Voilà une question qui, en France, suscite toujours des réactions enflammées ! Pourtant, qu’on s’y oppose ou qu’on s’en revendique, la « communauté » est très présente dans l’histoire et les débats du mouvement gay et dans la réflexion pour penser la prévention du VIH.

Issu d’une présentation lors de la conférence de la Société française de lutte contre le sida (SFLS), ce texte a été publié dans Remaides 98 ! Merci à l’équipe de la revue (et de Séronet) pour leur invitation à en faire un article.

Une idée importée ?

Etymologiquement, le mot communauté (de « Cum » et « munus » en latin) désigne « ce qui est commun à plusieurs personnes » : un même lieu de vie, une même langue, des valeurs ou encore des intérêts convergents. Mais le partage d’une même identité sexuelle suffit-il à se trouver des points communs ? Retour sur une notion controversée.

Pour ses détracteurs, la notion de communauté se résume à une importation culturelle anglo-saxonne, peu adaptée aux réalités des modes de vie homo et bisexuel en France. Fondée sur un modèle universaliste républicain, la citoyenneté française s’accommoderait mal avec les appartenances identitaires. En Amérique du Nord, la revendication communautaire va en effet beaucoup plus de soi. A New York, San Francisco ou Montréal, la « communauté » désigne à la fois des quartiers urbains, des modes de vie et des identités sociales. Notons au passage qu’au Canada ou aux Etats-Unis, on prend souvent soin de parler de communautéS au pluriel, pour prendre en compte leur hétérogénéité.

En France, l’idée de communauté est, historiquement, plus problématique. Dans les années 1970, lorsqu’un milieu gai se structure (bars, sex-clubs, boites de nuit) de nombreux militants de la libération homosexuelle dénonçaient la création d’un « ghetto » commercial. Cette critique favorisait des initiatives alternatives, comme la création d’une presse gaie et lesbienne (Gai Pied, Lesbia Magazine en sont des exemples), mais aussi d’un tissu d’associations de convivialité, sportives ou culturelles. Sans nécessairement en prendre le nom, un réseau communautaire s’est alors développé en France, comme l’a bien montré le chercheur Massimo Prearo (1).

L’irruption du VIH/sida change la donne. La notion de communauté a en effet été en grande partie popularisée à travers les combats militants contre l’épidémie dans les années 1980 et 1990. Le sentiment d’appartenance se définit alors avant tout face à un ennemi commun, et face à l’expérience collective de la maladie et des deuils. La nécessité de se regrouper est redoublée par le retour de bâton moraliste et homophobe suscité par le VIH/sida. La frilosité des pouvoirs publics en matière de prévention et de prise en charge en est la preuve, dans les premières années de l’épidémie.

Des communautés de lutte

Dans le champ associatif sida, Act Up et AIDES incarnent, chacune à leur manière, cette mobilisation communautaire. Act Up est le porte-voix des communautés minoritaires, frappées de plein fouet par l’épidémie et les discriminations : les gays, les « toxicos », les personne trans, les travailleuses du sexe, etc. Du côté de AIDES, association plus « généraliste », on revendique une approche « « communautaire », une stratégie qui vise à mobiliser des personnes opprimées ou stigmatisées autour de leurs choix de santé. Ces deux perspectives contribuent à démocratiser la notion de communauté dans le monde de la santé publique : la « santé communautaire » a aujourd’hui acquis une légitimité indiscutable et a fait ses preuves en termes d’intervention et d’impact dans la lutte contre les contaminations.

Mais au-delà des associations, les liens qui se tissaient face à la mort et au sida constituent des communautés d’expériences et de solidarités. Cela se traduit par des actes quotidiens et souvent invisibles : accompagner des amis et des amants malades ; épauler lors des deuils, nombreux ; transmettre des connaissances sur la prévention ou tout simplement s’entraider. Prendre soin de soi et des autres devient partie prenante de la culture gaie.

Les débats sur la notion de communauté ont pris une nouvelle tournure, à la fin des années 1990. Au plan médical, l’arrivée des trithérapies, en 1996, a transformé en profondeur l’expérience du vivre avec le VIH. Au plan sociétal, le vote de la loi sur le Pacte Civil de solidarité (PaCS), en 1999, a signé une (relative) reconnaissance sociale de l’homosexualité. Cette « double normalisation »(2) soulève des questions stratégiques importantes : comment, et contre quoi, faut-il encore se mobiliser ? Mais surtout, ces évolutions font redouter la montée en puissance d’attitudes plus individualistes parmi les gays.

Barebacking et individualisme

La question de l’individualisme au sein du milieu gai est au cœur des controverses autour de la prévention du VIH. A la fin des années 1990, quelques gays vivant avec le VIH revendiquent le choix de ne plus systématiquement utiliser de préservatif : le barebacking va faire couler beaucoup d’encre (et de salive). Doit-on y voir l’avènement d’un individualisme radical et hédoniste parmi les gays ? Ou peut-on, au contraire, y lire une volonté de rencontrer des partenaires sexuels moins angoissés par le VIH ?

La réponse est, comme souvent, plus nuancée. Pour certains séropositifs, le recours à des sites de rencontre étiquetés « bareback » – et fréquentés en majorité par d’autres séropositifs – est ainsi une manière de se protéger de la sérophobie vécue sur la plupart des sites gays. Plus généralement, le terme barebacking apparaît impropre à définir la diversité des stratégies de réduction des risques mises en œuvre par les gays, avec ou sans le préservatif. Ces débats illustrent des tensions plus profondes autour de l’évolution de la place du VIH/sida dans le monde gay. Dans l’après 1996, les mouvements militants LGBT déplacent progressivement leurs revendications vers les enjeux de reconnaissance juridique et sociale. L’ouverture du mariage aux couples de même sexe est l’une des revendications phares des années 2000. Au risque de remettre le VIH/sida « au placard », comme le dénonçaient Act Up et AIDES à la marche des fiertés en 2008.

Mais les débats autour du barebacking traduisent aussi une recomposition profonde du paysage de la prévention. La norme de l’utilisation systématique de la capote ne correspond plus nécessairement à tous les gays, en tout cas pas à tous les moments de leur vie sexuelle. Et c’est sans doute là que réside le principal paradoxe de la situation actuelle.

Communauté « à la carte » ?

Autour de la prévention chez les gays, y a-t-il encore une communauté à mobiliser ? La question peut se poser, à l’heure de la prévention dite « diversifiée ». Comme dans beaucoup d’autres domaines de la vie courante, on envisage aujourd’hui une prévention « à la carte », selon les besoins et les réalités des individus. La diversification des outils de prévention est plutôt une bonne nouvelle : la palette des choix est plus vaste et plus adaptée.

Mais, malgré le développement de réponses médicales et comportementales de plus en plus individualisées (la non transmission grâce aux traitements efficaces et la charge virale indétectable avec le TaSP ou la PrEP, par exemple), la prévention reste une affaire collective. D’abord parce que la sexualité implique très souvent deux (ou plusieurs) personnes : prévenir les risques est donc toujours un enjeu relationnel de négociations, de dévoilements ou de silences. Pour se protéger, on continue de faire avec les autres et avec la responsabilité partagée des pratiques de prévention.

Ensuite, parce que le VIH/sida continue d’affecter les gays de façon disproportionnée, comme groupe social. Au sein du milieu gay, plusieurs générations cohabitent : ceux qui ont connu l’avant sida, qui ont perdu la plupart de leurs amis ; ceux qui ont grandi avec le VIH comme épée de Damoclès de leur sexualité, ou ceux qui ont développé leurs vies gay après les trithérapies. Ces communautés d’expériences permettent de mieux comprendre comment les uns et les autres appréhendent le VIH et la prévention.

Enfin, la prévention du VIH reste une affaire collective parce que la nécessité de lutter n’a pas vraiment disparu. Les formes d’engagement ont changé, notamment avec internet et les réseaux sociaux. Mais les motifs d’indignation demeurent. En témoignent les mobilisations internationales autour de la PrEP, qui ont vu des milliers de gays séronégatifs s’organiser en France, en Australie, en Angleterre ou aux Etats-Unis pour obtenir l’accès à ce nouvel outil. A l’inverse, la défiance vis-à-vis de la PrEP soude aussi des liens parmi des gays critiques ou hostiles à la médicalisation de la sexualité.

La prévention, entre individu et communauté

Depuis près de vingt ans, la normalisation de l’homosexualité et la banalisation du VIH mettent à l’épreuve la notion de communauté gay. À l’heure du néolibéralisme, et comme partout dans la société, la quête de l’épanouissement individuel et la concurrence exacerbée façonnent les individualités des gays. Ces évolutions sociales et culturelles soulèvent de nombreux défis pour la prévention du VIH. Développer des messages et des actions à l’échelle communautaire demeure une priorité, au regard des données épidémiologiques. Cette communauté objectivée par les données de prévalence et d’incidence est un point de départ. Ces dernières années, la nécessité de mieux prendre en compte la diversité des populations visées (en termes d’âge, de genre, de modes de rencontre, de contexte de vie, etc.) a commencé à être mieux intégrée dans les campagnes de santé publique. La reconnaissance de ces sous-communautés est un levier indispensable pour mieux saisir les inégalités sociales de santé présentes parmi les gays.

Reste à envisager une dimension plus subjective, mais incontournable : la manière dont le sentiment d’appartenance (ou non) à une/des communautés façonne la perception du risque pour soi et pour les autres. Mieux comprendre les dynamiques d’inclusion et d’exclusion, de solidarité et d’isolement, permettra de saisir plus finement les logiques de la prévention. Trente ans après le début du sida, le défi reste intact.


(1) Prearo, Massimo (2014), Le moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France, Presses de l’Université de Lyon

(2) Broqua Christophe et De Busscher Pierre-Olivier (2003), « La crise de la normalisation : expériences et conditions sociales de l’homosexualité en France », in Broqua C. et al. (Dir.), Homosexualités au temps du sida. Tensions sociales et identitaires, Éditions ANRS