Voici le texte d’une entrevue à laquelle j’ai répondu pour le journal français TÊTU. Merci à Jérémy Patinier, le journaliste avec qui j’ai échangé ! Le chapeau introductif ci-dessous est celui du journal.

Avec la PrEP, le droit au mariage entre les personnes de même sexe, l’homoérotisme partout, est ce que l’image de la sexualité gay s’est elle normalisée, assagie, embourgeoisée ? Ou des phénomènes viennent-ils contredire cela ? (La multiplication des partouzes, du chemsex, de la visibilisation de pratiques comme le SM, le dog-training…)… Nous avons demandé à Gabriel Girard, sociologue français basé à Montréal, de revenir sur l’histoire de l’imaginaire sexuel des gays, son évolution et son état.

TÊTU | Comment caractériser la période actuelle concernant la sexualité des gays ?

Gabriel Girard : La période actuelle est difficile à caractériser d’un bloc. On a sous les yeux des tendances assez contradictoires : on observe à la fois une forme de banalisation de l’homosexualité dans la société, si l’on compare à ce qui se passait il y a tout juste 20 ans. Cela concorde avec l’aspiration à la normalité d’un certain nombre de gays et de lesbiennes : être en couple stable, fonder une famille, avoir des enfants, etc. (Et où est le mal, en fait ?). Et dans le même temps – on l’a vu avec les manifestations anti-Mariage pour tou-te-s – l’homophobie a encore de beaux restes… La société française est, à cet égard, prise dans des tensions importantes entre la reconnaissance de la diversité de sa population (ça vaut aussi pour les questions de racisme), et la peur qu’ont un certain nombre de gens (mâles, hétéros, blancs, pour résumer) d’y perdre du pouvoir et de la légitimité. Visiblement, ces tensions se jouent à une échelle globale… Avec la spécificité française de l’universalisme républicain qui tend à écraser la pluralité des appartenances communautaires et des expressions identitaires.

Les désaccords sur la manière de vivre son homosexualité (« normalisée » versus « transgressive ») ne datent pas d’hier. Dès les années 1960 et 1970, cohabitaient des mouvements très assimilationnistes comme Arcadie, et des mouvements radicaux comme le FHAR, les GLH, etc. Tout ça pour dire que ces lignes de fracture existent et continueront d’exister, parmi les gays et les lesbiennes, sur le statut de l’homosexualité dans la société. Dans ce cadre là, le maintien et la vitalité de cultures sexuelles et d’expressions de soi « transgressives » ne me paraissent pas surprenantes. La banalisation de l’homosexualité dont je parlais précédemment s’accompagne aussi d’une individualisation croissante des façons d’être soi. De nouvelles normes se forgent, plus ou moins calquées sur un modèle hétérocentré. Mais des sociabilités alternatives à ces normes se développent notamment parmi les gays. En fait, il me semble qu’on gagnerait souvent à s’intéresser aux différents phénomènes dont vous parlez (chemsex, partouzes, sexualité hard, etc.) non comme uniquement des problèmes (de santé publique, de moralité, etc.), mais aussi comme des aspirations et des expérimentations d’autres manières de faire communauté. Je ne minimise pas les enjeux importants et les risques, en particulier pour le chemsex. Mais finalement, en suspendant le jugement normatif sur ces pratiques on pourrait essayer d’entendre, dans ce que nous disent ces hommes, en quoi ces pratiques répondent à un besoin non comblé par ailleurs de sociabilité, d’intimité et de solidarité minoritaire. 

Est ce que l’on peut dire que le VIH a été ce qui a impacté le plus la sexualité des gays dans l’histoire contemporaine ?

C’est difficile d’isoler un seul facteur si l’on veut comprendre les grandes évolutions des modes de vie gays contemporains. L’épidémie de VIH/sida a évidemment joué un rôle majeur dans la réorganisation de la sexualité entre hommes au cours des 35 dernières années. Mais on ne peut pas dissocier le VIH des combats majeurs qui l’ont précédé et accompagné : la sortie du placard collective et la remise en cause de la société hétéronormée dans les années 1970, l’organisation de réseaux militants, les batailles contre les LGBT-phobies, la lutte pour l’égalité des droits, etc.

Cependant, il est certain que le VIH a profondément transformé la sexualité des gays. Pour la simple raison que la transmission du virus met directement en jeu certains des fondements de l’identité gay : la sexualité, le plaisir, la confiance et les différentes formes d’affection entre hommes. Face à la maladie, les communautés gays ont d’ailleurs immédiatement fait preuve de créativité, de solidarité et de résistance. On a tendance à l’oublier, mais les revendications de reconnaissance des couples de même sexe sont directement issues des « mouvements sida ». De la même manière, le militantisme LGBTQI (ndlr : lesbien gay bi trans queer intersexe) actuel doit beaucoup, dans ses mots d’ordre, ses modes d’action, aux activistes d’Act Up-Paris.

Le VIH a donc eu une grand influence sur la sexualité des gays (au sens large, incluant les dimensions sociales et culturelles de la sexualité) : la prévention, le souci de soi et des autres, les combats pour les droits… mais aussi les financements associatifs ! Cette influence n’est pas toujours évidente au premier regard, mais la lutte contre l’épidémie a largement forgé nos manières de penser, d’agir et de jouir.

Est ce que le VIH a encore une grande place dans l’imaginaire sexuel des gays ?

C’est une question importante. À chacun des entretiens que je mène sur les questions de santé sexuelle avec des gays, le VIH ressort immédiatement. Il n’est pas difficile pour les gens de se remémorer la première fois qu’ils ont entendu parler du virus, leur recours à la prévention lors des premiers rapports sexuels, ou leur premier test de dépistage. À ce titre, la prévention du VIH continue de structurer très fortement l’imaginaire sexuel des gays. Que ce soit pour revendiquer des pratiques safe ou à moindre risque, ou que ce soit pour s’en affranchir, les recommandations de prévention sont bien connues par les gays. Et leurs limites aussi : « Y a-t-il un risque pour la fellation ? » est sans doute la question la plus courante, encore aujourd’hui.

Dans un autre registre de l’imaginaire sexuel, la pornographie, le VIH est aussi bien présent. On pourrait penser l’inverse, car le succès du porno « bareback » semble contredire cette affirmation. Pourtant, dans les vidéos montrant du sexe bareback, la prévention est présente implicitement : c’est (notamment) l’absence de préservatif qui fait l’intérêt des images pour ceux qui les regardent. En ce sens, la pornographie bareback n’est pas l’envers de la prévention, elle fonctionne justement sur la transgression d’une norme déjà connue et incorporée.

Et puis pour finir sur un enjeu actuel, la PrEP, les mobilisations et les appropriations qui entourent cet outil de prévention, participent d’un imaginaire sexuel construit au regard du VIH. La PrEP permet justement d’expérimenter une sexualité sans capote, à moindre risque, et plus épanouie, aux dires de beaucoup d’utilisateurs. Mais cette expérimentation est permise par l’utilisation de médicaments anti-VIH. On verra dans 10 ou 15 ans si la normalisation de la PrEP produit de nouveaux imaginaires sexuels, mais pour le moment, la sexualité à l’ère du traitement comme prévention s’inscrit encore massivement comme une préoccupation de santé individuelle et collective.

Est ce que l’on peut observer un lien entre le rapport à l’obtention de certains droits et à la place du VIH dans nos communautés ?

Oui, comme je le soulignais précédemment, le VIH a servi de levier puissant à certaines revendications politiques et à la reconnaissance sociale de l’homosexualité. En mettant en lumière sur une réalité sanitaire dramatique liée à l’épidémie, les militants ont pu trouver des alliances plus larges dans la société. On peut cependant se demander « à quel prix » ? La prévention a construit la figure d’un citoyen homosexuel exemplaire, rationnel et responsable. Or, il existe nécessairement un écart entre cette représentation et la réalité. Autrement dit, le risque avec la sanitarisation des combats sociaux, c’est qu’on élabore des normes de ce qu’est être un « gay responsable », excluant ainsi la diversité des expériences de l’homosexualité et de la prévention. Dans les premiers débats autour de l’égalité des droits, au début des années 2000, certains membres de la communauté craignaient par exemple que le bareback en donnant une mauvaise image des homosexuels, ne soit utilisé contre les revendications gays. Dans un autre registre, beaucoup de gays sont aujourd’hui embarrassés lorsqu’on parle du VIH dans nos communautés, car ils craignent la stigmatisation. La réalité épidémiologique est malheureusement implacable : les gais représentent près de 40% des nouveaux diagnostics, ce qui souligne que l’épidémie est toujours très active. L’enjeu central n’est pas celui d’une « irresponsabilité » des gays, mais bien plutôt d’une injustice : avec une telle incidence et une prévalence très élevée, les risques de transmission du VIH sont disproportionnés, malgré des comportements de prévention plus importants que dans la population générale.