Il y a quelques semaines se tenait à Montréal la conférence Au-delà de l’échec. Près d’une trentaine de personnes, chercheur-e-s, militant-e-s et/ou salarié-e-s dans le domaine du VIH/sida se sont retrouvé-e-s pendant deux jours pour débattre et élaborer ensemble.

Le format, assez innovant pour une initiative universitaire, a créé les conditions idéales pour la rencontre. Des plénières alternaient avec des ateliers de travail (et des temps de pauses), avec un objectif de produire une synthèse par groupe pour la plénière finale. Nous étions rassemblé-e-s par grandes thématiques (risque, prévention, communauté, politiques publiques) et dans chaque groupe, les participant-e-s avaient été invités à lire les textes des autres avant de venir. De ce fait, on « sautait » l’étape de la présentation individuelle des papiers, pour se concentrer directement sur les points de convergences/de divergences, les débats et les recommandations éventuelles. Autre point notable, le bilinguisme anglais/français a (plutôt) bien fonctionné sous la forme d’une autogestion de la traduction, lorsqu’elle était nécessaire. Revenir sur l’ensemble de la conférence nécessiterait plusieurs articles, je vais donc me concentrer ici sur la plénière d’ouverture, durant laquelle Tim McCaskell, activiste canadien « historique » des combats LGBT et de la lutte contre le sida, est intervenu.

Cette plénière d’ouverture a été l’un des moments forts de la conférence. Cela tient évidemment à la personnalité et au parcours militant de Tim, qui est l’un des fondateurs d’AIDS Action Now, à Toronto. Mais aussi à la justesse de sa réflexion critique sur les mouvements de lutte contre le sida, en lien avec la thématique de l’échec. À partir de mes notes, je vais essayer d’en rendre quelques éléments.

Au-delà de l’échec ?

Pourquoi parler d’échec ? N’est-ce pas un thème trop déprimant ? Deux points, pour commencer, sur cette notion. D’abord, elle est indissociable de celle de succès, un couple interdépendant, puisqu’on évalue l’une à l’aune des attentes placées autour de l’autre. Mais l’échec est également très subjectif : il dépend du but qu’on se fixe au départ. Pour l’illustrer, Tim McCaskell a pris l’exemple de la conférence mondiale sur le sida, à Montréal, en 1989. C’est là que les activistes ont, pour la première fois, pris — littéralement — le devant de la scène lors d’une conférence médicale (c’est aussi là que Daniel Defert a prononcé son fameux discours sur le malade « réformateur social », mais c’est une autre histoire !). À leur retour à Toronto, les activistes étaient euphoriques : leurs actions, menées en lien avec des militant-e-s d’autres pays, avaient été couronnées de succès et la parole des premièr-e-s concerné-e-s avaient  enfin été entendue dans cette arène. Cependant, lors de la réunion de bilan, une voix, au fond de la salle, s’est faite entendre : « et concernant les traitements, il y a du nouveau ? ». Un long silence a suivi. Car il n’y avait rien de nouveau de ce côté là. Pour Tim, cette anecdote illustre à elle seule la relativité du « succès »…

Tout dépend en fait des objectifs que l’on se donne. À une échelle socio-politique, par exemple, si l’on considère le VIH/sida comme un thermomètre des inégalités sociales de santé, la question se pose : faut-il casser l’outil… ou changer la société inégalitaire ? Un cadrage de la réflexion qui nous invite à un regard critique quant aux objectifs à partir desquels le monde du sida cherche à évaluer ses réussites (et, moins souvent, ses échecs) ?

  • En finir avec le sida ?
  • Réduire le nombre de nouvelles infections ?
  • Réduire la mortalité ?

À court ou moyen terme, on voit bien que ces objectifs comportent des points aveugles, et sous-entendent des critères (de réussite ou d’échec) discutables sur le plan politique. D’autant plus qu’ils font la part belle à une biomédicalisation de la lutte contre le VIH/sida souvent trop peu attentive aux contextes sociaux et culturels.

Pour Tim, l’épidémie de sida est hantée par l’échec. Dans une vision néo-libérale, la rhétorique de l’échec (dans la prévention ou dans l’observance des traitements) est à la fois un outil de jugement, de discipline et de punition. Alors que signifie aller « au-delà de l’échec » ? Le contourner ? Le dépasser ? Il existe en pratique différentes manière de l’éviter : la dissimulation, l’évitement, la gestion… Mais l’échec n’est-il pas aussi, parfois, une forme ultime de résistance ?

Les services de lutte contre le sida face à l’institutionnalisation

Tim MsCaskell s’est ensuite interrogé sur la question de l’échec dans les groupes communautaires et les services de prise en charge du VIH. Il a souligné le fait qu’aujourd’hui, les critères d’évaluation des programmes sont d’abord dictés par la bureaucratie étatique et/ou par le marché. Dans cadre, l’analyse est principalement quantitative. Et, comme un cercle vicieux, la capacité à s’auto-évaluer selon ces critères… devient l’une des conditions du financement. Une évolution qui implique par ailleurs de définir des « communautés », non plus comme des sites de résistance et de mobilisation, mais comme des cibles de santé publique.

À Toronto, comme dans beaucoup de grandes villes occidentales, on a pu observer un même processus dynamique d’institutionnalisation des organismes communautaires de lutte contre le sida, à mesure que les pouvoirs publics assuraient leur croissance — et le financement qui va avec. Avec une contrepartie importante : la professionnalisation des réponses et la prolifération des services ciblés (pour les gais, les femmes, les usagers de drogues, les migrants…). Progressivement, une distance s’est créée entre les salarié-e-s de la lutte contre le sida et les usagèr-e-s des services (les termes « services », « usager » ou « client » en disent d’ailleurs long !). C’est dans ce contexte que certains activistes de Toronto ont créé AIDS Action Now en 1987, avec la ferme volonté de n’être disciplinés ni par le marché, ni par l’État.

Pour Tim, il est essentiel de ne pas se cantonner à blâmer les individus ou les organisations qui ont pris le chemin de l’institutionnalisation. Il convient plutôt de resituer ces transformations dans leur contexte économique et politique. Ainsi, au Canada dans les années 1980, le rouleau compresseur néo-libéral a bouleversé le paysage de la santé publique. La réduction drastique du rôle de l’État a entrainé une délégation toujours plus grande des tâches aux organismes communautaires, et les a contraint à se plier aux critères d’évaluation dominants. De ce fait, pour prouver leur viabilité, les associations se sont progressivement professionnalisées, hiérarchisées  et ont adopté des formes de « management » issues du secteur privé. Un véritable processus de dépolitisation.

Le tout dans un contexte où la stratification sociale de l’épidémie s’est rapidement diversifiée. Il existait en effet une forte proximité sociologique entre les premiers malades et les militant-e-s, souvent des gais de classes moyennes et supérieures. Petit à petit, de plus en plus de personnes précaires et/ou marginalisées ont frappé à la porte des services, mettant en jeu de nouveaux rapports de pouvoir et de classe entre intervenant-e-s et « usagèr-e-s ».

Ces éléments expliquent, en partie, le basculement progressif d’un mouvement communautaire horizontal (fondé avant tout sur la proximité des expériences vécues) à des services où la verticalité des relations est la règle. Selon Tim, les tensions créées par le néo-libéralisme triomphant constituent une grille d’analyse indispensable pour comprendre ces évolutions. Cette approche, qui guide AIDS Action Now, les incite selon ses termes à une stratégie de « confrontation non antagoniste » avec les organismes institutionnalisés de la lutte contre le sida : souligner les manques et les dérives, sans blâmer les individus. En d’autres termes, mettre en lumière les logiques structurelles.

Dans le même sens, Tim questionne la notion de responsabilité dans la transmission du VIH. Le constat est implacable : l’épidémie se poursuit, et chaque jour de nouvelles personnes sont infectées. Une situation qui devrait mettre les pouvoirs publics face à leurs responsabilités, eux qui n’ont jamais mis en œuvre sur la durée des campagnes de prévention à la hauteur des besoins. Pour autant, à l’échelle de la société, c’est la pénalisation des séropositifs qui s’est imposée comme réponse. Autrement dit, une logique de punition individuelle, prenant la forme d’un contrôle social radical. Quel échec collectif ! [Précisons qu’au Canada, pour une personne séropositive, le non-dévoilement du statut sérologique est punissable par la loi à certaines conditions, indépendamment de la transmission]

La question des alliances

Pour terminer, Tim McCaskell s’est interrogé sur la question des alliances dans la lutte contre le sida. À l’échelle historique, le mouvement communautaire a souvent noué des alliances « verticales » : avec les pouvoirs publics, les institutions de la santé ou le monde médical. Des connections souvent indispensables, pour des raisons vitales, notamment dans le cas de l’accès aux traitements et de la recherche. Cependant, malgré leur intérêt stratégique, ce type d’alliance ne remet pas (ou presque pas) en cause les rapports de pouvoir qui structurent le champ de la lutte contre le sida, en terme de légitimité, de savoir ou de répartition des rôles.

Se (re)pose finalement la question de l’horizontalité : est-ce que le fait d’être séropositif-ve ou séroconcerné-e constitue encore un point commun suffisant pour agir ensemble ? Mais se pose aussi la question des coalitions possibles : avec quels autres mouvements sociaux ? Dans quelles conditions et pour quels objectifs ? Encore une fois, pour Tim, il s’agit d’évaluer ces modes d’action sur la longue durée, de réfléchir à leurs limites, afin d’en tirer des leçons constructives pour l’avenir. Pour terminer sur une note pessimiste (pour une fois !), il a souligné le (long) chemin qu’il nous reste à parcourir, que ce soit pour casser le « thermomètre »… ou pour changer la société.

Il y aurait beaucoup à dire à partir de cette intervention ! Elle constitue en tout cas un point de repère inspirant pour des discussions à venir, en particulier sur l’institutionnalisation de la lutte contre le VIH/sida. Des débats qui gagnent à mettre en perspective les singularités locales ou nationales des expériences, mais aussi les similitudes structurelles.