 1980/1990. Mais ils n’ont pas du tout le même avis sur la prévention du VIH. Pour le dire vite, si le premier met en avant une nécessaire exemplarité préventive, les deux autres défendent leur liberté sexuelle en s’opposant si nécessaire aux normes de prévention.

Par la suite, les débats sur le bareback connaissent de nombreux rebondissements, alimentant durablement des polémiques inter-associatives notamment entre Act Up, AIDES, le Syndicat National des Entreprises Gays (SNEG) et/ou Warning. Act Up-Paris — relayée par le magazine Têtu — joue un rôle clé d’entrepreneur de cause autour du bareback, en participant à l’inscrire à l’agenda des débats sur la prévention au début des années 2000. L’association reproche (notamment) à AIDES et au SNEG de ne pas suffisamment lutter contre le phénomène, voire de faire preuve de complaisance sur le sujet. Pour ces dernières, le terme bareback ne fait pas consensus, et surtout, il apparait impropre à décrire la réalité des prises de risque chez les gais. C’est d’ailleurs pourquoi AIDES s’abstiendra (presque toujours) de reprendre le mot dans sa communication publique.

D’autres polémiques ont par la suite opposé Act Up et The Warning, au sujet de la santé gaie, ou des ateliers GayNok (qui regroupaient explicitement des barebackers) soutenu par Warning.

Autrement dit, alors que les controverses aux États-Unis appartiennent depuis longtemps au passé, en France, on continue à débattre publiquement du bareback jusqu’à la fin des années 2000. C’est en ce sens qu’on peut dire que le bareback, terme importé, a connu une carrière particulière en France.

Mais pourquoi tant de débats ? Comme j’ai essayé de le démontrer dans mes recherches, la référence au bareback est assez vite devenu un instrument de régulation et de contrôle de la sexualité gaie. À travers la dénonciation du phénomène, se dessine — souvent en creux — les contours d’une communauté morale, où l’utilisation de la capote symboliserait le souci de soi et des autres. À l’inverse, les barebackers ont souvent été présentés comme des jouisseurs individualistes et/ou criminels.

Le bareback apparait donc comme un révélateur des conceptions conflictuelles de ce que sont (ou devraient être) des normes collectives de prévention face à une épidémie comme le VIH. Ce faisant, les polémiques rendent explicites des désaccords sur les valeurs partagées au sein de la « communauté gaie »… dans un contexte d’universalisme républicain à la française. Ce qui en fait, je trouve, un objet sociologique passionnant.

Mais l’irruption du bareback a aussi traduit les évolutions historiques de la prévention du VIH. Disons qu’il a permis que s’exprime — pour le meilleur et pour le pire — l’insatisfaction d’un certain nombre de gais, séropositifs ou non, face à des normes de prévention perçue comme limitantes ou inadaptées.

Au Québec, je manque de données (et de recul) pour évaluer comment le bareback s’est diffusé, notamment dans le débats publics sur la prévention. Les travaux de Patrick Charette-Dionne apportent (notamment) des éclairages sur le sujet ! Soulignons qu’ici, le bareback a été explicitement l’objet d’un document de prévention, ce qui n’a jamais été le cas en France.


Pour aller plus loin :

Broqua C., Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida, Presses de Sciences Po, 2006

Girard G., Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention, Presses Universitaires de Rennes, 2013

Lançon P., Recherche Dustan perdu, Libération, 19 juin 2013

Lestrade D., The End, Éditions Denoel, 2004

Le Talec JY, Bareback et construction sociale du risque lié au VIH chez les hommes gay, in Bozon M. et Doré V., Sexualité, relations et prévention chez les homosexuels masculins. Un nouveau rapport au risque, Éditions ANRS, 2007

Rojas Castro D., Girard G., “Barebacking in France: from controversy to community ownership?”, Sexualities, 18(1-2), 2015

Enfin, je recommande vivement le dossier spécial « bareback » de la revue Sexualities, qui propose des analyses du phénomène dans 3 contextes nationaux différents : France, Grande-Bretagne, USA.