Cette interview autour de notre livre a été publiée vendredi 1er décembre sur le site i-D VICE. Merci à Patrick Thévenin pour ses questions et son intérêt pour le bouquin. Bonne lecture !

La lutte contre le sida est un combat politique, au sens où elle met en jeu des rapports de pouvoir, des inégalités sociales, des mobilisations collectives et des enjeux financiers. Autrement dit, la lutte contre les oppressions et les discriminations est une étape indispensable pour en finir avec le sida.

L’un (François Berdougo) travaille à Médecins du Monde en tant que référent pour la réduction des risques, le VIH/sida et les hépatites virales et membre du groupe Espace Santé Trans. L’autre (Gabriel Girard) est docteur en sociologie et poursuit des recherches sur les enjeux de la prévention du sida. À eux deux ils signent La fin du sida est-elle possible, un livre passionnant qui fait le bilan tous azimuts de 35 ans d’épidémie de sida, de comment les traitements et la prévention du VIH ont changé à la manière dont la maladie a transformé en profondeur notre société, révélé ses inégalités et mis le malade au cœur du système de soin. Histoire d’en finir un jour avec cette épidémie.

Qu’est-ce qui dans vos parcours respectifs vous a poussé à vous intéresser autant au sida et à lutter contre ?

Gabriel Girard : l’entrecroisement de dimensions personnelles, militantes et universitaires. En tant qu’homme gai, né au même moment que l’épidémie, ma découverte de la sexualité et de l’homosexualité a été marquée par l’ombre du sida. En m’engageant dans le milieu associatif étudiant LGBT à Rennes, j’ai découvert la lutte contre le sida au début des années 2000, à travers l’association AIDES. J’en suis devenu militant. Par la suite, cet engagement de terrain a trouvé un prolongement universitaire lorsque j’ai entamé un parcours de recherche en sociologie (maitrise puis doctorat). Au-delà de la trajectoire singulière, la lutte contre le sida représente un formidable espace de politisation des questions intimes et d’apprentissage collectif qui teinte mon appréhension du monde comme citoyen et comme chercheur. Je dois aussi dire que je suis séronégatif.

François Berdougo : Adolescent, j’ai été très marqué par l’irruption visible des gays séropos dans les médias – notamment au moment des Sidaction télé de 94 puis 96 – qui étaient des militants. C’est là qu’est née, je crois, ma conscience de l’importance de cette lutte, dans un contexte où je me découvrais moi-même gay. Je me souviens qu’au lycée en banlieue parisienne, je m’étais dit je militerais contre le sida plus tard, à AIDES ou à Act Up. Quelques années après mon arrivée à Paris, c’est à Act Up que j’ai atterri. Outre que ça a été un moyen de faire un coming out implicite, et une façon de me socialiser en tant que gay, la fréquentation d’Act Up a été un espace d’apprentissage politique intense. J’étais déjà très conscientisé sur la justice sociale, les inégalités ou les discriminations, et cet engagement a élargi encore mon champ politique.

Peut-on dire aujourd’hui que le sida est une maladie chronique ?

François Berdougo : La notion de « maladie chronique » recouvre une grande diversité de situations : les maladies qu’on qualifie ainsi peuvent être plus ou moins graves ou invalidantes. La caractéristique qui les relie est celui de la durée, de la permanence et d’une forme de stabilité, un état de santé perçu comme étant « sous contrôle ». La « chronicisation » du sida ou de la vie avec le VIH est un serpent de mer des 20 dernières années. Depuis 1996, le milieu associatif entretient une relation « conflictuelle » avec cette question, et on peut comprendre pourquoi. D’abord, il existe une grande diversité de « profils » de personnes qui vivent avec le VIH, en fonction de la date de leur contamination ou de leur statut socio-économique et une diversité dans l’état de santé de ces personnes, qui ne permet pas d’avoir un regard globalisant. Ensuite, il y a eu une crainte que reconnaître la « chronicisation » entraîne une démobilisation des pouvoirs publics.

Vous citez la stratégie des 90/90/90, pouvez-vous expliquer en quoi elle consiste et pourquoi elle s’est imposée ?

François Berdougo : Les vaccins sont l’un des outils majeurs de lutte contre les maladies infectieuses dont fait partie l’infection à VIH. Or nous sommes loin d’avoir découvert un vaccin contre le VIH ! Aujourd’hui, ce sont les traitements antirétroviraux qui nourrissent l’espoir de contrôler l’épidémie à l’échelle mondiale. On a découvert ces dix dernières années que les médicaments donnés aux personnes séropositives ont un pouvoir préventif très élevé et une personne traitée efficacement et durablement et qui a une charge virale sanguine «indétectable » ne transmet plus le VIH à ses partenaires. L’objectif affiché par l’ONUSIDA est qu’en 2020 90 % des personnes séropositives soient dépistées, que 90 % bénéficient d’un traitement et que 90 % voient le niveau de virus dans leur sang rester indétectable par les tests biologiques. La stratégie repose sur le fait que si toutes les personnes séropositives sont dépistées et ont accès à un traitement, alors on pourra briser la chaîne des contaminations et «éteindre » progressivement le virus.

Alors que les patients vivant avec le VIH et traités ne transmettent pas le VIH, la stigmatisation des séropositifs reste toujours aussi forte, comment l’expliquez-vous ?

Gabriel Girard : C’est l’un des principaux écueils de la « normalisation » de l’épidémie. Avec les traitements antirétroviraux, depuis 1996, on peut vivre bien avec le VIH même si les effets indésirables demeurent un enjeu. Par ailleurs, on sait que les traitements peuvent prévenir le risque de transmission, ce qui est une avancée majeure en termes de qualité de vie pour les personnes vivant avec le VIH et leurs partenaires sexuels. Mais cette normalisation médicale est malheureusement en décalage avec l’image sociale du sida qui, pour une partie de la population, reste très marquée par la situation des années 1990. La sérophobie (le rejet ou la stigmatisation des personnes séropositives) s’appuie souvent sur une perception très mortifère de la maladie et sur une appréciation erronée des risques de transmission. Et ce même dans le milieu homosexuel, pourtant plus informé que la moyenne de la population.

Un des changements important de ces dernières années dans la lutte contre le VIH c’est la protection des séronégatifs via la Prep. Que peut-on attendre de la généralisation de la Prep dans la lutte contre le VIH ?

François Berdougo : Pour les personnes séropositives, le changement le plus radical est peut-être ce dont on parle plus haut sur le « traitement comme prévention. » La Prep c’est ce même principe, appliqué aux séronégatifs : la prise d’une bithérapie avant et après les relations sexuelles pour ne pas être contaminé par le virus. Cet outil est apparu après une dizaine d’années d’effritement progressif de la protection par le préservatif, chez les gays en particulier, qui sont très exposés au VIH. C’est un nouvel outil de prévention intéressant pour les personnes issues des groupes les plus exposés – comme les personnes originaires d’Afrique subsaharienne – notamment celles qui utilisent peu, pas ou moins le préservatif. La Prep est un outil potentiellement très puissant pour briser la chaîne des transmissions dans la population, notamment dans les groupes les plus exposés. Les recommandations des pouvoirs publics ne consistent pas à aller vers la généralisation de la Prep, mais vers sa diffusion dans les groupes les plus concernés par le virus.

Votre livre parle d’une hypothétique fin du sida, que faire pour y arriver et quand pensez-vous que ça arrivera ?

Gabriel Girard : Loin de nous la prétention de faire des prévisions hasardeuses ! Les institutions internationales comme l’OMS et l’Onusida proposent un agenda progressif, balisé par l’atteinte du “ 90-90-90 ” en 2020, et une fin de l’épidémie en 2030. La « fin du sida » ne signifie cependant pas la fin de l’expérience du VIH, puisqu’en l’absence de vaccin curatif, des personnes continueront encore longtemps à vivre avec le virus. Par contre, on peut tout à fait imaginer d’ici quelques décennies une réduction radicale des nouvelles infections : c’est cela, la fin de l’épidémie. Sur le plan thérapeutique et préventif, les moyens d’y parvenir sont maintenant bien connus. Augmenter l’accès aux préservatifs et au dépistage, garantir un accès universel aux traitements, dont la PrEP, sont des leviers très efficaces. Mais l’application de ces solutions ne résoudra pas tout par magie. La circulation du virus est en effet indissociable des inégalités sociales qui frappent les populations les plus concernées : précarité, racisme, homophobie, transphobie, etc. Autrement dit, et c’est le cœur du livre, il ne peut y avoir de réponses médicales efficaces sans une transformation des conditions sociales et politiques de la lutte contre l’épidémie. Mais les acquis sont fragiles et l’accès au soin des étrangers malades, par exemple, est remis en cause depuis des années en France. Les inégalités Nord/Sud en termes de droit à la santé sont criantes. En finir pour de bon avec le sida nécessite aussi d’amplifier les efforts en termes de financement international. À ce titre, l’élection de Trump aux États-Unis prouve que les régressions sont possibles. [ndlr : selon l’ONG américaine Health Gap, Donald Trump entend réduire le budget pour la recherche contre le sida de 25%, ces coupes budgétaires sont actuellement en discussions au Congrés].

Après toutes ces années qu’est-ce que le sida a changé dans notre manière d’aborder les maladies et la médecine en général ?

Gabriel Girard : L’épidémie a transformé en profondeur les relations entre les patients et les médecins. Parce que les malades ont pris la parole, au « je » et au « nous », mais aussi parce qu’ils et elles ont construit une expertise liée à leurs expériences du sida. À l’image de ce que les féministes avaient accompli dans les années 1970 pour le droit à l’avortement et à la contraception, la mobilisation des premiers concernés a permis de faire bouger les lignes. Cela a eu des conséquences au-delà du VIH : l’expertise des patients est aujourd’hui reconnue comme incontournable dans des champs comme la lutte contre le cancer par exemple. Le sida a aussi permis d’affirmer un certain nombre de prérequis dans la lutte contre les épidémies de manière générale, tels que le respect des droits des personnes, le consentement éclairé ou le partenariat avec les communautés concernées. Dans le champ de la recherche, les revendications des associations ont obligé un changement des pratiques, et on note également l’arrivée des standards éthiques dans les essais thérapeutiques. Enfin, le sida a fait entrer dans le débat public des comportements jusqu’alors pathologisés ou pénalisés, comme l’usage de drogue, ou considérés illégitimes, comme les relations sexuelles et affectives entre hommes.

Que peut-on conseiller à un jeune aujourd’hui qui voudrait se prévenir du VIH ?

François Berdougo : La première chose à faire est de s’informer et d’être au clair sur les risques. On constate qu’il y a encore trop d’idées reçues qui circulent parmi les jeunes (et les autres), en particulier sur les modes de transmission. Non, on « n’attrape » pas le VIH en buvant dans le verre d’une personne séropositive, en partageant les mêmes toilettes ou en se faisant piquer par un moustique ! L’information sur les outils de prévention disponibles est également essentielle, et les préservatifs interne et externe en premier lieu, sans compter le dépistage bien sûr, qui est aussi un acte de prévention. Ensuite, il faut promouvoir une approche positive de la sexualité, fondée sur le plaisir, le bien-être et la préservation de sa santé. Qu’ai-je envie de mettre en œuvre pour me protéger et pouvoir mener la vie dont j’ai envie ? Ça passe par des choses simples, comme prendre soin de sa santé sexuelle par exemple, c’est-à-dire le VIH mais aussi les autres infections sexuellement transmissibles (IST), à travers des check-up réguliers via son médecin ou un CeGIDD. C’est une démarche à laquelle sont mieux préparées les filles et les femmes, notamment à travers la question de la contraception et de prévention des grossesses non désirées, mais cette culture est aussi à développer chez les garçons et les hommes !

Lutter contre le sida c’est d’abord lutter contre les discriminations exercées par la société contre les minorités ?

Gabriel Girard : C’est l’un des fils conducteurs de notre livre. La lutte contre le sida est un combat politique, au sens où elle met en jeu des rapports de pouvoir, des inégalités sociales, des mobilisations collectives et des enjeux financiers. Autrement dit, la lutte contre les oppressions et les discriminations est une étape indispensable pour en finir avec le sida.