La campagne d’incitation au dépistage du VIH lancée en fin de semaine dernière a au moins réussi à faire parler d’elle, en plein contexte électoral ! Initiée par la Coalition des Organismes Communautaires Québécois de lutte contre le VIH/sida (COCQ-sida), cette campagne s’adresse spécifiquement aux minorités noires, hispanophones et caribéennes au sein de la société québécoise. Si elles a suscité plusieurs réactions critiques au sein de ces communautés, c’est que le parti pris est ambitieux : lancer des messages ciblés… à travers une communication « grand public », affichée et radiodiffusée. Mais peut-on cibler sans stigmatiser ? Retour sur un vieux débat de la lutte contre le sida…

Les stratégies de la prévention

Dès les débuts de l’épidémie, il est apparu assez évident que le VIH affecte de manière disproportionnée certaines groupes (gays, trans, usagers de drogues, noir-e-s) et/ou certaines régions du monde. Pour les communautés concernées, il a fallu établir un équilibre complexe entre la nécessité d’une information explicitement ciblée, et dans le même temps le risque d’un redoublement des discriminations (racistes, homophobes, etc.) amalgamant sida et minorités.

Ainsi, en France, et non sans combats associatifs, la stratégie de « généralisation de la cause » s’est d’abord imposée dans les années 1980, pour limiter les risques de mise à l’index des personnes séroconcernées. En résumé : le sida nous concerne tou-te-s. Cette stratégie va de pair avec le refus de la rhétorique des « groupes à risque », au profit d’une approche en terme de « comportements à risque », moins stigmatisante. Concrètement, les pouvoirs publics ont pris en charge les messages « grand public » sur le préservatif, et ils ont financé les associations pour établir une communication en direction des minorités concernées.

Mais ce consensus stratégique a toujours été bancal ! En tentant de généraliser les enjeux, les campagnes grand public ont systématiquement invisibilisé les communautés les plus touchées. Dès lors, dans les années 1990, Act Up-Paris a (notamment) mené de vigoureuses batailles contre les agences de santé publique pour faire valoir la nécessité d’une communication publique plus inclusive. Par ailleurs, communiquer vers une communauté spécifique n’est pas sans poser problème : difficile en effet de cibler adéquatement des populations souvent très hétérogènes. Dans ce cadre, la volonté d’inclure est porteuse de lectures parfois réductrices de l’expérience des gais, des femmes ou des jeunes. Ces discours soulèvent alors des débats au sein même des groupes « ciblés » sur ce qui fait communauté.

Temporalités des controverses

L’enjeu des discours de prévention ne peut être déconnecté du contexte social et historique. Prenons le cas de l’homosexualité masculine. Dans les premières années de l’épidémie, il s’agissait avant tout pour les associations d’éviter le label infamant de « groupe à risque », pour que le sida ne devienne pas un facteur supplémentaire d’exclusion. Puis, à partir de la fin des années 1980, l’invisibilité de l’homosexualité dans les discours généralistes de prévention a été vécue comme un redoublement de l’homophobie sociétale. De ce fait, être pris en compte comme communauté dans la prévention du sida revenait à revendiquer une forme de reconnaissance sociale.

Finalement, dans les années 2000, les messages de prévention étatiques ont intégré plus systématiquement les gais. L’homosexualité apparaissait comme un sujet (un peu) moins sensible pour la santé publique. Mais l’insistance des messages de prévention envers les gais a alors été vécue par certains comme un amalgame discutable entre homosexualité et sida… Ainsi, en 2009, la publication des données de l’enquête Prévagay (enquête sur la prévalence du VIH chez les gais parisiens) a donné lieu à une mobilisation critique d’associations LGBT dénonçant le caractère réducteur et « dangereux » d’une telle démarche. Et on voit bien que pour certains gais, en quête de respectabilité et d’acceptation sociale, l’évocation du VIH est vécue comme un fardeau.

Ces quelques exemples montrent que l’équilibre ciblage/stigmatisation reste problématique dans le cas des risques sanitaires, et en particulier du VIH. Surtout quand les discours de prévention s’inscrivent dans des enjeux identitaires et de reconnaissance sociale. Comme si le fait de reconnaitre la prévalence élevée du VIH dans certains groupes revenait à l’inscrire comme une fatalité insupportable.

Se faire dépister

Ces longs détours pour revenir à la question qui nous occupe aujourd’hui, la campagne « Se faire dépister » de la COCQ-sida. On voit que pour les association issus des communautés concernées — en particulier haïtiennes — cette campagne grand public est avant tout vécue comme une mise à l’index potentielle en tant que « groupe à risque ». Dans une société québécoise déchirée, ces derniers mois, par des débats « identitaires » sur la place des minorités en son sein, l’inquiétude est légitime. C’est ce qu’exprime Marjorie Villefranche, la directrice de la Maison d’Haïti, dans l’interview de Radio Canada lorsqu’elle souligne le risque de stigmatisation. Elle revendique à l’inverse une campagne s’adressant à la population en générale.

C’est ici moins l’utilité d’une telle campagne qui est questionnée, que son opportunité et sa diffusion à large échelle. D’autant plus que l’association stigmatisante entre les haïtiens et le VIH/sida, très présente au début de l’épidémie, est encore douloureusement vécue au Québec.

De son côté, le représentant de la COCQ-sida, René Légaré argumente en s’appuyant (à juste titre) sur une réalité épidémiologique. Au Canada, les minorités noires, caribéennes et hispanophones sont fortement touchées par le VIH ; et l’ignorance du statut sérologique constitue un enjeu majeur. Finalement, on peut dire que ces discours sont ancrés dans des rationalités qui ne se rencontrent pas. Pour les uns, le ciblage est vécue comme une nouvelle manière de jeter l’opprobre sur un groupe social historiquement éprouvé par l’épidémie. Pour les autres, la réalité épidémique impose d’agir en visant des groupes spécifiques.

Rationalité historique et rationalité épidémiologique s’ajustent parfois, mais ici elles se confrontent, rendant le dialogue difficile.

[Cela dit, n’ayant pas d’information sur le processus d’élaboration de cette campagne, ou sur l’implication éventuelle des associations concernées, je ne m’aventurerai pas plus loin dans l’analyse].

Les limites du « ciblage »

Les discussions autour de la campagne de la COCQ-sida ont été ici le prétexte d’une réflexion plus générale sur l’élaboration des campagnes de promotion de la santé. L’occasion de souligner l’impossible neutralité des discours de prévention du VIH, qui sont inévitablement chargés de valeurs et d’affects, historiquement et socialement construits.

L’occasion aussi de réfléchir sur les enjeux et les limites du ciblage dans le contexte du VIH/sida.

Comme l’ont notamment montré Viviane Namaste et ses collègues au Canada, les politiques de prévention fonctionne sur un certain nombre d’implicites. L’approche populationnelle ou communautaire en fait partie : on met en œuvre des campagnes « en silo » pour les gais, pour les noir-e-s, pour les femmes, etc. Mais cette vision de la prévention conduit à laisser dans l’ombre de nombreuses réalités. Qu’en est-il en effet des personnes « inclassables » : les bisexuel-le-s, les personnes trans, ou les gais noirs et usagers de drogues ? Et comment prendre en compte l’hétérogénéité sociale et culturelle des communautés désignées, en terme de classe sociale, d’âge, etc. ? Ces réflexions sont au cœur d’une recherche collective menée conjointement avec Maud Gelly et Mathieu Trachman, sur le ciblage et l’objectivation des populations « à risque » dans le domaine du VIH (1).

Finalement, pour ne pas conclure, admettons que les campagnes de prévention doivent rester l’enjeu d’un débat critique ouvert et démocratique. Pour la simple raison que la définition des normes de santé implique indissociablement des conceptions (parfois divergentes) de la société et des relations sociales.

Note

(1) Le présent article n’engage cependant que son auteur.